Hovhannès Grigorian
Ne meurs jamais - tel est mon message
Erevan, 2010, 164 p. [en arménien]
par Eddie Arnavoudian
Groong, 31.01.2017
Il est temps pour les poètes de jeter la pierre !
Ne meurs jamais - tel est mon message (Erevan, 2010), d'Hovhannès Grigorian, nous comble de pierres poétiques dures comme du granite à lancer sur les palais du pouvoir, les profiteurs, voleurs, charlatans, hypocrites, va-t-en-guerre de la société et de la politique et les barbares environnementaux qui règnent aujourd'hui en maîtres, en Arménie et à travers le monde. Ces missiles poétiques sont aussi affûtés et prêts à l'usage aujourd'hui qu'ils l'étaient lorsqu'il écrivit pour la première fois les poèmes réunis dans ce recueil. Peu fréquents dans la poésie arménienne, une imagerie et un discours surréalistes, grotesques et souvent horribles, empreints d'un humour et d'une ironie moqueuse, décrivent une Arménie ravagée par des décennies de transition, de la Seconde république arménienne soviétique à la Troisième, post-soviétique, qui débutèrent dans les années 1990.
Grigorian possède la clarté, l'intégrité et ce pouvoir d'appréciation propres aux véritables artistes dans des périodes de mutations sociales dramatiques. Témoin du quotidien à l'époque de la sortie de l'Union Soviétique, il ne prend jamais les slogans de la transition, ses idéologies et ses promesses, au pied de la lettre.
L'on est frappé par un refus légitime de se joindre aux fraudeurs faisant passer corruption, abus, pillage et destruction du bien commun et de la nation pour une norme naturelle de transition. Ici le vers consigne plutôt cette hostilité sombre, silencieuse d'une masse impuissante, les mines défaites n'ayant que mépris pour ce qui est fait au pays et à son peuple.
Ce sont là les poèmes d'une réalité en porte-à-faux avec la morale et les idéaux proclamés de 1989, les poèmes d'une nation mise à sac non par les conflits arméno-turcs ou turco-arméniens, mais par les forces nouvelles au pouvoir dans une Arménie censée vivre une transition vers une existence "prospère,""pacifique" et "indépendante." La voix d'Hovhannès Grigorian garde son urgence car il s'avère que les souffrances épouvantables de la "transition" sont devenues un mode de vie permanent dans la "nouvelle Arménie" ! Dont témoignent les files interminables en attente de visas pour l'étranger.
I. Nul répit des méchants
"Dimanche" (p. 6), un instantané du quotidien durant la "transition," est aussi une métaphore du néant de la promesse qui était censée succéder à la fin d'une interminable et métaphorique semaine de travail aliénée, propre à la vie soviétique. Le dimanche devrait être un jour de repos, une pause dans les difficultés du travail. Mais, passé en Arménie avec Hovhannès Grigorian, c'est le fléau d'une perspective positive assiégée par la misère, par des évangélistes agressifs désireux de prélever leur dîme, par le népotisme des politiques municipales, par des fonctionnaires corrompus en quête d'honneurs, par de vains politiciens "démarchant sans cesse mon vote," car après tout, "que vaut ma voix à mes yeux." A la toute fin du jour, "dans mon salon / tout endimanché / je passe ma tête à travers la corde et j'envoie balader la chaise." Lisez vous-même ces derniers vers pour vous représenter ce spectacle atroce d'une résignation amère !
"Saisons chaudes" (p. 44) narre sur un mode étrangement humoristique la misère qui accompagna la "transition." A l'époque soviétique, avec des tarifs du gaz et de l'électricité abordables, un peu d'eau bouillante faisait taire les hurlements discordants de chiens en rut. Désormais c'est à l'eau froide de le faire ! Mais même ça devient trop cher, si bien que de nos jours les jurons doivent suffire - "les mots étant le seul produit dont la valeur a chuté !"
Pire encore, "Pour un morceau de pain", hommes et femmes doivent "apprendre à ramper habilement parmi la saleté et l'ordure." (p. 8) Et tandis que les petites gens ne peuvent s'offrir une vie normale, il est "terrifiant de voir comment / une poignée de gens, sous nos yeux / s'enrichissent à un rythme effréné." (p. 76) Dans un tel monde il "n'est plus d'étoiles dans les cieux," ou "peut-être y en a-t-il / mais ployant sous de sombres pensées / jamais nous ne quittons des yeux le sol." (p. 13)
La démocratie, censée être le joyau dans la couronne de la nouvelle république, n'est qu'une farce. Dans "Promesses préélectorales," la "masse de l'électorat / est lasse et abattue par l'ennui d'élire sans cesse le même candidat" (p. 33), lequel profère des platitudes sur "l'amélioration du bien-être de la population." Sans surprise, dans ce paradis postélectoral promis, quand "notre peuple qui souffre depuis si longtemps se redresse enfin / aspire à des existences acceptables pour des êtres humains," il se retrouve "peuplant des prisons vastes et petites, les hôpitaux de la capitale ou des provinces, et principalement les cimetières." (p. 17)
La vision de Grigorian est internationale. Il prend pour cible ces va-t-en-guerre de toutes parts qui "parlent avec une ferveur inégalée de l'amitié entre les peuples""juste avant la guerre" ou "durant les pauses d'un massacre réciproque" ("Des hommes," p. 11). Les célébrations triomphales accompagnées de musique matrimoniale ne font que noyer le bruit assourdissant des usines produisant encore plus d'armes de guerre. Et quand nous ne nous faisons pas mutuellement la guerre, nous guerroyons contre l'environnement. Nous avons peut-être quitté l'Age de la pierre et ceux du fer et du bronze, mais en ces "Temps nouveaux" (p. 70), "si l'on se plonge dans l'âme humaine / l'on peut affirmer sans crainte / que nous vivons en fait les débuts de l'Age de la poubelle !"
Tout se passe comme si Dieu, en raison d'erreurs terribles dans une autre vie, nous avait condamnés au "Pire châtiment" (p. 29) qu'il "pouvait imaginer" - une réincarnation au sein de l'Arménie nouvelle. "Tout ce qui reste" (p. 43) aujourd'hui c'est rêver, rêver à des îles ensoleillées, à la nature abondante et peuplées d'honnêtes gens. Et "mieux vaut ne pas se réveiller" de ce rêve, car si nous le faisons, nous nous retrouvons à nouveau dans "un océan de fiel et de poison."
II. Pessimisme de l'esprit, optimisme de la volonté
Contrairement à l'optimisme calculé d'un Parouïr Sévak ou aux appels véhéments à l'action révolutionnaire de Chouchanik Gourguinian, Hovhannès Grigorian ne semble pas ouvrir de fenêtre sur un jour ensoleillé. Mais il serait erroné de réduire sa poésie à l'illustration passive, bien que puissante, d'une coupe toute d'amertume.
Passivité et résignation fataliste ne sauraient créer l'éclat surréaliste ou le macabre dérangeant qui sont autant de cris d'horreur face au sacrifice du respect entre hommes et femmes. Chez Grigorian, le surréalisme et le grotesque donnent à voir la décomposition et la dégradation, mesurant sous une forme inhabituelle l'ampleur du préjudice. Il fait écho à cet abîme entre la réalité et un ordre moral profondément ressenti. Il ne s'agit pas naturellement de l'ordre de l'époque soviétique, en dépit des indices rappelant que l'existence matérielle était plus supportable alors. Mais ce n'est pas non plus l'ordre de l'idéologie antisoviétique, ni celle de l'idéologie nationaliste arménienne.
La quête d'un respect mutuel essentiel dans les relations et les situations issues de notre identité à la fois individuelle et collective anime cette poésie. "Une ligne nouvelle" (p. 155) en est l'illustration parlante. Un jeune homme évoque sa sœur jumelle morte quelques heures après leur naissance par une chaude "matinée d'après-guerre, à demi-affamés." Aujourd'hui, plus personne ne se souvient d'elle. Mais il le fait avec une précision et une émotion poignantes. Rappelé à la réalité de la guerre, de la misère et de l'insécurité, il se souvient des neuf mois d'existence au chaud, à l'abri, fusionnels et stables, dans la sécurité d'un ventre protecteur. "Les meilleurs moments de ma vie."
Dans un entretien paru en 2008 dans la revue Gretert, Hovhannès Grigorian évoque cette "transition" qui a dévasté "le capital le plus important hérité de l'époque soviétique - le capital humain." Il espère toutefois que le redressement débute. Mais en 2013, l'année de sa mort, l'idée de "transition" faisait déjà figure de pure arnaque. Il n'y a pas eu de "transition," mais simplement le processus d'une déchéance massive qui perdure à ce jour.
III. Hovhannès Grigorian plus que jamais nécessaire !
L'art et la littérature sont au service de la vie et de la société. Il ne saurait en être autrement. L'artiste en tant qu'individu peut être et est souvent passif ou indifférent à la société. Or, si son œuvre ne parle pas à la vie, ce n'est pas de l'art, elle n'est pas pertinente. Qu'il soit assimilé au plan individuel ou collectif, l'art, en l'occurrence la poésie, forge une expérience. Il épure, rehausse, modifie perception, sensibilité et conscience, individuelles ou collectives, influençant ainsi hommes et femmes dans leurs actions et leurs relations.
La poésie de Grigorian aide puissamment à vivre. A notre époque de bouleversement global pour tout artiste, être nécessaire à nos contemporains est plus important que tout. Hovhannès Grigorian l'est assurément ! Sa parole constitue une alternative saisissante aux mensonges et à la propagande inhumaine et cruelle, à la tromperie et à la fraude financée qui font office de vie publique en Arménie et à travers le monde. Récités à haute voix devant un public ou lus dans la solitude et le calme, son surréalisme et son macabre non seulement valident l'expérience vécue par les gens mais, en affirmant un besoin humain essentiel, confortent la volonté d'agir et de résister.
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Parallèlement à ces textes au mélange surréaliste, une passion pour la vie nourrit les poèmes plus traditionnels de Grigorian. Dans un poème admirable nous découvrons un homme âgé à sa fenêtre en plein hiver. Il "observe ravi""deux petits enfants chuter dans la neige,""riant aux éclats, tout heureux.""Inconscients," instinctivement il "tend ses mains gelées" pour "les réchauffer au-dessus de ce feu de camp, fait de cris de joie et de rires d'enfants."
Ailleurs, avec des échos de Vahan Dérian, Hamo Sahian, Thoreau et Walden, Grigorian nous offre les joyaux grisants des quatre saisons. Il nous fait à nouveau éprouver ce sentiment merveilleux d'union avec la nature, une nature conçue comme un don quasi divin de vie, quand elle est vierge de la violence et de la destruction des hommes.
2017 reste une époque propice pour lire ce recueil; emmenez-le avec vous à l'école, au travail, dans vos salles de réunion, dans les rues et les places publiques !
[Diplômé d'histoire et de sciences politiques de Manchester (Angleterre), Eddie Arnavoudian anime la rubrique de littérature arménienne de Groong. Ses essais littéraires et politiques paraissent aussi dans Haratch (Paris), Naïri(Beyrouth) et Open Letter (Los Angeles).]
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Traduction : © Georges Festa - 10.2017
Avec l'aimable autorisation d'Eddie Arnavoudian. Reproduction soumise à autorisation.