Rakel Dink
"Venez, finissons-en avec l'angoisse des colombes dans ce pays !"
Discours prononcé à l'occasion du 10ème anniversaire de l'assassinat de Hrant Dink
Agos (Istanbul), 19.01.2017
Dix ans. Plus facile à dire qu'à vivre... 10 ans exactement. Sans toi, ça n'a pas été facile du tout. Exister sans toi, être privée de mon bien-aimé, et surtout être séparée de lui par un atroce complot, ont suscité encore plus de souffrance, de peine et de chagrin.
Qu'ai-je à dire à ceux qui souffrent depuis 20, 30, 40 ans ? Qu'ai-je à dire à ceux dont les enfants ont été assassinés ?
Durant ces 10 dernières années, j'ai appris en vivant et en expérimentant ce que signifie réellement éprouver une sensation de chagrin, comment mes larmes peuvent mouiller mon pain et leur goût de sel. Grâce à la miséricorde divine, j'ai appris à faire face à la haine et à la colère. Chaque fois que je pense à ton absence, j'ai le corps qui brûle, comme en feu. Je brûle, je brûle au point que je n'arrive pas à contenir les flammes sous ma peau.
Il s'est passé tant de choses en 10 ans. Oh mon chéri ! Le massacre de Malatya, Iskenderun, Sevag Balikçi, Roboski, les événements de Gezi, Suruç, Diyarbakır, Sur, Mardin, Nusaybin, Cizre, Sirnak, Tahir Elçi, Ankara, le 15 juillet, Makça, Izmir, Gaziantep, Ortaköy, l'attaque de l'aéroport et la guerre au Moyen-Orient. Opérations, terreur, que sais-je encore... Ce pays s'est mué en un bain de sang. D'aucuns ont soif de sang humain. Un cauchemar est en train de balayer ce pays. Les gens commencent à avoir peur et à étouffer. Les gens sont humiliés pour ce qu'ils sont; leur dignité est déshonorée et méprisée.
Comme si les mères ne donnaient naissance à leurs enfants que pour les enterrer. Ils poussent les gens à avoir davantage d'enfants, mais nul ne songe à protéger le droit à la vie de ceux qui sont nés. Et pourtant des meurtres, commis jour et nuit, comme ces meurtres d'ouvriers et de femmes, ne sont pas décomptés comme meurtres politiques. Nul n'assume une quelconque culpabilité, une quelconque responsabilité.
Sous le pouvoir de la terreur et la terreur de ceux qui sont au pouvoir, c'est à nouveau le peuple qui en paie le prix. Votre façon de nommer ce qui arrive ne change pas ce qui nous arrive. La terreur organisée par ce même Etat, qui déclare la guerre à la terreur, revient au même. Cet Etat se comporte comme les Etats-Unis à Abou Ghraib, la Russie à Alep, la Turquie au sud-est de l'Anatolie et en Syrie contre l'opposition... Un jour, les vents qui soufflent du nord sèment la mort sur ses terres, et l'autre jour les vents qui soufflent du sud... Et pourtant, c'est toujours nous, le peuple, qui finissons par en récolter la moisson maudite... Des cadavres de nourrissons arrivent sur nos côtes... Peut-il y avoir quelque chose de plus terrible ?
J'en appelle au ciel et à la terre... Aux montagnes et aux mers... Levez-vous et témoignez. Témoignez du bain de sang sur ces terres. Car les gens se taisent, sont réduits au silence. Ils sont en train de mourir, d'être tués. Nous sommes trop épuisés pour les pleurer. La violence et la tyrannie ont déjà franchi les frontières. Les raisons sont éclipsées, et les gens raisonnables sont exterminés.
Montagnes et mers, ciel et terre ! Levez-vous et témoignez. Témoignez de l'histoire et du présent. De ces péchés mortels, de cette profusion de meurtres, de cette perdition. Témoignez de ces complots, de ces mensonges, de cette arrogance sans limites et de l'inconscience du Mal. Témoignez de ceux qui dénaturent la justice et de tous ces événements abominables arrivés sur ces terres anciennes.
"Vanité des vanités !" déclare le Maître, qui poursuit : "J'entrepris de grands projets. Je me bâtis des maisons et je plantai des vignes. Je me fis des jardins et des parcs, où j'ai planté toutes sortes d'arbres fruitiers. Je créai des réservoirs pour arroser mes vergers en fleurs... J'achetai des esclaves, hommes et femmes [...] J'ai possédé aussi plus de troupeaux et de bétail que quiconque. J'amassai l'or et l'argent, les richesses des rois et des provinces [...] Je me couvris de gloire et devins bien plus grand que tous ceux qui m'ont précédé. Dans tout cela, ma sagesse m'accompagna. Je ne refusai rien à ce que mes yeux désiraient; je ne refusai aucune joie à mon cœur. Mon cœur prenait plaisir dans tout ce que je faisais [...] Telle fut la récompense de mon labeur. Mais quand je considérai tout ce que mes mains avaient fait et ce que j'avais réalisé avec peine, toute chose était vanité, une course après le vent."1
Il s'est passé tant de choses en 10 ans. Ils nous ont fait un procès. Nous sommes allés au tribunal. Ils nous ont ri au nez, insultés; ils nous disaient : "Ce pays, aimez-le ou quittez-le !" Ils ont tout d'abord prétendu : "Il n'y a aucune organisation derrière ce meurtre." Puis la Cour Suprême a décrété : "Il y a bien une organisation, mais limitée à de jeunes nationalistes." Et puis, un jour, subitement, au sein de l'Etat qui a perpétré ce crime, l'a dissimulé et finalement tenté d'en tirer profit, une de ces nombreuses alliances s'est effondrée... A l'organisation composée de deux jeunes nationalistes s'est substituée le FETÖ. A un moment donné, ils ont prétendu que si Ergenekon est à blâmer, il n'a que peu à voir avec notre affaire. A chaque fois, l'Etat laisse une trace sur la scène du crime et déclare : "Là est le mal." Il a raison et tort à la fois. Quand cessera-t-on de parler de la mue du serpent et quand fera-t-on la chasse au serpent ?
A nouveau, nous posons la même question que nous posions il y a 10 ans...
Quant à ceux qui ont fait de lui une cible, qui l'ont menacé, qui ont déclaré : "Hrant, tu es la cible de notre rage," ceux qui ont publié des déclarations au nom de l'Etat-major, quand seront-ils traduits en justice ?
Des enregistrements de la scène du crime sont à nouveau diffusés. Ils disent qu'il y a 10 ans, à ce moment-là, à ce même endroit, il y avait plus d'officiers de gendarmerie que de civils. Nous attendons simplement de voir quand ces longues années d'enquête prendront fin.
Nous l'avons dit auparavant, nous le redisons. Ce meurtre a été commis par un responsable très connu. Lequel responsable semble être l'Etat et ses affidés. La conscience de ce peuple n'a besoin de rien d'autre que ce spectacle honteux qui se joue depuis 10 ans pour comprendre qui est le responsable.
Si l'Etat n'est pas le responsable, alors il est de sa responsabilité de faire le tri parmi les responsables en son sein. Ce n'est pas l'Etat qui est sacré, c'est l'être humain. C'est la vie qui est sacrée.
Durant ces 10 dernières années, l'Etat a sacrifié ce qui est sacré pour cette terre. Tout comme il y a 100 ans et durant les 100 ans qui ont suivi... Mes sœurs et mes frères. Un Etat ne saurait être digne de cette terre, à moins de considérer toute vie, quelle que soit la communauté, la race ou la religion, comme sacrée.
C'est pour moi une grande souffrance de me trouver ici, aujourd'hui, pour partager la souffrance de mon mari assassiné il y a 10 ans et parler de son procès. Or ce procès représente une cause très importante pour la démocratisation de ce pays.
Mon mari attachait plus de prix à la conscience du peuple qu'à celle des tribunaux. La seule chose qui nous donne encore de l'espoir, au milieu de tous ces événements, c'est que le peuple condamne en conscience ce crime.
Cette affaire est essentielle au regard de la démocratisation de la Turquie. Si vous avez envie de vous en saisir, elle est la vôtre, tant que vous le ferez dans ce but.
Cette affaire est aussi celle des journalistes et des députés incarcérés, qui se retrouvent en prison, privés de leur liberté, alors qu'ils cherchent la vérité et qu'ils luttent pour la paix et la liberté. Dieu fasse qu'ils retrouvent leurs êtres chers au plus vite.
Aujourd'hui, dans cette sombre période, à ceux qui se consolent en se disant : "Nous avons de la chance que les nôtres soient au pouvoir," je dis : "Ne vous trompez pas en croyant que ceux qui sont au pouvoir sont de votre côté. Ceux que vous avez choisis pour gouverner ce pays avec les meilleures intentions sont devenus des hommes d'Etat, même s'ils ont été des enfants du peuple. Ils ont déjà oublié leurs promesses. Désormais, ils tentent de vous rendre complices de leurs crimes. Vous ne méritez pas cela. Nous méritons tous bien mieux. Et j'espère que nous concrétiserons ce qui est beaucoup mieux.
L'amour signifie agir pour autrui. Quand on tombe amoureux, on traverse bien des chagrins. Et pourtant, l'amour est la plus rude des guerres psychologiques. L'amour répond au mal par la bienveillance. Sans amour, il n'est pas de confiance.
Habillez-vous d'amour.
"Si quelqu'un dit aimer Dieu, et qu'il haïsse son frère ou sa sœur, c'est un menteur; car celui qui n'aime ni son frère, ni sa sœur, qu'il voit, comment peut-il aimer Dieu, qu'il ne voit pas ?"2
Que ceux qui aiment Dieu apprennent à s'aimer, ainsi que leurs voisins.
Mes chers amis. Nous sommes ici ensemble avec vous, depuis 10 ans. Nous disions être devenus des proches dans la souffrance. Nous avons partagé nos histoires, nous nous sommes écoutés. Et pourtant, durant ces 10 années, tant d'autres histoires emplies de souffrances, de chagrins et de larmes ont été écrites, des milliers, des dizaines de milliers...
Il ne s'agit pas seulement de vivre ensemble. Ce qui importe vraiment c'est de vivre heureux et égaux. Vivre libres et dignes... Venez, finissons-en avec l'angoisse des colombes dans ce pays ! Venez, ne sacrifions plus de colombes ! Comme disait mon Chutag :
Viens, apprenons tout d'abord à nous comprendre...
Viens, apprenons tout d'abord à respecter mutuellement notre souffrance...
Viens, apprenons tout d'abord à laisser l'autre vivre.
Notes
1. Ecclésiaste, 2:4-11
2. Evangile de Jean, 4:20
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Traduction anglaise : © Burcu Becermen - 01.2017
Traduction française : © Georges Festa - 07.2017