© Libros del Zorzal, 2015 et 2017
Ana Arzoumanian évoque et précise sa foi dans l'écriture :
autour de l'héritage de Diario Armenia
par Carlos Luis Assassian
Diario Armenia (Buenos Aires), 18.07.2017
[Intellectuelle et écrivaine arméno-argentine reconnue, Ana Arzoumanian nous livre sa vision du monde actuel, ainsi qu'un précieux témoignage personnel sur Diario Armenia. Questions et réponses au singulier, que nous livrons à la réflexion de nos lecteurs.]
- Carlos Luis Assassian : Nous apprécions d'un œil critique l'image des papyrus, nous éprouvons la douceur des parchemins et, admirant l'impression décisive des livres sur papier, la presse périodique, pour arriver aux nouvelles technologies d'information et de communication. Partout, l'écriture apparaît comme un guide et un témoignage sur la connaissance et la compréhension des idées qui agitent le monde. Votre nouveau livre, Infieles1, sera présenté lors de la prochaine Foire Internationale du Livre. Si nous évoquions votre profession de foi dans l'écrit ?
- Ana Arzoumanian :"Eros est un verbe," déclare la poétesse canadienne Anne Carson. Ce qui l'amène à s'interroger sur la dimension érotique du phénomène d'alphabétisation. La présence ou l'absence de l'alphabétisme impacte la manière avec laquelle une personne considère son corps, ses sens et son moi.
La limite alphabétique suscite une expérience de la séparation et cette distance constitue le terreau fertile du désir. Les Grecs ont emprunté le mot livre à byblos, la plante du papyrus. Le papyrus venait de Phénicie, puis d'Egypte, mais les Grecs ont inventé un outil pour écrire dessus : la plume. L'acte d'écriture et de lecture est une expérience d'attention et de manipulation temporelle. Au point que l'alphabétisation nous fait voir le temps différemment.
Si l'amant demande au temps un aujourd'hui, le livre avec sa proximité et ses limites intervient dans le temps avec ses paradoxes du "maintenant" et de l'"alors," guettant le lecteur. Le verbe lire en grec se compose de gignoskein (savoir) et du préfixe ana, qui signifie à nouveau. L'écriture a rendu possible les grandes traditions religieuses. Parmi les Grecs, même si les épopées furent orales, c'est la modernité, avec son agencement livresque, qui a contribué à asseoir cette tradition dans la civilisation occidentale.
- Carlos Luis Assassian : Votre famille a conservé soigneusement durant un demi-siècle des coupures de Diario Armenia. Quelle valeur accordez-vous à ces notes/textes ?
- Ana Arzoumanian : Quand mon père est décédé, ma mère m'a remis, avec quelques objets comme des stylos ou ses cannes, des papiers parmi lesquels se trouvait un avis de décès de ma grand-mère, que mon père conservait jalousement. Il y avait des articles de Diario Armenia, des bulletins du vénérable Collège Jrimian et ses observations sur l'apprentissage de l'arménien, ainsi que les résiliations de la dette hypothécaire que mon grand-père avait contractée pour le terrain qu'il avait acheté à Valentín Alsina.
A ma grande surprise, l'avis de décès de ma grand-mère contenait des données sur sa vie d'Arménienne en Anatolie et son odyssée en diaspora, que j'ignorais. Non seulement je n'avais aucune donnée sur son existence passée, puisqu'elle est décédée quand j'étais toute petite, mais c'était une femme très silencieuse et qui ne parlait ni de ses souffrances, ni de ses sentiments, ni de son univers. De sorte que l'impact, à la lecture de Diario Armenia, fut énorme.
C'est là que j'ai pu apprécier la valeur inestimable d'un journal communautaire comme vecteur de la mémoire collective, comme régénérateur des affects et enfin, comme producteur, en dernière instance, de justice. Non seulement cette notice a ravivé une cartographie affective intime, mais elle a redessiné un itinéraire de vie antérieur au démembrement. Comme si, en lisant, j'étais en contact avec le corps d'une identité qui, avec la rupture de la généalogie, fut ensuite disséminé dans l'horreur fantomatique du disparu.
Ainsi ce journal agit comme gardien de la mémoire. Mais, quand je dis gardien de la mémoire, je ne fais pas référence au souvenir, ou non seulement à lui, mais au récit qui nous conforme au présent qui, en racontant et en nommant, redessine les potentialités des affects en nous faisant autres. De sorte que ce journal, en informant des événements actuels, forge aussi une identité tournée vers l'avenir. Une foi en l'avenir fait de l'acte d'écrire, pour revenir à ta question précédente, un acte sacré. Quand je dis sacré, j'entends cette forme transcendante de l'invention d'un lecteur.
- Carlos Luis Assassian : Quels livres avez-vous publié récemment ?
- Ana Arzoumanian : Del vodka hecho con moras est un ouvrage de fiction sur la chute de l'Union Soviétique et l'amour, ou une sorte d'amour, entre une Arméno-argentine et un soldat arménien. Le livre croise une esthétique de volupté sud-américaine avec une thématique propre aux pays d'Europe Orientale. La disparition d'un monde, l'effondrement d'un territoire face à l'impuissance des sujets.
Mais, si nous reprenons le débat autour de la construction d'un lecteur, aujourd'hui il faut penser autrement la façon de s'approcher d'un texte. Ainsi, ce livre est devenu une pièce de théâtre et une lecture audiovisuelle.
Diario Armenia a été présent lors de la première de Tengo un apuro de un siglo, œuvre théâtrale où j'ai repris des textes de Del vodka hecho con moraset des récits d'Hovhannès Yéranian publiés dans El alambre no se percibía entre la hierba2. La lecture audiovisuelle a été présentée lors de journées que la Faculté de Philosophie et des Lettres de l'Université de Buenos Aires (UBA) a organisées autour du penseur français Maurice Blanchot.
- Carlos Luis Assassian : Quels sont vos projets actuels ?
- Ana Arzoumanian : Les éditions Libros del Zorzal ont publié Infieles, un livre sur la chute de l'empire ottoman et qui paraîtra lors de la prochaine Foire du Livre, et dont la présentation interviendra en mai au Palais de Glace. L'ouvrage essaie de comprendre les modalités de coexistence des minorités chrétiennes dans l'empire juste au moment de sa chute. Ce livre s'inspire au plan visuel d'un court-métrage tourné l'année dernière.
Les pratiques de la poésie jouxtent l'oralité et l'écriture. De sorte que la poésie requiert de la voix pour faire passer sa musique. La présentation ne sera donc pas l'exposition d'un livre, mais se composera d'une lecture psalmodiée, d'une sorte de cantilène. Un lecteur lira en chantant un texte, ravivant la conscience récitative que diffuse une croyance dans les mots.
- Carlos Luis Assassian : Une définition, en guise d'épilogue à ce reportage ?
- Ana Arzoumanian : La littérature, en général, et la poésie en particulier, est un espace où l'intériorité est bouleversée. Si un texte ne bouleverse pas, s'il ne nous extraie pas du monde que les médias reproduisent sourdement, s'il ne nous fait pas sentir une certaine étrangeté, alors il ne répond pas à ce don qu'est l'écriture.
NdT
1. Ana Arzoumanian, Infieles, Buenos Aires : Libros del Zorzal, 2017
2. Levón Khechoyan y Hovhannés Yeranyan, El alambre no se percibía desde la hierba – Relatos sobre la guerra de Karabagh, adaptado por Alice Ter-Ghevondian, traducido por Alice Ter-Ghevondian y Ana Arzoumanian, Buenos Aires : Hecho Atómico ediciones, 2014
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Traduction de l'espagnol : © Georges Festa - 07.2017