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Lacérer et brûler : Sylvie L. Merian explique comment deux manuscrits ont survécu aux massacres hamidiens
par Aram Arkun
The Armenian Mirror-Spectator, 23.04.2018
MEDFORD, Mass. - Le 18 avril [2018], en soirée, la Chaire Darakdjian-Djafarian d'Histoire arménienne, le Département d'Histoire, l'Armenian Club et le doyen de l'université Tutfs, conjointement avec la National Association for Armenian Studies and Research (NAASR), ont parrainé une commémoration du génocide arménien à la Chapelle Goddard de cette même université, durant laquelle le Dr. Sylvie L. Merian a prononcé une conférence illustrée, au titre des plus suggestif : "Lacérer et brûler : comment deux manuscrits ont survécu à un passé violent."
La professeure Ina Baghdiantz McCabe, titulaire de la Chaire Darakdjian-Djafarian, remercia les mécènes, dont Joyce Barsam1, et dédia la manifestation à l'arrière-grand-père du Dr. Merian, Hagop Babiguian, avocat et membre du parlement ottoman. Envoyé en Cilicie pour enquêter sur les massacres d'Arméniens en 1909, Babiguian rédigea un rapport, mais mourut mystérieusement avant d'avoir pu le présenter. On soupçonna un crime.
I. Baghdiantz McCabe présenta l'intervenante, docteure en études arméniennes du Département des Langues et cultures du Moyen-Orient de l'université Columbia, où elles furent toutes deux étudiantes de la professeure Nina Garsoïan. Merian a publié et présenté des conférences à travers le monde sur la codicologie, la reliure, l'art de l'enluminure et l'histoire du livre arménien.
Elle est l'une des rares spécialistes de ce continent à étudier les manuscrits, les reliures et les livres arméniens. Actuellement bibliothécaire en salle de lecture à la Morgan Library and Museum de New York, elle travaille au catalogue de la prochaine exposition arménienne du Metropolitan Museum of Art.2Baghdiantz McCabe rappela brièvement le contexte de l'œuvre de Raphaël Lemkin, inventeur du terme génocide.
Merian exprima sa reconnaissance aux organisateurs et aux parrains de la soirée, ainsi qu'à la Houghton Library de l'université de Harvard, prestataire de la bourse Katherine F. Pantzer de bibliographie descriptive et l'aide de son personnel pour ses recherches. Elle reconnut parmi l'assistance Nancy Keeler, qui avec sa sœur Ester Safarian, décédée depuis, échangea des informations sur l'un des manuscrits abordés ensuite lors de sa conférence.
Merian prononça un discours très accessible, accompagné d'illustrations, dans lequel elle expliqua tous les termes universitaires utilisés. Elle commença par expliquer qu'un manuscrit est un livre écrit à la main, produit sans imprimerie par un copiste hautement qualifié, comprenant fréquemment des ornementations dues à un artiste. Il peut être sur papier ou parchemin, lequel est fabriqué à partir d'une peau animale spécialement préparée, plus solide que le papier mais davantage sensible aux changements de température et d'humidité. La plupart des manuscrits arméniens, rappela-t-elle, contiennent en épilogue des colophons (hichadaragan en arménien), des inscriptions rédigées habituellement par le copiste, comportant le lieu et la date d'achèvement du manuscrit, les noms de tous ceux qui ont contribué à le produire, celui des mécènes qui ont passé commande et payé pour ce travail, ainsi que des informations historiques et détaillées sur la famille personnelle du copiste.
Lors de ses recherches à la Houghton Library d'Harvard, Merian demanda le 10 avril 2009 le manuscrit arménien n° 12 figurant dans ses collections. Il s'agit d'un synaxaire - ou haysmavourk en arménien - à savoir un ouvrage commémorant les saints en fonction de leur calendrier. Il est très épais - plus de 15 centimètres au dos, fabriqué en parchemin et conservé dans un imposant coffret. Le manuscrit est très endommagé, les pages de début et de fin manquantes, dont le colophon final. Sa date d'origine est incertaine, mais pourrait remonter soit à 1418, soit au 17ème siècle.
L'agitation de Merian alla croissant, tandis qu'elle étudiait ce manuscrit. Il comportait des entailles et des déchirures semblables à celles assénées violemment par une épée ou une hache sur un livre ouvert. Les lacérations perforaient jusqu'à 46 pages de parchemin. A ses yeux, confia-t-elle, c'était comme contempler irrespectueusement un corps mutilé. Il y avait même une page avec des taches ressemblant à du sang.
Pressentant qu'une histoire importante présidait à ce manuscrit, elle découvrit qu'il fut donné en 1965 par Paul O. Boghossian Jr., Madame A. Holopigian, Madame Peter R. Keeler et Madame Ralph Seferian. Procédant à la manière d'un détective, elle retrouva la notice nécrologique de Ralph Seferian. Chose étrange, elle était datée du 10 avril 1999, 10 ans exactement avant que Merian ne consulte le manuscrit. Elle retrouva des membres survivants de la famille et rencontra Nancy Boghossian Keeler, qui lui expliqua que sa famille était originaire de Kharpert, où des massacres d'Arméniens eurent lieu à l'époque du sultan Abdülhamid II, perpétrés par des bandits kurdes. Non seulement les Kurdes liquidèrent une grande partie de la population, mais ils s'en prirent aussi au patrimoine culturel arménien. Les livres saints arméniens symbolisaient l'ennemi exécré.
Bien que l'on ne sache pas précisément ce que les Boghossian endurèrent en 1895, de toute évidence certains d'entre eux parvinrent à émigrer aux Etats-Unis, tandis que d'autres qui survécurent au génocide arménien arrivèrent plus tard, après la Première Guerre mondiale. Ce manuscrit endommagé fut découvert après les massacres à Kharpert ou aux environs dans un caniveau, ce qui explique les dégradations dues à l'eau. La personne qui le retrouva l'apporta à Vosgan Boghossian, le patriarche de la famille, qui le lui acheta. Le fils de Boghossian, Sarkis, l'emmena à Leipzig, en Allemagne, pour le montrer à des érudits, puis il immigra aux Etats-Unis en 1903, en l'emmenant avec lui. Sarkis retourna à Kharpert avant 1915 afin d'aider sa famille, mais ne revint jamais aux Etats-Unis. Il fut présumé mort, et le manuscrit se transmit alors au sein de la famille, qui en fit finalement don à la Houghton Library.
Le second manuscrit évoqué par Merian est un lectionnaire syriaque, à savoir un recueil de lectures bibliques à des dates spécifiques, du 11ème au 12ème siècle (manuscrit syriaque Houghton, n° 139). Les Assyriens chrétiens endurèrent un calvaire en 1895, à l'instar des Arméniens. Ce manuscrit, tout comme son homologue arménien, est fait de parchemin et n'a pas de couvertures. Il est gravement endommagé, avec un cratère large d'environ 18 cm sur 26,4 et profond de 3,6 cm, brûlé par endroits, certains motifs et médaillons étant découpés.
Intriguée, Merian remarqua alors un petit orifice au dos du manuscrit. Elle soupçonna qu'une balle avait pu entrer là, provoquant ensuite la formation du cratère. Un collègue familier de la médecine légale et des armes convint que ce pouvait être le cas. On ignore tout des circonstances, mais une note insérée dans le manuscrit précise qu'il fut brûlé lors des massacres de 1895-96. Il fut vendu au Semitic Museum de l'université d'Harvard par le révérend James L. Barton en 1900. Missionnaire, Barton avait reçu le manuscrit de la part d'un autre missionnaire, le révérend Alpheus N. Andrus de Mardin, pour le compte d'un vendeur local.
Mardin était essentiellement une ville syriaque, préservée pour l'essentiel des massacres de 1895 grâce, dit-on, à une puissante tribu kurde en bons termes avec les missionnaires américains. Ce manuscrit a figuré dans l'exposition "Passports: Lives in Transit"à la Houghton Library (30 avril - 18 août 2018) (NdT).
Merian évoqua des exemples similaires de destruction culturelle dans des périodes antérieures et contemporaines. Les Evangiles de 1266, réalisés pour le roi de Cilicie arménienne Héthoum Ier par Toros Roslin (Matenadaran, ms. 5458), furent victimes des invasions de Tamerlan. Des ouvrages furent bombardés lors du bombardement de Copenhague en 1807 par les Anglais, dont un, intitulé par un étrange paradoxe Defensor Pacis[Défenseur de la Paix], fut victime de dommage collatéral. Il s'agissait d'une première édition, datant de 1522 à Bâle.
Plus récemment, les statues des Bouddhas de Bâmiyân furent détruites en tant qu'idoles en 2001 par les talibans, tandis que l'église arménienne des Saints-Martyrs de Deir-es-Zor, ainsi que son Mémorial du génocide, ont été bombardés le 21 septembre 2014 par l'Etat Islamique.
Dans sa conclusion, Merian rappela que Raphaël Lemkin, inventeur du terme génocide, avait intégré dans sa définition l'objectif délibéré d'éliminer le patrimoine culturel d'un peuple. La destruction des artefacts d'un peuple, précisa-t-elle, constitue une tentative supplémentaire d'anéantissement et une façon de détruire son âme. Or certains artefacts survivent et, dans le cas arménien, sont les éléments clés de la survie obstinée de ce peuple.
A la fin de la conférence, Baghdiantz McCabe convia tous les étudiants et anciens élèves arméniens de l'université Tufts à monter sur l'estrade pour une minute de silence, après quoi ceux qui le souhaitaient purent déposer des œillets sur la plaque apposée à l'extérieur de la chapelle, dédiée aux victimes du génocide arménien. Une réception à la Coolidge Room du Ballou Hall, tout proche, fut l'occasion de poursuivre le débat.
NdT
1. Joyce Barsam est membre du Conseil consultatif de la Fletcher School (Tufts U.) et vice-présidente de la Tavitian Foundation (Woodcliff Lake, NJ).
2. Exposition "Armenia!", Metropolitan Museum of Art (New York), 22.09.2018 - 13.01.2019. Catalogue : Armenia: Art, Religion, and Trade in the Middle Ages, edited by Helen C. Evans, The Metropolitan Museum of Art, 2018, 352 p. - ISBN: 9781588396600.
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Traduction : © Georges Festa - 01.2019