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They Shall Not Perish : porter au cinéma l'histoire du Near East Relief
Entretien avec Shant Mardirossian, producteur de They Shall Not Perish
par Rupen Janbazian
The Armenian Weekly (Watertown, MA), 04.10.2017
WATERTOWN, Mass. - Durant le génocide arménien, le calvaire du peuple arménien fit la une de l'actualité aux Etats-Unis. A des milliers de kilomètres des perfides déserts de l'empire ottoman, des Américains ordinaires entreprirent de collecter des fonds et rassemblèrent des sommes sans précédent grâce à plusieurs programmes d'assistance pour aider à sauver les Arméniens.
La réaction du Near East Relief (NER) aux rapports faisant état d'une "extermination raciale" visant les Arméniens, les Assyriens, les Grecs et autres minorités chrétiennes de l'empire ottoman est considérée comme la première manifestation collective d'aide humanitaire à l'étranger des Etats-Unis. En 15 ans, le NER collectera plus de 116 millions de dollars et mobilisera des centaines de volontaires pour aider à cette entreprise.
Plus d'un siècle après la création de cette organisation, Shant Mardirossian, président honoraire du Conseil d'administration de la Near East Foundation (NEF, héritière du NER), a décidé que l'histoire quelque peu oubliée du NER - un histoire typiquement américaine, dit-il - devait être racontée à un public plus large.
C'est ainsi que Mardirossian a commandé et produit un documentaire, écrit et réalisé par George Billard, intitulé The Shall Not Perish [Ils ne doivent pas mourir].
"J'ai intitulé le film The Shall Not Perishd'après une affiche [d'appel à fonds du NER] célèbre, qui montre la statue de la Liberté debout avec une épée et un jeune orphelin à ses pieds, enveloppé du drapeau américain," confiait récemment Mardirossian à Rupen Janbazian, de The Armenian Weekly, avant la première du film à Boston. "Ça montre simplement, au plan symbolique, à quel point les Américains se sont impliqués dans cette entreprise."
Sa priorité n°1, explique-t-il, est d'amener un maximum de gens à voir ce film, découvrir le génocide arménien et cette vaste opération humanitaire. Il finalise actuellement un contrat avec Netflix, le géant des vidéos à la demande, pour que le documentaire soit accessible à tous les abonnés, dès l'année prochaine, tout en œuvrant pour que l'histoire du NER soit intégrée aux programmes lycéens sur le génocide arménien.
Le film fera sa première publique à Boston le 13 octobre au Scottish Rite Masonic Museum de Lexington, Mass. Ci-dessous l'intégralité de notre entretien avec Shant Mardirossian.
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- Rupen Janbazian : Vous avez déclaré vouloir éclairer un chapitre important de l'histoire américaine grâce à ce film. En quoi l'histoire du Near East Relief (NER) compte-t-elle dans l'histoire des Etats-Unis ?
- Shant Mardirossian : L'histoire du NER est une partie importante de l'histoire américaine, qui marque le début de l'humanitarisme international impulsé par les Etats-Unis. Il s'agit de la première grande entreprise menée par des citoyens américains, qui ont organisé concrètement une campagne massive de collecte de fonds et toute une logistique, lesquelles ont permis de sauver 132 000 orphelins, ainsi que plus d'un million de réfugiés - pas seulement des Arméniens, mais aussi des Assyriens, des Grecs et autres minorités impactées.
Ce fut vraiment le début d'un mouvement national. Aujourd'hui c'est tellement banal - nous avons des organisations comme l'USAID (United States Agency for International Development) ou l'UNHCR (Haut-Commissariat des Nations Unies aux Réfugiés). Avant cette organisation - avant le NER - ce type d'organisations n'existait pas. Elles ne sont apparues qu'ensuite, dans les années 30 et 40.
Le NER a vraiment été un modèle d'humanitarisme international. Je pense donc qu'il est important de l'enseigner dans les écoles américaines et qu'il fasse partie de l'histoire américaine. C'est essentiel.
- Rupen Janbazian : On raconte que l'utilisation des médias par le NER a été une première pour une organisation philanthropique. C'est intéressant maintenant de voir qu'un film a été réalisé sur cette entreprise et que ce médium est utilisé pour raconter l'histoire d'une organisation pionnière dans l'usage du cinéma et autres médias.
- Shant Mardirossian : Ce furent clairement des pionniers en ce sens qu'ils ont utilisé des médias de masse pour mobiliser le terrain. Le cinéma, par exemple, venait juste d'être présenté au grand public - le cinéma muet.
En 1919, voulant faire prendre conscience des atrocités perpétrées contre le peuple arménien, le NER commanda le film Ravished Armenia qui, comme vous le savez, raconte l'histoire d'Aurora Mardiganian. L'organisation aida aussi Aurora à partir aux Etats-Unis après avoir été réduite en esclavage, violée et vu la plus grande partie de sa famille être massacrée. Elle s'échappa du harem où elle se trouvait et rencontra finalement des employés du NER qui l'aidèrent à partir aux Etats-Unis. Une fois arrivée aux Etats-Unis, ils l'aidèrent à écrire ses mémoires1 et commandèrent un film sur ce thème. Le film fut un succès commercial et circula à travers le pays dans le cadre d'une campagne de 30 millions de dollars, afin de sensibiliser et collecter des fonds pour cette entreprise. L'impact fut énorme.
Puis le NER utilisa Jackie Coogan2, première vedette porte-parole - cet enfant acteur qui apparaît dans des films de Charlie Chaplin. Il jouait un orphelin. Qui mieux que lui pouvait-on engager pour sauver les orphelins ? Comme il était très connu à travers le pays, ils l'engagèrent pour faire la promotion du film, circuler, collecter des fonds et des vêtements. Il accompagna même un navire jusqu'à Athènes, où ils apportèrent une aide humanitaire de première main - en vêtements, nourriture, fournitures, etc.
Aujourd'hui on est habitués aux célébrités porte-paroles - de George Clooney à Angelina Jolie. C'était un début. Il y a cent ans, ce gamin était le George Clooney d'alors.
- Rupen Janbazian : La campagne du NER est aussi célèbre pour ses très belles affiches appelant à collecter des fonds pour les Arméniens et les autres minorités. Tu pourrais nous en parler ?
- Shant Mardirossian : Le NER a engagé les meilleurs graphistes de l'époque pour créer des affiches de campagne. Les affiches étaient un moyen de toucher au plan émotionnel. C'étaient habituellement des femmes et des enfants réfugiés sous la protection d'un symbole de l'Amérique.
J'ai intitulé le film They Shall Not Perishd'après l'une de ces affiches très connues, qui montre la statue de la Liberté debout avec une épée et un jeune orphelin à ses pieds, enveloppé d'un drapeau américain. Ça montre simplement, au plan symbolique, à quel point les Américains s'impliquaient. Les Américains se voyaient comme des protecteurs. Ils voyaient dans les Arméniens une minorité chrétienne persécutée; ils s'identifiaient avec eux car, depuis le 19ème siècle, il existait un lien direct ici grâce aux missionnaires qui se trouvaient là-bas - il y avait beaucoup d'informations et de débats au sujet des Arméniens. En outre, de nombreux Arméniens allaient et venaient aux Etats-Unis, s'impliquant dans la vie locale, la littérature, la politique.
Il y avait donc une prise de conscience de l'existence des Arméniens et les Américains avaient l'impression d'un lien véritable avec eux. Ils voyaient en eux des frères d'Orient.
- Rupen Janbazian : Etait-ce dû en grande partie à une religion commune ?
- Shant Mardirossian : Il est clair que cette affinité avec les Arméniens était liée à une même religion. C'est incontestable. Depuis plus de cent ans, les missionnaires protestants sillonnaient l'empire ottoman, rendant de grands services à la communauté arménienne et contribuant à créer une communauté arménienne protestante. Ils les firent aussi progresser dans une certaine mesure. Ils apportèrent l'enseignement à l'occidentale, des idées politiques occidentales, les idées occidentales d'égalité. Tout cela a eu un impact sur la population arménienne. Les Arméniens subirent des persécutions à la fin du 19ème siècle et s'identifièrent avec ces idées, à la fois américaines et européennes. Ils se mobilisèrent pour des droits égaux : un chrétien peut-il être l'égal d'un musulman dans l'empire ottoman ? Telle était la question qui se posait. Ils n'avaient pas de droits égaux, ils n'avaient pas une égale protection, et c'est ce qu'ils recherchaient.
Paradoxalement, des questions similaires agitaient les Etats-Unis à cette époque. C'est à ce moment-là que le mouvement des suffragettes lança son combat. On n'était pas très loin non plus de la fin de la Guerre de Sécession, à une époque où les questions de ségrégation, droits civiques et tout ça étaient dans l'air. Paradoxalement, les missionnaires s'en souciaient auprès des Arméniens à l'étranger, sans s'imaginer nécessairement que ces mêmes problèmes existaient dans leur propre pays et n'étaient pas forcément traités.
C'est une période intéressante à travers le monde. Les Etats-Unis ne faisaient qu'émerger en tant que superpuissance. Quand la Première Guerre mondiale éclata, les Etats-Unis essayèrent de rester à l'écart, tant qu'ils purent, jusqu'à ce qu'ils soient finalement entraînés dans le front européen. Notons qu'ils choisirent de ne pas entrer en guerre sur le front ottoman. Ils s'imaginaient pouvoir y protéger leurs avantages. Il y a là un côté égoïste, qui est mentionné dans le film. Parallèlement, si les Etats-Unis étaient entrés en guerre, ils auraient perdu leur capacité à protéger et à apporter une aide humanitaire aux Arméniens. C'est donc ce genre de position hypocrite que les Etats-Unis ont dû prendre, dans un sens, de ne pas intervenir militairement, mais au plan humanitaire. Cela aurait-il empêché le génocide ? Ou atténué ? Impossible de le savoir. Ce qui est sûr, c'est que, sans cette campagne humanitaire, des centaines de milliers d'autres Arméniens et autres minorités auraient trouvé la mort.
N'oublions pas, il n'agit pas d'une action gouvernementale. C'étaient des citoyens ordinaires qui travaillaient au quotidien. Ils se sont organisés, ont collecté un montant énorme de financements, allant jusqu'à risquer leur vie en se rendant là-bas et en apportant aide et soins. De nombreux docteurs, infirmières et autres professionnels se portèrent volontaires pour partir à l'époque du génocide, aidant au processus de reconstruction et de remise en ordre. Les enfants orphelins ne savaient rien faire, étaient privés de parents. Ils avaient besoin d'aide pour apprendre à lire et à écrire, apprendre à s'organiser à nouveau collectivement, apprendre un métier, une compétence. Ces bénévoles firent souvent office de parents.
Ma grand-mère paternelle et tous ses frères et sœurs, devenus orphelins, comptèrent sur les orphelinats américains pour les aider à survivre durant quatre ans. Ils apprirent à lire et à écrire, préservèrent leur religion et leur culture, parvenant à acquérir des compétences pouvant leur permettre de gagner leur vie, une fois devenus adultes. Sans cette aide, ils seraient probablement morts.
- Rupen Janbazian : Tu disais, il y a quelque temps, qu'en réalisant ce film tu étais inspiré par l'histoire de la survie de tes grands-parents. Parle-moi de ton lien avec le NER et la Near East Foundation, et des raisons pour lesquelles tu as choisi de raconter cette histoire en particulier.
- Shant Mardirossian :Ça s'est fait un peu par hasard. Un associé dans l'entreprise où je travaillais, Geoffrey Thompson, est le petit-fils de Barclay Acheson - le premier directeur des opérations du NER. Quand on s'est rencontrés, Jeff m'a appris qu'il dirigeait une organisation intitulée la Near East Foundation, et qu'il y avait un lien historique avec les Arméniens; il avait remarqué que j'avais un nom arménien.
On en a parlé, je n'avais aucune idée de cette organisation et du travail qu'elle accomplit. Il m'a invité à des réunions du bureau et m'a demandé si j'avais envie de m'impliquer. Naturellement, la NEF a un programme de développement au Moyen-Orient, et vu que ma famille - moi y compris - a émigré du Moyen-Orient, j'ai toujours eu un lien et un intérêt pour ces pays et j'ai voulu apporter mon aide.
Tant est si bien que, quand j'en ai appris plus, j'ai découvert cette histoire, que je connaissais très peu. Franchement, je savais que ma grand-mère avait été sauvée par des orphelinats et que des Américains étaient venus les aider, mais j'ignorais tout le contexte. J'ai découvert les archives de l'organisation qui étaient conservées dans des entrepôts à Brooklyn et Manhattan. J'ai appris qu'elles se détérioraient et que les responsables de l'organisation cherchaient des solutions. J'étais choqué. Je n'arrivais pas à croire que ces matériaux et ces milliers de photographies d'orphelins des orphelinats d'Alexandropol [Gumri], Jérusalem, du Liban, de Syrie et tous ces endroits se trouvaient là, et que personne dans notre communauté n'en avait connaissance.
Avec un autre Arménien du bureau, nous avons entrepris de sortir ces matériaux des entrepôts et de les déposer au Rockefeller Archive Center pour qu'elles y soient conservées comme il se doit et que les gens puissent enfin les consulter.
Nous avons organisé une exposition en 2003 pour la première fois, où nous avons présenté certaines photographies et à ce moment-là c'est devenu une obsession pour moi. J'ai commencé à faire de plus en plus de recherches, et je me suis rendu compte qu'il y avait d'autres photographies et matériaux cachés dans d'autres archives et quasiment oubliés.
Parallèlement, d'autres faisaient aussi cette découverte. Beaucoup de gens écrivaient des livres et des articles à ce sujet. J'ai rejoint une équipe de chercheurs indépendants et d'universitaires qui travaillaient sur ce thème. Mais nous ne pouvions parler qu'à notre communauté. Nous faisions la tournée des églises, des manifestations arméniennes, quand je me suis dit : "C'est une histoire américaine, il faut que le public américain sache." Naturellement, le public arménien compte - on devrait tous savoir - mais il s'agit d'un pan important de l'histoire américaine quasiment oublié.
Durant la campagne pour le centenaire du génocide arménien, nous avons décidé de créer une exposition itinérante, qui a fait le tour du pays. Nous avons aussi créé un site - un musée virtuel3 - et nous avons commencé à présenter ces histoires et des catalogues de photographies.
Je travaillais aussi sur un film pour qu'on puisse porter cette histoire à la télévision et dans les écoles à travers le pays. Ce sont dix années d'efforts qui ont permis finalement d'achever ce film. Il a été présenté officiellement en première en avril 2017 au Times Center de New York et diffusé sur les chaînes publiques de télévision - plus de 40 fois à ce jour.
- Rupen Janbazian : Une distribution plus large est-elle prévue ? Des services à la demande, par exemple ?
- Shant Mardirossian : Nous finalisons actuellement un accord avec Netflix, qui le rendra accessible à ses abonnés à partir de janvier 2018. Nous avons aussi un partenariat avec Facing History and Ourselves, une association qui encourage l'enseignement de la Shoah, du génocide arménien et d'autres sombres chapitres de notre histoire qui doivent être enseignés. Ils utiliseront le film dans le cadre de leur nouveau programme sur le génocide arménien.
- Rupen Janbazian : Et le film aura sa première à Boston le 13 octobre.
- Shant Mardirossian : Oui. La NEF est partenaire de longue date de la NAASR (National Association for Armenian Studies and Research), avec qui nous avons collaboré pour présenter en première ce film au public de Boston. Nous avons organisé une avant-première devant un public plus réduit à Boston en mars dernier, et l'intérêt et la demande ont été tels que nous avons promis à tout le monde que nous aurions aussi une première publique.
- Rupen Janbazian : Comment se passe le travail avec une organisation comme la NAASR ? A-t-il eu un impact sur le film ?
- Shant Mardirossian : C'est vraiment un honneur de travailler avec une organisation comme la NAASR qui a fait tant de choses pour la réservation et la recherche dans le domaine des études arméniennes et du travail en lien avec le génocide arménien. Avant le lancement du film, les gens de la NAASR l'ont visionné et m'ont aidé à vérifier certains faits historiques et descriptions utilisées.
- Rupen Janbazian : En quoi l'histoire du NER est toujours pertinente aujourd'hui ?
- Shant Mardirossian : Même si cette histoire concerne le génocide arménien et l'entreprise humanitaire qui eut lieu, c'est aussi une histoire universelle. Qui nous rappelle aussi ce que l'Amérique a été et peut être [à nouveau]. Aujourd'hui, nous nous débattons tous avec ces problèmes - notamment la crise des réfugiés syriens ou celle des réfugiés irakiens. Je suis heureux de voir qu'au moins la NEF joue son rôle et s'implique dans l'aide aux réfugiés au Liban, en Jordanie et maintenant en Syrie. Nous faisons notre part, j'aimerais juste que le gouvernement américain fasse plus. Même si une grande part du financement de la NEF émane du gouvernement américain, il peut faire davantage encore.
Le film et sa distribution à travers le pays n'en sont, espérons-le, qu'à leurs débuts. La télévision publique, Netflix et Facing History devraient nous permettre d'atteindre un public beaucoup plus large que la seule communauté arménienne. J'espère que d'autres membres de la communauté nous aideront dans cette entreprise - que ce soit la télévision publique ou l'enseignement public - et faire connaître cette histoire importante.
Notes
2. https://armenianweekly.com/2011/01/07/hollywoods-first-celebrity-humanitarian-that-america-forgot/
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Traduction : © Georges Festa - 11.2017