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'Les Enragés de Sassoun' - une étude superbe et trois essais / 'The Daredevils of Sassoon' - a superb study and three essays

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Ervand Kotchar, Monument à David de Sassoun (1959), Erevan [détail]
© https://barevarmenia.com/


Les Enragés de Sassoun : une étude superbe et trois essais
par Eddie Arnavoudian
Groong, 06.07.2015


I.

Poétique de l'épopée 'Sasna Dzrer' d'Azat Eghiazarian (Erevan, 1999, 282 p.) est une lecture bienvenue de l'épopée nationale arménienne plus connue en anglais sous le titre The Daredevils of Sassoon [Les Enragés de Sassoun]. Critique littéraire et intellectuel de premier ordre, Eghiazarian, grâce à son intelligence mesurée, amène, mais érudite et pénétrante, qui lui est coutumière, fait ressortir d'une analyse d'ordre artistique et culturel ces thèmes qui ont à voir avec les préoccupations et les drames de notre temps. Le résultat est un appel enthousiaste à ne pas se plier passivement aux travers de notre époque, à reconsidérer notre morale et nos principes individuels et sociaux à la lumière du patrimoine que nous ont légué Les Enragés de Sassoun.

Apparu parmi le peuple dans le sillage des luttes contre l'invasion de l'empire arabe au 7ème siècle, ce récit de hauts faits par des héros dotés de superpouvoirs a survécu plus de mille ans sous une forme exclusivement orale, avant d'être couché par écrit pour la première fois en 1873. C'est cette tradition orale, en fait, qui à travers les siècles ouvrit la voie à des améliorations et enrichissements de la part de troubadours nomades, lesquels y incorporèrent le vécu, la sagesse et les valeurs du petit peuple de leurs époques respectives.

Ignorés des historiens classiques de l'Eglise, méconnus de la culture officielle et condamnés au mépris, Les Enragés de Sassoun ont néanmoins survécu car, en quatre cycles de drames et d'aventures, de récits de courage, de vigueur, d'héroïsme et de bravoure, ils proposaient quelque chose que l'idéologie ecclésiastique était incapable d'apporter. A savoir une vision faite d'harmonie sociale et nationale, de liberté et de solidarité collective, vécues par intermittences et dont rêvait depuis toujours le petit peuple de l'Arménie historique.

Même si les héros de cette légende sont officiellement d'une stature noble ou royale, à aucun moment la moindre signification n'y est attachée. Aucun mérite ne ressort de leur titre officiel. Il se manifeste plutôt dans les qualités personnelles des individus, dans leur énergie et leur force, et surtout dans leur empressement à se vouer sans réserves à protéger l'intérêt général, collectif des hommes et des femmes ordinaires. Aussi princes soient-ils, ils restent toujours des membres égaux au sein d'une société de gens ordinaires, sans aucun privilège, ni droit sur autrui. Ici nulle contradiction entre personnage et société. N'étant aucunement en contradiction avec le collectif, ils éprouvent aussi une harmonie intérieure. Ils n'ont rien à cacher et existent sans s'auto-réprimer. Ils agissent tels qu'ils sont, exprimant une personnalité cohérente et accordée à l'ensemble.

Comme dans presque toutes les grandes épopées, les acteurs principaux possèdent une puissance physique extraordinaire qui, associée au pouvoir, à la force et à la violence, joue un rôle éminent dans leurs aventures. Elles ne sont toutefois jamais utilisées en vue d'obtenir quelque privilège personnel, ne servant que l'intérêt général et animées en toutes circonstances par la solidarité collective. Les personnages ne sont pas des pacifistes et, quand ils recourent à la violence, ils peuvent être féroces, sanguinaires et sans pitié aucune. Or fureur et rage qui s'achèvent parfois en une violence écrasante, impressionnante, ne sont jamais intéressées ou gratuites, mais toujours au service de la communauté. Récit prenant d'un combat pour la liberté et la justice, inventaire de rêves d'harmonie sociale, d'absence de contradiction, d'émancipation de l'aliénation, Les Enragés de Sassoun peuvent être regardés comme une critique de l'individualisme atomisé qui prévaut dans notre monde actuel. On peut y voir de fait un défi bienvenu aux manifestations les plus détestables d'un individualisme moderne qui place l'individuel et le collectif dans une opposition hostile.

L'entreprise d'Azat Eghiazarian est d'une vaste portée. Quasiment tout ce que l'on peut attendre d'une analyse critique sérieuse est là. A savoir un examen minutieux de la structure artistique, de la qualité esthétique et poétique, du contexte et du contenu social et historique, de la vision morale animant les personnages, des codes de l'honneur tels qu'ils se présentent dans les relations familiales, collectives et intercommunautaires, de l'évolution historique de cette épopée, comparaisons avec celles des autres pays et plus encore. Le tout mis au service d'un débat philosophique, social et artistique sur les relations entre individu et société, entre nations et entre religions, parallèlement à une réflexion sur le problème de la force, de la violence et du pouvoir dans la société.

Erudit au meilleur sens du terme, riche en références et en citations, ce volume ne souffre aucunement de l'aridité d'une tour d'ivoire. Véritable régal au plan artistique et intellectuel, il incite le lecteur à comparer et à mettre en contraste l'époque où nous vivons avec celle qui a été préservée dans cette épopée - une vision peut-être plus morale et humaine.

II.

Auteur par ailleurs d'un bel essai sur l'art de la traduction1 exhortant à améliorer les efforts actuels, Lévon Mkrtchian propose un autre commentaire frappant sur Les Enragés de Sassoun.2Sa thèse est que cette épopée est porteuse d'une vision du monde populaire spécifiquement arménienne. Bien que prenant sa source dans la résistance à la domination impériale arabe, l'épopée s'est nourrie d'éléments importants de la mythologie et de l'histoire arménienne antérieurs et ultérieurs à ceux rapportés par Moïse de Khorène, fondateur au 5ème siècle de l'historiographie arménienne. Plusieurs allusions remontent loin, incluant par exemple la mer comme source et origine de toute vie, tandis que le récit laisse entendre que certains événements se déroulent à une époque matriarcale.

Fidèle à l'orthodoxie, Lévon Mkrtchian présente l'aventure comme le seul espace dans la littérature arménienne susceptible de refléter une vision du monde populaire. Son contenu plébéien est souligné par son personnage dominant, David de Sassoun qui, malgré ses victoires répétées à la guerre, ne revêt jamais quelque couronne royale ou nobiliaire et traite chacun, hommes et femmes, en égaux. Outre le traitement réservé aux amis ou ennemis, l'appartenance nationale ou religieuse ne joue ici aucun rôle. Entre chrétiens arméniens et musulmans arabes nulle pomme de discorde suscitée par quelque facteur national, religieux ou racial. Le combat pour la "foi" de David de Sassoun est patriotique et non religieux. Ce combat ne vise que l'agresseur étranger. De fait, plusieurs indices témoignent d'une distinction subtile entre foi et religion organisée, celle-ci étant l'objet d'un mépris évident au travers des railleries et de l'humour déployé aux dépens de l'Eglise et de ses représentants.

Mkrtchian clôt son essai par une référence à un poème d'Avétik Issahakian. Contrastant avec les chroniqueurs religieux déplorant désastres et défaites de l'Arménie, cette épopée populaire brûle d'espérance, enregistre combats et luttes, réalisations et ambitions. Et même si elle s'achève avec l'exil et l'emprisonnement de Méher le Petit dans une caverne, ce dernier vit à jamais avec l'espoir de rentrer un jour chez lui afin de détruire un monde devenu mauvais et d'en refaire une terre de liberté.

III.

Mkrtchian a peut-être été inspiré par l'admirable préface de Joseph Orbéli à la première édition exhaustive de cette épopée, parue en 1939 et rééditée à l'occasion du 1000ème anniversaire de sa naissance.3 Orbéli voit lui aussi dans Les Enragés de Sassoun une histoire alternative et populaire, celle du peuple d'Arménie en tant que tel.

Autour du thème de la résistance à l'invasion arabe, les troubadours ont nourri, au fil du temps, cette tragédie d'une vision morale propre au peuple. A nouveau, l'argument central est le rejet dans cette épopée des haines nationales et religieuses, son code d'honneur méritoire qui exige, entre autres choses, de combattre ses ennemis sur un pied d'égalité, un empressement à lutter contre les caprices des féodaux, une générosité et un empressement à la Robin des Bois à venir en aide et à porter secours aux faibles.   

La préface d'Orbéli fait fi à juste titre de ceux qui partent en quête de prototypes aristocratiques parmi les personnages. Noblesse, honneur, courage, exploits militaires, loyauté et générosité d'esprit sont sans cesse présents. Dans la littérature officielle, ce genre de qualités ne sont habituellement associées qu'aux élites féodales. Or, dans Les Enragés de Sassoun elles sont l'apanage d'hommes et de femmes ordinaires. Non seulement nos héros fuient les titres princiers, mais ils ne lèvent pas d'impôts sur le peuple et combattent pillages et rapines. Lorsqu'ils triomphent à la guerre, ils ne font que reprendre que ce qui leur a été pris. Bien que dotés de pouvoirs extraordinaires, ils restent des gens ordinaires aux côtés desquels le roi et le prêtre, quand ils apparaissent, sont dépeints comme de sordides parasites occupés à contrôler et à bloquer les sources - ces mêmes sources sur lesquels les seigneurs arméniens bâtissaient leurs châteaux.

La conclusion opère des analogies entre différentes épopées nationales, où Orbéli met au défi ces intellectuels européocentriques qui réservent à la seule Europe toute originalité, refusant de prendre en compte d'autres épopées issues de traditions nationales indépendantes, bien que partageant des traits socio-économiques communs.       

IV.

Deux études de Térénig Démirdjian4 confortent la représentation orthodoxe de cette épopée vue comme une manifestation de la vision populaire du monde, sous un angle particulier. Démirdjian voit dans Les Enragés de Sassoun l'expression d'une histoire globale de résistance nationale, dépassant l'époque de l'empire arabe, intégrant au récit de la lutte contre l'invasion arabe des épisodes antérieurs allant des affrontements entre Haïk et Bél aux guerres avec la Perse et autres. A l'instar d'Orbéli, Démirdjian démonte lui aussi les tentatives de lier ce récit à la noblesse féodale, relevant en particulier le regard et le traitement humain réservés au soldat arabe ordinaire, chose toute étrangère à la noblesse féodale. Narrée par des troubadours, cette histoire d'harmonie entre les peuples et de lutte contre l'injustice nationale va à l'essentiel, le récit centré sur l'action, dépouillé de toute recherche ou fioriture, sans grandiloquence, étranger à tout propos mielleux et toute emphase courtisane.      


NdT

1. Lévon Mkrtchian, Cherty rodstva, Erevan : Izdatel'stvo Aiastan, 1973
2. Lévon Mkrtchian, Comprendre le mot génie, 1985, p. 9-78 [en russe]
3. David de Sassoun, 1961, 335 p., III-LXI (2ème éd.) [en russe]
4. Œuvres Choisies, Vol. 8, 1963, p. 158-163, 169-178 [en arménien]


[Diplômé d'histoire et de sciences politiques de Manchester (Angleterre), Eddie Arnavoudian anime la rubrique de littérature arménienne de Groong. Ses essais littéraires et politiques paraissent aussi dans Haratch (Paris), Naïri(Beyrouth) et Open Letter (Los Angeles).]
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Traduction : © Georges Festa - 11.2017



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