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Meliné Karakashian - La genèse de Komitas : victime du Grand Crime / The Making of Komitas: Victim of the Great Crime

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 © Zangak, 2014

La genèse de Komitas : victime du Grand Crime
par Meliné Karakashian


Mon intérêt pour Komitas s'est développé dès mon mariage. Combien de fois ai-je vu ma belle-mère Gayané montrer fièrement les photos de Komitas, dédicacés à sa "sœur, Marig." Marig était la belle-mère de Gayané. Il va sans dire que, nouvellement mariée, son enthousiasme et son histoire me mettaient mal à l'aise. Mais ma curiosité pour l'histoire de Komitas a perduré.

En 1994, j'ai découpé un extrait d'un court article de The Armenian Reporter où la psychiatre Louise Fauve-Hovhannisian affirmait que Komitas n'était pas "fou," comme on le pensait généralement. Psychologue de métier, la maladie mentale me passionnait. En 2001, lors du congrès d'automne de la New Jersey Psychological Association, j'étais assise au premier rang et j'ai écouté attentivement le psychiatre Richard Kogan jouer au piano et évoquer la "maladie mentale" de Schubert, créateur de génie. Et je me suis dit : "Et notre Komitas ?"     

Puis, j'ai demandé à mes parents qui épluchaient la littérature qu'ils avaient ramenée du Liban, de mettre de côté les articles sur Komitas. Ils rassemblaient en effet ce qu'ils trouvaient dans les journaux en arménien occidental.

Boursière Fulbright en Arménie et les années suivantes, j'ai consacré mon temps libre à fréquenter des institutions où archives et articles sur Komitas étaient conservés. Dont les Archives Nationales, le Musée Yéghiché Tcharents de Littérature et d'Art, la Bibliothèque Nationale et le Maténadaran (dépositaire de manuscrits anciens). Depuis, le Musée-Institut Komitas a été créé aux côtés du Panthéon Komitas, où un chercheur peut trouver des exemplaires de tous les documents conservés dans les institutions que je viens de citer. Le directeur des Archives Nationales se montra très cordial et généreux. Il me remit la liste des articles sur Komitas. Dans la bibliothèque, je n'avais qu'à fournir un titre, puis me rendre à une banque toute proche pour payer les photocopies et revenir dans la salle de lecture avec le reçu. Durant les 15 années de désintégration du système soviétique où j'ai mené mes recherches, les traditions soviétiques prédominaient aux Archives Nationales. Mais j'appréciais la tenue méticuleuse des dossiers, domaine où les Soviétiques étaient réputés. Quel plaisir, par exemple, d'avoir en main l'étude de Komitas intitulée "Chnorhali, sa vie et son temps" !

Au Musée Yéghiché Tcharents, j'ai découvert des informations dans le fonds Archag Tchobanian, ami de Komitas et éditeur de la revue littéraire parisienne Anahit. J'appris que Komitas avait deux cousins, prêtres eux aussi, avec lesquels nous avions des liens.

Au Maténadaran, j'eus la chance de découvrir l'ouvrage de Téotig, Amenoun Darekirk [Almanach pour tous], alors que je cherchais une étude datée de 1916 que Komitas avait rédigée à son retour d'exil, intitulée Azkin Vidjag [L'état de la nation], parue en 1919.

Mes recherches achevées, mon ouvrage Komitas: A Psychological Study fut publié en 2011 par les Presses du Catholicossat d'Antélias, avec le soutien de la Fondation Carol Ann. En 2014, il fut parrainé par le ministère de la Culture de la république d'Arménie et son titre devint Komitas: Victim of the Great Crime.  

L'étape suivante consista pour moi à faire connaître l'histoire de Komitas, notamment le fait qu'il n'était pas "fou" et que le génocide fut pour beaucoup dans ses symptômes de stress post-traumatique (SSPT). Son état fut traité dans des hôpitaux psychiatriques où Komitas mourut d'une infection au pied. Alors que la pénicilline existait à l'époque, elle ne fut pas utilisée pour soigner sa blessure. Comme beaucoup de patients atteints de syphilis avaient les mêmes symptômes, on crut la syphilis responsable. Je note ici que, selon une étude de Garo Ouchaklian, le Patriarcat autorisa l'envoi d'une prostituée à Komitas, croyant que le sexe guérirait sa maladie. Mais Komitas ne s'intéressa pas à cette femme.

A l'asile d'aliénés de Villejuif, près de Paris, Komitas souffrant fut interrogé sur sa maladie. Il s'agissait, selon lui, d'un "problème familial."

C'est alors que j'ai réalisé que m'incombait la gageure de m'opposer à la croyance convenue selon laquelle le génocide rendait fou, faute de quoi Komitas ne serait pas devenu "fou." J'ai réalisé que la thèse de la "folie" de Komitas obéissait à une finalité sociale en Arménie soviétique et dans la diaspora. Lors de ma première séance de dédicaces à Erevan, un écrivain a déclaré : "Komitas n'a pas eu de chance, ni dans sa vie, ni dans sa mort." Il se référait au cercueil de Komitas retenu dans un port géorgien durant une semaine jusqu'à ce que ses restes soient autorisés à entrer en Arménie soviétique.

Le génocide continue de nous perturber, quel que soit l'état de Komitas. Mais cet écrivain avait raison. Komitas n'a pas eu de chance, y compris après sa mort. Tout le monde fait de lui un symbole du génocide; si Komitas n'était pas devenu fou, le génocide ne rendrait pas fou !

Il s'agit là d'une mentalité archaïque. Dans mon ouvrage, j'explique les symptômes du SSPT, bien connu de nos jours comme la réaction humaine à un comportement inhumain, à savoir la menace de mort. Le SSPT s'observe suite à des catastrophes d'origine humaine ou naturelle. Il s'agit d'une réaction normale d'angoisse à des événements anormaux. Komitas étant connu pour son dynamisme et son énergie, les gens ne pouvaient pas accepter le changement radical qui s'était opéré en lui. L'angoisse n'était pas alors connue comme elle l'est maintenant. Les gens pensaient qu'il était devenu "fou !"

Komitas était prêtre et son travail consistait en grande partie à rassurer les gens en détresse. Durant l'exode et les massacres, et après, il ne pouvait que prier. Il n'avait pas le pouvoir de "sauver" les gens des atrocités. Alors qu'il priait et lisait Grégoire de Narek des jours durant, les habitants de Constantinople le considéraient comme "fou." Il n'avait pas de famille pour le soutenir. Prêtre célibataire, il se retrouva au chômage durant la guerre. Son propriétaire lui notifia au moins à deux reprises de payer son loyer ou d'être expulsé, alors que son colocataire avait rejoint les combattants de la liberté à Van en 1914. La menace d'être sans abri et de se retrouver sans revenus qui suivit une période de quasi adoration fut difficile pour Komitas, même s'il avait promis à sa tante "nourricière" Zmroukhde que jamais les vicissitudes de la vie ne l'ébranleraient et qu'il irait toujours de l'avant.

Komitas parvint à composer les Danses de Mouch, considéré comme un de ses chefs-d'œuvre, durant l'été 1916 à la résidence d'été des Harents. Il se considère alors comme quelqu'un de méritant, écrit-il. Il s'engagea à remettre un exemplaire prêt à imprimer à ce même éditeur, mais n'arriva pas à travailler, une fois rentré chez lui.

Son ami d'exil, le docteur Torkomian, décida d'hospitaliser Komitas, redoutant à tort (selon moi) un suicide au vu de ses symptômes d'angoisse. A l'automne 1916, Komitas fut admis à l'Hôpital militaire turc de la Paix où, craignant les policiers turcs, il fit valoir ses droits. Il fut alors envoyé à l'hôpital de Ville-Evrard à Paris (continuant à faire valoir ses droits jusqu'en 1922), puis de là à l'asile de Villejuif où il mourut dans d'atroces souffrances en 1935. Son corps fut conservé dans un cercueil dans le sous-sol de l'église - qu'il avait souhaité servir en 1914 - jusqu'à son voyage en Arménie soviétique, son exposition et son transfert au Panthéon qui porte maintenant son nom.

Komitas est né Soghomon Soghomonian, le 8 octobre 1869, d'après le calendrier grégorien. Cette semaine marque le 150ème anniversaire de la naissance de ce génie de la musique.

[Meliné Karakashian est née à Beyrouth, au Liban. Après ses études secondaires, elle a immigré aux Etats-Unis, s'est installée dans le New Jersey et a poursuivi ses études, se spécialisant en psychologie, dont un doctorat en psychologie infantile. Elle s'est portée volontaire pour aider les victimes du tremblement de terre de 1988 en Arménie, lors de la guerre du Karabagh et des événements du 11 Septembre. Son travail a été reconnu par les présidents de l'Arménie, l'American Psychological Association et la New Jersey Mental Health Association, entre autres. Elle a été à deux reprises boursière Fulbright à l'université d'Etat d'Erevan. Elle est l'auteure de nombreux articles, chapitres d'ouvrages et de deux livres. Komitas: A Psychological Study est le plus récent.]            
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Traduction : © Georges Festa - 12.2019



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