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Bruce Clark : Turkey's Killing Fields / Les champs de mort de la Turquie

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© Harvard University Press, 2019

Les champs de mort de la Turquie
par Bruce Clark


        Utiliser le mot "génocide" pour décrire un épisode de massacres à grande échelle n'est pas sans conséquences. Si des atrocités ont lieu maintenant, cela incite d'autres pays à intervenir et à punir les perpétrateurs. Si ces événements innommables appartiennent au passé, l'usage du mot peut affecter la manière de les analyser, par des historiens ou des gens ordinaires. Dès lors que le terme de "génocide" est posé, il peut sembler inconvenant ou moralement impossible d'évoquer en détail le contexte dans lequel les massacres ont eu lieu. Toute spéculation sur des motivations ou éléments déclencheurs précis donne parfois l'impression de présenter des excuses.

        Or l'un des mérites de l'ouvrage The Thirty-Year Genocide, concernant le calvaire subi par les sujets chrétiens de l'empire ottoman juste avant son effondrement et après, est que les auteurs surmontent ce problème. Leur analyse livre un diagnostic subtil des raisons pour lesquelles, à des moments particuliers en l'espace de trois décennies, les dirigeants ottomans et leurs successeurs ont déchaîné un déluge de souffrances.

        L'ouvrage étudie trois épisodes : le massacre d'environ 200 000 Arméniens ottomans qui eut lieu entre 1894 et 1896; puis la déportation et l'élimination à une échelle beaucoup plus vaste des Arméniens qui débutèrent en 1915 et qui sont largement reconnus comme un génocide; et troisièmement, la destruction ou la déportation des chrétiens restants (des Grecs principalement) lors du conflit de 1919-22 et ensuite, que les Turcs nomment Guerre d'indépendance. Le sort des Assyriens chrétiens, dont près de 250 000 ont perdu la vie, est aussi étudié, de façon moins détaillée.

        Les auteurs sont d'éminents historiens israéliens. Benny Morris, chroniqueur des combats qui présidèrent à la naissance d'Israël, a évoqué sans ménagement les incidents dans lesquels des Arabes furent tués ou expulsés. Il affirme aussi (de manière plus discutable) que les choses se seraient mieux passées si le résultat avait été une séparation totale entre Juifs et Arabes. Son co-auteur, Dror Ze'evi, est professeur associé à l'université Ben Gourion du Néguev.

        Chacun des trois épisodes qu'ils ont choisis s'est produit à un moment historique particulier. Le premier s'est déroulé au sein d'un empire ottoman en voie tout à la fois de modernisation et de désagrégation, en rivalité constante avec les Russes. Le second eut lieu alors que les Turcs étaient en guerre avec trois puissances chrétiennes (Grande-Bretagne, France et Russie) et redoutaient une invasion à l'ouest et à l'est. Lors du troisième, les forces expéditionnaires grecques occupèrent le port d'Izmir, avec l'approbation de leurs alliés occidentaux, puis avancèrent dans l'intérieur des terres.

        Un chapitre marquant explique la genèse des massacres de 1894-96. Il décrit les pressions imposées sur l'Anatolie rurale par de nouveaux arrivants fuyant la progression de la Russie à travers le Caucase, et la mutation des Arméniens, passant de minorité religieuse à communauté politique redoutée des Ottomans.

        Cette histoire est racontée avec un grand sens des nuances. L'ouvrage n'est toutefois pas sans paradoxes. Historiens chevronnés, Morris et Ze'evi reconnaissent de nombreuses différences entre les trois périodes historiques qu'ils relatent. (Par exemple, des régimes différents furent impliqués : dans le premier cas, la vieille garde de l'empire; dans le second, une sombre clique d'autocrates; dans le troisième, une république laïque.)

        Mais l'objectif qu'ils se sont imposé est de souligner la continuité. Les marches de mort de 1915-16, font-ils valoir, sont maintenant bien documentées, et leur statut de crime génocidaire, avec plus d'un million de victimes, est bien établi. En revanche, estiment-ils, ce qui est arrivé au début et à la fin de ces trente années mérite d'être mieux connu, pour que les souffrances des chrétiens ottomans durant cette période puissent être considérées comme un continuum.

        Entre 1894 et 1924, écrivent-ils, entre 1,5 et 2,5 millions de chrétiens ottomans ont trouvé la mort : un chiffrage plus précis est impossible. Quels que soient les changements de régime, tous ces massacres ont été déclenchés par les Turcs musulmans qui faisaient venir d'autres musulmans et invoquaient la solidarité islamique. Résultat, la proportion des chrétiens dans la population anatolienne chuta de 20 à 2 %.

        De fait, autant de constats exacts en tous points et qui reflètent un aspect de ces tragédies sans nombre qui firent vaciller la région vers la modernité. Il reste néanmoins difficile de faire du cas d'école choisi par les auteurs une simple proposition vraie ou fausse. Laissent-ils entendre que l'islam est intrinsèquement violent ? Non, ils rejettent ce point de vue. Insinuent-ils qu'un plan sur trente ans fut élaboré, puis appliqué, fût-ce par des régimes différents ? Parfois, ils semblent le suggérer. Mais leur talent d'historien les retient de formuler une conclusion aussi grossière.

        Dans l'un de leurs meilleurs passages, Morris et Ze'evi débattent en détail des interprétations possibles du bain de sang de 1915-16, proposant des comparaisons avec les débats concernant la Shoah décidée par Hitler. Des historiens, notent-ils, contestent le calendrier de la destruction en masse des Juifs. Concernant les Arméniens, disent-ils, il ne fait aucun doute que les marches de mort qui débutèrent en avril 1915 furent coordonnées au niveau central. Mais les arguments divergent sur l'antériorité de leur mise en œuvre et l'intentionnalité présidant à la mort systématique de la plupart des victimes.

        Passant au crible les preuves, Morris et Ze'evi concluent que le premier cercle du pouvoir ottoman commença à planifier les déportations en masse à des fins d'extermination peu après une victoire russe en janvier 1915. Or la politique ottomane fut aussi modulée et durcie par la bataille de Van, dans laquelle Russes et Arméniens combattirent avec succès, qui débuta en avril 1915. Autant de conclusions qui s'appuient sur une analyse approfondie.

        Ils se montrent toutefois moins assurés quant au sort des sujets grecs orthodoxes de l'empire ottoman entre 1919 et 1922. Ils rapportent de nombreuses atrocités, mais qui n'ajoutent rien à une histoire bien connue.

        Morris et Ze'evi contestent vigoureusement la thèse turque selon laquelle le séparatisme des Grecs, après la Première Guerre mondiale, dans la région de la Mer Noire, mettait en péril l'Etat turc émergent, nécessitant les déportations. Selon les auteurs, l'agitation en faveur d'un Etat sur la Mer Noire ne fut jamais conséquente et les Grecs de cette région n'opposèrent guère de résistance au régime turc. Aucun de ces arguments n'est tout-à-fait exact. Des guérillas grecques orthodoxes tinrent avec ténacité l'intérieur des terres.

        Qui plus est, tout en contestant la justification turque des déportations en Mer Noire, Morris et Ze'evi laissent entendre que s'il y avait eu une menace militaire dans cette région, les marches et les déportations auraient pu être légitimes au plan moral. Ce qui amène à s'interroger plus largement sur l'ouvrage.

        Le lecteur en est réduit à se demander ce que les auteurs pensent en fin de compte du traitement des populations civiles en situation de guerre totale. Rien dans les conventions des Nations Unies n'implique que des opérations militaires puissent justifier l'élimination, que ce soit par l'épuration ethnique, le meurtre ou les deux, de populations dont la présence gêne. Or, en prenant en compte des arguments pour et contre certains actes d'expulsion, Morris et Ze'evi semblent parfois adopter un point de vue moins puriste.

        Il ne fait aucun doute que, lors de l'effondrement de l'empire ottoman, des millions de chrétiens ont trouvé la mort ou ont souffert, en raison de violations grossières des principes humanitaires. Mais ils ne furent pas les seules victimes. Songeons aux guerres qui ont chassé la plupart des musulmans des Balkans dès le début du 19ème siècle, avec comme point d'orgue les actes génocidaires dont furent victimes nombre de Bosniaques musulmans en 1995. Des centaines de milliers de disciples de l'islam furent massacrés et des millions furent déplacés, trouvant souvent refuge en Turquie. Si l'époque qui donna naissance aux Etats homogènes post-ottomans mérite une synthèse, regardons alors des deux côtés du miroir.            

[Bruce Clarkécrit sur la religion et la société pour The Economist. Il est l'auteur de Twice a Stranger: The Mass Expulsions That Forged Modern Greece and Turkey (Harvard University Press, 2006).]

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Traduction : © Georges Festa - 12.2019
Article paru à l'origine dans le New York Times, le 23.04.2019.



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