Arman Nour, The Fly, 2018, bronze et topaze
© Lololylo, 23.12.2016 - CC BY-SA 4.0
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Entretien avec Arman Nour
par Tamara Gasparyan
Erit.am, 24.03.2018
Statue d'un lecteur, petites cabanes à livres, l'emblématique fontaine des "Sept Sources"à Erevan... Ce ne sont là que quelques exemples des créations du styliste, joaillier, peintre et sculpteur Arman Nour. L'artiste ne se fixe aucune limite et donne forme à toutes les idées susceptibles ou non d'être concrétisées. Lors d'un entretien avec Eritasard.am, Nour évoque son parcours, ses œuvres et le regard porté par la jeunesse sur les arts.
- Eritasard.am: Tu t'es préparé pour la Biennale de Florence pendant deux ans et tu as donc créé cette œuvre intitulée The Fly [La Mouche]. Puis elle a "grandi," est devenue Fly Evolution, te donnant accès au Premier prix. Une véritable performance pour le représentant d'un petit pays. Aucun autre participant d'un pays post-soviétique n'avait jamais remporté une telle récompense. Comment expliques-tu ce succès ?
- Arman Nour : Quand je suis allé à Florence et que j'ai vu les artistes présents là-bas, j'ai eu l'impression qu'il me serait impossible de les surpasser. Et même si je n'avais pas gagné, ma participation n'aurait pas été inutile, puisqu'au moins mes œuvres étaient exposées. C'était difficile de gagner car cette compétition est vive et d'un haut niveau. C'est peut-être mon authenticité et mon authenticité vis-à-vis de mon art qui m'ont aidé à l'emporter. Et ça m'a toujours aidé car je n'ai jamais laissé quiconque de me dire quoi faire. J'ai toujours fait ce que je considère comme juste.
- Eritasard.am: Quel est le message principal de ton œuvre ?
- Arman Nour : Beaucoup de gens sourient quand ils apprennent le titre de l'œuvre, sans la prendre au sérieux. En réalité, la "mouche" n'est qu'un exemple. Il s'agit d'aimer ce que l'on hait puisque si on est capable d'aimer ce qu'on hait, on peut tout aimer, être heureux et ne plus haïr. A mon avis, la haine impacte celui qui hait tout d'abord, puis ce que l'on hait. Ça sonne mieux en anglais : "If you can love fly, you can love everything and you can fly."1
Comme tout phénomène, l'évolution a aussi ses bons et ses mauvais côtés. Au cours de l'évolution, n'importe qui peut gagner en importance, en poids et grandir, mais parallèlement il perd la capacité d'être attentif à l'amour et au bonheur. Voilà pourquoi tous les êtres humains qui ont évolué deviennent agressifs. Pour moi, Fly Evolution incarne une mouche lourde et imposante (quand on pénètre à l'intérieur, on se retrouve pris au piège sans pouvoir en sortir, à moins d'être aidé). Cette œuvre rappelle aux gens de s'arrêter un moment et de ne pas perdre le premier regard porté. Après tout, la raison nous le permet.
- Eritasard.am : Envisages-tu de vendre cette œuvre ?
- Arman Nour : Je vais l'exposer à travers le monde durant les deux années à venir. Mon objectif est de populariser le thème. A partir du 13 avril [2018], elle sera exposée au Centre d'Art Cafesjian. Deux mois plus tard, elle sera présentée dans plusieurs pays à travers le monde. Et peut-être mise en vente d'ici deux ans.
- Eritasard.am: Tu as déclaré qu'elle serait à vendre quand l'humanité deviendra meilleure.
- Arman Nour : Deux ans, ça devrait suffire ! (rires)
- Eritasard.am: Quelle a été ta première grande œuvre ?
- Arman Nour : C'est une question plutôt difficile car toutes mes œuvres, même les plus petites, comptent pour moi puisqu'elles sont liées à mon monde intérieur. Quant à celles qui comptent pour autrui, c'est une autre histoire. Je citerais la série Genius. Qui a suscité beaucoup d'intérêt à l'étranger. Je l'ai encore avec moi. Elle n'est pas et ne sera jamais à vendre.
- Eritasard.am: Quand les œuvres rassemblées autour de la Statue du Lecteur seront-elles publiées ?
- Arman Nour : Les œuvres sélectionnées et éditées seront publiées sous la forme d'une anthologie et vendue en librairie cette année. Cinq autres cabanes à livres seront achevées d'ici la fin de l'année.
- Eritasard.am: Le secret des cabanes à livres et de la statue du Lecteur sera-t-il dévoilé ?
- Arman Nour : Bien sûr ! (sourire)
- Eritasard.am: A quoi faut-il s'attendre d'Arman Nour pour le 2 800ème anniversaire d'Erevan ?
- Arman Nour : J'ai beaucoup de propositions, mais malheureusement je ne peux les accepter du fait de mon agenda chargé. Par ailleurs, je pense qu'une ville n'a pas à être décorée pour telle ou telle occasion, ou magnifiée du fait d'une commémoration. Une ville doit être prise en charge en toutes circonstances, et puis j'aurai bien d'autres occasions de montrer mon investissement.
- Eritasard.am: Quels sont les "amours" qui te poussent à créer tes œuvres ?
- Arman Nour : L'amour pour toute chose en général. Il n'est qu'un amour. Soit tu aimes, soit tu n'aimes pas. Soit tu en es capable, soit tu n'en est pas capable. Malheureusement, il y des gens qui ignorent ce qu'est l'amour. Je suis capable de tout aimer.
- Eritasard.am: Quand ta muse est là, coopères-tu ou te plies-tu à ses caprices ?
- Arman Nour : Ma muse est toujours là, elle ne connaît pas les aller-retour (rire). Elle est toujours à mes côtés, avec moi, en moi, si bien qu'on ne peut pas dire que ce soit mon alter ego ou mon double. Elle est moi. Je n'ai pas de conflit avec moi-même, c'est pourquoi je n'ai jamais ressenti l'absence de ma muse. Tout ce que j'ai à faire c'est prendre une feuille de papier et un crayon, et l'œuvre sera créée de suite.
- Eritasard.am: Tes œuvres ont été présentées dans des collections de gens célèbres. Te passent-ils des commandes ou bien se contentent-ils d'apprécier et d'acheter tel ou tel bijou en fonction de ton projet ?
- Arman Nour : Ça dépend. La plupart du temps, je reçois des commandes. Depuis que j'ai ouvert une galerie, les gens peuvent acquérir des œuvres préparées d'avance. C'est plus pratique, et il n'y a pas besoin d'attendre que je crée quelque chose, puisque ces œuvres ne sont jamais reproduites.
- Eritasard.am: La collection de bijoux Saténik sera renouvelée dans les six années à venir. Capter le cœur de Saténik prend beaucoup de temps. Selon quel critère cette collection sera-t-elle renouvelée ?
- Arman Nour : C'est une affaire de psychologie. Par exemple, je me mets à la place de quelqu'un. Si j'étais Artaxias et que Saténik (je l'aime, mais elle m'a rejeté) soit assise devant moi, que lui offrirais-je pour gagner son cœur ? C'est mon imagination qui travaille. C'est le monde que je crée et là où je me sens heureux. Je n'imagine pas seulement Artaxias et Saténik. Je suis aussi visité par Coco Chanel, Marie Curie et Marilyn Monroe, j'interagis avec elles dans mon monde imaginaire. Je leur parle en esprit, je découvre ce que j'aimerais créer pour elles et ce qui pourrait les rendre heureuses à ce moment-là.
- Eritasard.am: Tu as déclaré à plusieurs reprises qu'il faut être en lien avec la nature pour réussir comme artiste. Vois-tu dans Nour (la grenade) le signe d'un lien entre toi et la nature ?
- Arman Nour : Je ne m'identifie pas à la grenade et je ne l'ai jamais fait. Voilà pourquoi aucune de mes œuvres n'utilise la grenade comme symbole. La grenade est plus qu'une manière de penser pour moi. Si je la considérais comme un fruit et que je sois comparé à une grenade tel un enfant, je serais choqué et je demanderais aux gens de ne pas le faire, mais comme c'est devenu une façon de penser pour moi, j'en ai fait mon nom. Nour c'est moi, ainsi que le patronyme de mes enfants depuis trois ans. En tant que manière de penser, la grenade m'aide beaucoup dans mon parcours. Je pense de façon symétrique et asymétrique, ça compte pour moi.
- Eritasard.am:"Il est né et a grandi, comme tout un chacun sur cette planète. Il n'envisage pas de quitter cette planète, mais il adore la rêver," telle était ta réponse à une question concernant ta biographie. Dieu empêche que tes rêves ne se réalisent (rire). Quel cadeau aimerais-tu faire aux générations à venir ?
- Arman Nour : Je l'ignore encore, car je pense que chaque œuvre peut aider quelqu'un ou contribuer à lancer une carrière. Je n'utilise aucun élément arménien de décoration préparé à l'avance. J'en élabore un nouveau à partir de là. A mes yeux, si j'y recours, je n'ajouterais rien de nouveau à l'histoire des arts décoratifs arméniens. Si j'en crée un nouveau, l'histoire des arts arméniens en sera enrichie, et combien ! Voilà ce que j'ai envie de laisser aux générations à venir. J'apprécierai tout ce legs le temps venu, puisque j'ignore ce que je vais créer dans les années à venir.
- Eritasard.am: Quels sont les rêves de l'artiste Arman Nour ?
- Arman Nour : Je rêve beaucoup. Je suis fait de rêves. J'ai toujours beaucoup rêvé. Et quand ils se réalisent, j'en ai d'autres. Ça peut sembler pathétique et poétique, mais mes rêves ne me concernent pas personnellement. Ils sont universels puisqu'il est impossible, à mon sens, d'être heureux seul. Impossible de souhaiter le bonheur simplement pour soi. Si le monde et les gens sont malheureux, alors tu es malheureux, tu ne seras jamais heureux. J'ai envie que le monde entier soit heureux pour que moi aussi je sois heureux. Je peux être heureux, mais faisons en sorte que tout le monde soit heureux aussi.
- Eritasard.am: Quel conseil donnerais-tu aux jeunes créateurs ?
- Arman Nour : L'esprit et les idées forment un système très étrange et ont leur forme à eux. Si tu usurpes une idée une ou plusieurs fois, que tu le veuilles ou non, ton esprit ne sera jamais vierge car l'homme aspire toujours à ne pas utiliser son cerveau. Si on lui montre une fois la bonne voie, il recherchera toujours cette voie facile et n'en créera pas de personnelle. Je conseille aux jeunes de ne jamais essayer d'usurper. Ils ont des idées, ils ont tout et ils n'ont juste qu'à les faire naître. C'est la clef de la création.
- Eritasard.am : A ton avis, dans quelle mesure les jeunes aujourd'hui apprécient-ils et protègent-ils les arts ?
- Arman Nour : Mes enfants sont aussi dans les arts. Ils étudient au Collège Terlémézian, j'arrive à me faire une idée d'eux, de leurs camarades et des gens qui les entourent. A mon avis, la nouvelle génération a beaucoup plus de choses à dire que la nôtre. C'est très important, il y va du salut de notre avenir. Parfois, quand des amis ou des connaissances à moi se plaignent de la situation, je leur dis d'être un peu patients puisque la nouvelle génération nous sauvera tous. Nous devons protéger tout ce que nous avons pour pouvoir leur transmettre et qu'ils puissent améliorer les choses. J'ai beaucoup d'espoir dans la génération à venir.
NdT
1. "Si tu arrives à aimer une mouche, alors tu peux tout aimer et prendre ton envol."
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Traduction : © Georges Festa - 11.2019
site d'Arman Nour : www.nur.am