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Journal de prison d'Abraham Séklémian, fondateur d'Asbarez / Prison Diary of Asbarez Founding Editor Abraham Seklemian

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Erzeroum (Empire ottoman), prison et prisonniers
Keghuni (Venise, monastère de San Lazzaro), n° 1-10, 1903, 2de année
© http://www.houshamadyan.org/


Journal de prison d'Abraham Séklémian, fondateur d'Asbarez
Asbarez (Little Armenia, CA), 22.04.2017


Note de l'Editeur : Vingt ans avant de rejoindre six de ses confrères, animés d'une même passion, à Fresno pour y créer Asbarezen 1908, Abraham Séklémian, premier éditeur du journal, vécut une expérience pénible de prisonnier à Garin (Erzerum), d'avril 1888 à mai 1889, lorsque les soldats ottomans, sur ordre direct du sultan Abdülhamid II, commencèrent à rafler les Arméniens et à les envoyer en prison, prélude aux massacres d'Arméniens de la fin du 19ème siècle, qui servirent d'avant-projet à la planification et à la mise en œuvre du génocide arménien.

L'automne dernier, Asbarez fut contacté par l'arrière-petite-fille d'Abraham, Leigh, qui a retrouvé des exemplaires des mémoires d'Abraham traduits en anglais par le père de Leigh, Robert. En collaborant avec Leigh et son associé, Jon Miklos, nous nous sommes procuré une partie de ses mémoires, dont nous publions un extrait à l'occasion de notre édition spéciale 24 Avril.

Asbarez agira avec Leigh Seklemian pour s'assurer que ses archives soient préservées et ses mémoires publiés. L'extrait qui suit a trait aux premiers jours d'Abraham Séklémian en prison.

______________


Arrestation et emprisonnement

19 avril 1888 : Il est midi moins une heure, je fais cours comme d'habitude, lorsque soudain la police turque entre et me place sous arrestation. Je dis à mes élèves d'être patients et d'attendre mon retour - qu'il faut que je règle quelques affaires.

C'était juste avant les grands massacres d'Arméniens. La persécution des chrétiens venait juste de commencer. J'étais destiné à en être une des premières victimes.

Je suis emmené dans le bureau du tadakhaz(procureur général), où je suis interrogé et interrogé à nouveau, cuisiné durant trois heures et demie au sujet de ma participation à un soi-disant complot contre le gouvernement "paternel" du sultan. Puis je suis conduit à la prison de Terskhaneh.

Le poste de garde est situé sur le toit en terre qui surplombe l'entrée principale de la prison, attenante au bureau du directeur. C'est là que je suis détenu quelque temps, pendant qu'ils décident quelle cellule je dois occuper. Le directeur m'ordonne que je lui remette tous les papiers que j'ai sur moi. Il s'agit de cinq ou six lettres que j'ai reçues de mon frère en Amérique et de ma fiancée à Adapazar. Documents que je lui remets bien volontiers. Or, j'ai écrit à mon frère une lettre ce matin-là, que je pensais lui envoyer le soir même. Je ne la lui remets pas, car j'y mentionne brièvement les sinistres évènements, ce qui peut me valoir des ennuis avec les autorités civiles.

J'extrais une photo de Madeleine que je garde dans ma poche, enveloppée dans du papier, en lui disant que c'est celle de ma fiancée.

"Eh bien," déclare le directeur avec une politesse feinte. "Si c'est le cas, gardez-la." Je suis consterné de découvrir cet adorable portrait déchiré au beau milieu ! J'ignore comment cela est arrivé. Mais, dès cet instant, j'y vois un sinistre présage de mes malheurs à venir.

Je propose au directeur de conserver mon calepin. Il jette un coup d'œil comme pour l'examiner. "Gardez-le," me dit-il sur le ton de quelqu'un qui accorderait une grande faveur, puis il se dirige vers la porte.

Je reste là, assis dans la salle de garde sur une mauvaise paillasse, sale et usée. Je commence à avoir faim. En guise de petit déjeuner, j'ai eu un morceau de pain et deux tasses de café au lait. Je n'ai rien eu depuis, mis à part trois demi-tasses de café noir quand j'ai été interrogé dans les bureaux du tadakhaz. Je demande au brigadier d'envoyer un coursier et que de la nourriture me soit envoyée de mon école. Ce qu'il fait de suite, mais de mauvaise grâce.

Tout en mangeant mon poulet rôti et mon riz pilaf, je discute avec le brigadier et les gardiens, plaisantant à l'occasion avec eux. Mon arrestation prête apparemment à rire. La discussion s'échauffe. Je ris et fais rire mes interlocuteurs, lorsqu'une voix rude se fait entendre du bureau voisin, maudissant et réprimandant le petit groupe. C'est le directeur. Chacun devient silencieux et n'ose plus me parler. Je commence alors à réaliser que je ne suis plus libre et que la situation n'est pas normale. Je suis arrêté en tant qu'agitateur révolutionnaire, donc classé comme un criminel de la pire espèce et non autorisé à communiquer avec quiconque.

Une sensation d'abattement m'envahit alors. Je m'étends sur ma paillasse sans pouvoir dormir.

Je saisis alors une chaise près de la fenêtre d'où je peux voir la cour de la prison ceinte de hauts murs. Des groupes de prisonniers s'y promènent de long en large. La plupart d'entre eux sont des Kurdes, portant chacun une paire de sandales en bois, des pantalons bouffants et rustiques, un gilet à longs poils, une longue culah (coiffe de feutre épais) entourée d'un grand turban en calicot, qui leur donnent un air à la fois sinistre et horrible.

Je ne puis m'empêcher de songer aux crimes que ces hommes ont commis ! Combien de jeunes Arméniens ont-ils massacré ? Combien de jeunes chrétiennes et de jeunes mariées ont-ils enlevé ? Combien de maisons ont-ils dévasté ? Voilà quels sont les membres de ces hordes terrifiantes de brigands, dont nous entendons parler de temps à autre. Deux mois plus tôt, 13 garçons arméniens ont été atrocement massacrés. Combien de champs de céréales ont-ils incendié, réduisant en cendres le gagne-pain de pauvres fermiers ? Combien de troupeaux ont-ils enlevé la nuit, tuant leurs propriétaires qui résistaient, pillant les maisons et s'emparant des femmes ? Des villages entiers dévastés, des populations entières exterminées !

Pas une montagne, pas une plaine, pas une rivière, pas un ruisseau dans toute la région entourant notre vénérable Ararat, qui n'aient été teintés du sang innocent que ces sauvages ont versé !

Mais ces criminels n'ont pas été amenés ici pour ces crimes. Jamais ils n'auraient été arrêtés et jetés en prison pour avoir volé ou tué des chrétiens, si leur insolence et leur impudence ne les avaient pas amenés à nuire aux Turcs eux-mêmes.

Que le Ciel me vienne en aide ! Me voilà arrêté, emprisonné avec ces égorgeurs, regardé comme un criminel à leur image. Mon dieu ! Mon dieu ! Qui aurait cru que cela puisse m'arriver ? Non ! Non ! C'est impossible ! C'est sûr, ils ne me garderont pas longtemps ! Ils vont me relâcher bientôt !

Je suis plongé dans ces réflexions quand, soudain, je sens quelqu'un me taper sur l'épaule. Je me retourne et découvre un homme de petite taille, mince, se tenant devant moi, à la peau très mate. C'est un Turc de la pire espèce, au visage le plus laid, les sourcils froncés, que j'aie jamais vu. J'appris ensuite qu'il s'agissait de Mehmet Agha, le directeur adjoint et surintendant d'Arka-Kalluk, prison de courte durée.

"Suis-moi !" me dit-il d'une voix impérieuse. J'obéis. Nous passons au-dessus du toit plat recouvert de terre où des zaptiehs(gardiens) patrouillent et nous arrivons à l'autre côté du bâtiment. Là, nous descendons par une petite échelle fragile et nous nous arrêtons devant une porte basse et peu ragoûtante.

"Entre !" m'ordonne Mehmed Agha, ouvrant grand la porte. J'entre. C'est une sombre cellule au plafond bas. Le sol est jonché d'ordures. Le long des murs, le gardien a entassé des nattes en paille.

"Voilà ta cellule !" me dit-il. Puis il se met à examiner mes poches, en me lançant : "Fais voir ce que tu as !"

Il prend ma sacoche, mon couteau de poche et la photo de Madeleine, que le directeur a eu la gentillesse de ne pas prendre. J'ai la chance de dissimuler la lettre à mon frère que je n'ai pas envoyée. Dès qu'il sort, je la plie en quatre et la glisse dans la doublure de ma poche. Il revient bientôt et me rend ma sacoche et ma montre.

"Tu peux les garder," me dit-il, examinant à nouveau méticuleusement mes poches. Cette fois, il prend mon calepin et quelques rebuts de papier brouillon que je garde sur moi en cas d'urgence. Mais il m'autorise à conserver un crayon (qui me sera très utile par la suite) et deux clés appartenant à l'école, l'une de la porte d'entrée, l'autre de ma classe.

Suite à cette troisième inspection, Mehmed Agha sort en me claquant la porte au nez. Je reste assis là dans un coin de cette sombre cellule humide, qui va devenir mon logement pour une durée inconnue. L'endroit sent la prison - c'est une prison ! Je suis on ne peut plus découragé, malheureux. L'isolement dans cet endroit horrible m'écrase de tout son poids. Désormais, pour la première fois, je commence à réaliser ce que la prison signifie.

Une demie heure après environ, Mehmed apparaît à nouveau pour me rendre la photo de ma fiancée. Je lui demande où il l'a prise. Il me répond laconiquement qu'il l'avait remise au tadakhaz (le responsable qui a ordonné mon arrestation et qui est mon inspecteur en chef). Je déduis de cette courte réponse que mes autres affaires sont conservées pour un examen ultérieur et que seul ce portrait m'est rendu car inoffensif. Malheureuse ! Si Madeleine savait où je l'emmène, qui sait combien de larmes elle verserait !

Je déplie la photo pour l'examiner. Elle est endommagée au beau milieu. Les extrémités sont totalement déchirées. Et de fait, peut-il y avoir un lieu plus approprié ? N'est-ce pas le signe suffisant qu'elle souffre avec moi ? Pleure, pleure, malheureuse ! Mais, peut-être, Madeleine fait-elle de beaux rêves, bâtissant de magnifiques châteaux imaginaires pour notre bonheur à venir ?  

Je lui ai écrit dans l'une de mes dernières lettres que je désire me marier l'été prochain et que je l'ai "pratiquement décidé." Elle m'a répondu dans sa dernière lettre qu'elle veut effacer le mot "pratiquement" dans ma lettre, et ne retenir que "décidé." Quel bonheur ! Toi, si cruellement insaisissable ! Existes-tu vraiment dans ce monde infortuné ?

Ma prison

Le bâtiment de la prison de Garin est divisé en deux ailes principales, la nord et la sud. L'aile nord s'appelle Terskhaneh, ce qui signifie à peu près "l'Arsenal." Mais il serait absurde d'imaginer un arsenal à plus de 1800 mètres au-dessus du niveau de la mer et à 643 kilomètres à l'intérieur des terres sans un lac, ni même un fleuve navigable tout proche (à moins d'y voir l'arsenal de Noé, puisque le Mont Ararat n'est pas très loin). La raison est plutôt que tous les prisonniers condamnés aux travaux forcés sont enfermés ici. Auparavant, les prisonniers condamnés aux travaux forcés étaient envoyés travailler dans des arsenaux, d'où le nom donné à cette prison. Des cellules en sous-sol sont réservées aux prisonniers enchaînés - des cachots sans fenêtres, ni lumière.

L'aile sud de la prison est réservée aux prisonniers en attente de jugement, ou aux courtes peines. Les deux ailes n'ont aucune communication directe, sauf par le haut au moyen du toit de terre en terrasse, par lequel j'ai été conduit à ma cellule. Les deux ailes sont entourées de hauts murs clôturant la cour de la prison. Ma cellule est située à l'extrémité est de l'aile sud (appelée Arka-kulluk), très proche de l'entrée principale de la prison. Cette partie de l'édifice est très ancienne et fait de toute évidence partie de la forteresse bâtie par Théodose II au 5ème siècle. Ma cellule est longue de cinq mètres, large de trois mètres et demie et haute de deux mètres vingt. Le mur a près de deux mètres d'épaisseur. La seule ouverture, en dehors de la porte, est une petite fenêtre au milieu du mur sud qui surplombe la cour de la prison, d'où je peux apercevoir les prisonniers en train de marcher durant la journée.

Les murs nus sont sales et sombres. Le plafond, non loin de ma tête, est noir comme du goudron, du fait du tabac. Quelques mauvaises paillasses sont dispersées çà et là sur le sol, à moitié pourries par l'humidité et grouillantes de puces, de punaises et de poux. La pièce est apparemment le lieu d'élection des souris, qui ont leurs repaires et leurs galeries à l'étage en dessous et dans le plafond. Leurs trous au plafond alimentent la pièce de tout un tas d'immondices, d'insectes et de vermine qui se multiplient à loisir dans la terrasse en terre au-dessus.

Dans cette cellule il y a avec moi entre 10 et 12 prisonniers, tous fumeurs. Avec douze codétenus qui fument à la fois, et un poêle à bois enfumé, chargé inutilement en bois jusqu'à en être brûlant, essayez de supporter ça ! Un exemple parfait de l'enfer ! Surtout quand leurs satanées discussions l'embellissent ! Le langage ordinairement en usage dans la bonne société est apparemment déplacé ici. Tout s'y exprime dans une langue contrefaite... Des expressions reprises des couches les plus viles de la société, issues de toute évidence des tréfonds de l'enfer. Voilà où je me trouve, entouré de ces compagnons de cellule, m'apprêtant à passer ma première nuit dans un coin de cette cellule sinistre.

La première nuit

Le soir venu, le gardien de la prison ouvre la porte de la cellule et me remet une couverture et une assiette de nourriture, en me précisant qu'ils me sont envoyés par l'école. L'appétit coupé, je suis certain de ne pas pouvoir dormir dans ce cachot. Néanmoins, je mange cette nourriture, puis j'étends la couverture par terre. Allongé sur une moitié, je me couvre de l'autre. Ainsi tenté-je de dormir.

Dormir ? Une plaisanterie ! L'humidité de cette sombre cellule, l'odeur repoussante des nattes putrides au sol, la fumée, l'odeur de la lampe à pétrole sans cheminée dans un coin, tout rend l'air suffocant.

Mais ce n'est rien comparé aux armées innombrables de puces, de punaises, de poux et autre vermine vorace, qui m'attaquent dès que je m'étends à terre, à leur merci. Des puces aussi grosses - enfin, grosses, je dirais que ce ne sont ni des bébés puces, ni des bébés punaises, ni des bébés poux ! Ce sont des adultes et, apparemment, des plus affamées. Elles ont apparemment jeûné quelque temps, et maintenant elles font ripaille à mes dépens. Ne sachant que faire, je décide de me vendre le plus chèrement possible. J'entame un combat désespéré et sanglant à l'aide de mes mains et de mes pieds, remuant sans cesse d'un côté et de l'autre tel un rouleau à pâtisserie.

Seuls ceux qui ont vécu la chose savent qu'un combat avec des puces est inévitable et s'achève à coup sûr par une défaite cuisante. Je dois avouer que c'est aussi mon cas. Je suis dépassé ! Mes muscles sont tout endoloris. Je suis épuisé et engourdi. Sans conteste, la vermine a eu raison de moi. Il me faut la laisser festoyer sans la déranger.                                        

A vrai dire, la puce ne serait-elle pas le symbole approprié de l'homme ? Elle absorbe le sang humain; l'homme fait de même. S'il y a une différence entre les deux, ce n'est pas à l'actif de la puce. La puce le fait directement, sans hypocrisie, alors que son homologue humain commet sa prédation sanglante en la maquillant de tromperie et d'hypocrisie.

20 avril 1888. Le matin est là; mon premier matin en prison. Quelle sensation terrible de se réveiller dans une prison ! Quel spectacle horrible d'ouvrir les yeux et de me retrouver gisant à terre dans une cellule sombre et sale - la plus sale qu'il y ait sur la surface de la terre. Un faible rayon de lumière, depuis une ouverture dans le mur épais, qui fait office de fenêtre, suffit à me faire voir les murs sombres et sales, ainsi que le plafond noirci de fumée. Terrifié, je ferme les yeux. Un instant, je m'imagine qu'il s'agit d'un rêve. Mais le vacarme et les cris des prisonniers au-dehors dans la cour, les jurons et les vociférations des gardiens ne me laissent aucun doute. Une dizaine d'étrangers assis autour de moi, à l'allure et au langage répugnants, la cigarette au bec et me fixant du regard. Faisant brûler, par-dessus le marché, le poêle enfumé, rendant l'air surchauffé et empesté plus insupportable encore.

Je me relève et plie mon couchage. Je regarde autour de moi. J'ai un malaise et tombe à terre. Mon dieu ! Où suis-je ? En prison ! Prison à gauche; prison à droite; prison au-dessus et au-dessous de moi; prison tout autour de moi ! Quel mot atroce ! Je ne suis plus libre de parler comme je voudrais, de m'asseoir comme je voudrais, de me tenir debout comme je voudrais. Je ne suis pas libre de parler comme je voudrais, d'entendre ce que je voudrais, voir ce que je voudrais. Plus libre de respirer un air frais en toute liberté ! Prison ! En réalisant ce mot, je sens mes cheveux se hérisser.

Je m'imagine mort et enterré. La prison n'est rien d'autre qu'une tombe vivante. Tout comme la tombe traite sans distinction chaque nouvel arrivant, de même en prison ni une position sociale élevée, ni la richesse, ni la sagesse, ni la culture ne procurent quelque privilège. La porte de la prison est trop étroite pour autoriser quelque talent personnel. Ici l'homme est passif. Contraint de permettre aux autres de l'utiliser à leur guise. Prison ! Là où il n'est ni ami, ni connaissance, ni le moindre espoir de revoir un jour des amis !

Je ne saurais dire pourquoi, mais les événements de ma vie passée semblent se dérouler sous mes yeux, débutant par mon enfance heureuse jusqu'à hier, tandis que j'enseignais à mes élèves.

Ô jours heureux de l'enfance ! Que tu étais précieuse, tandis que je flânais, jouais et courais à travers ces bosquets et ces forêts denses ! Aux aurores j'avais pour compagnons les rossignols au chant mélodieux; au matin, les alouettes grisollant. A midi, mon lieu de repos était auprès d'une source et de son gargouillis ou bien d'un ruisseau et de ses ondulations, le long desquels s'étendaient noyers et autres arbres feuillus, projetant leurs ombres fraîches et profondes. Là aussi poussaient lys et violettes, roses et narcisses, parfumant l'air de leur douce fragrance et, accompagnés de leurs semblables, ajoutant de la couleur aux vertes prairies semblables à des tapis. Là, rien n'empêchait mes pieds de marcher, ni mes yeux de voir, ni mon nez de sentir. Là, je profitais pleinement des abondants bienfaits que mère Nature offre à tous. Telle l'antilope légère, chérie de mère Nature, qui apparaît et disparaît subitement de la vue.

Soudain la scène change et je me retrouve au collège. Là, des livres m'ouvrent les yeux sur une connaissance plus profonde de la nature, à savoir, le Dieu Nature. Je me plonge, je m'engouffre dans mes livres. Je travaille dur; je sacrifie mon sommeil; je lis; j'écris. Tout comme un bibliothécaire, je suis entouré de milliers d'ouvrages. Je lis et je lis, sans être repu. Le savoir, dit-on, est un océan. Sans fin. Mais ce n'est pas un problème. Le bonheur consiste à apprendre, et non avoir achevé ses études.

La scène change à nouveau. Je suis encore à l'école, non plus comme élève, mais comme professeur. Personne ne m'oppose de limites. Fut-ce avec des élèves en rattrapage ou des classes élémentaires, je parle et j'enseigne, essayant constamment d'ouvrir les pages du livre infini de la nature aux jeunes hommes et aux garçons qui m'entourent. Il n'est pas de plus grande, ni de plus parfaite satisfaction sur terre que d'enseigner aux autres le savoir que l'on a acquis.

Soudain la vision cesse. Mon dieu ! Quelle horrible déception ! Quelle catastrophe !

J'ai l'impression qu'une voix intérieure me dit : "Voilà toute la vie que tu pouvais espérer vivre. C'est fini !" Prison ! A ce mot, je frémis, je suis terrifié ! Impossible de garder mon calme. Je suis faible, très faible. Quoi ? Moi, en prison ? Moi, dans ce repaire de criminels ? C'est impossible. Moi, qui aimerait mieux me poignarder en plein cœur que de causer le plus léger tort à quiconque. Pourquoi ma récompense devrait-elle être une prison turque, cet enfer sur terre ? N'est-il donc aucune justice ?

O Dieu du ciel ! Pourquoi m'as-Tu permis de vivre cette nuit pour que je m'éveille dans ce lieu maudit ? Pourquoi ne pas m'avoir frappé de Ta foudre la veille ? A mes yeux, dans les circonstances présentes, c'eût été la meilleure faveur que Tu m'eusses accordé !

Plongé dans ces réflexions déprimantes, dans un abattement extrême, je pleure à chaudes larmes tel un enfant. Mes compagnons de cellule tentent de me consoler. Je sens quelqu'un taper doucement sur mon épaule. "Ecoute, mon pote, c'est quoi ton problème ? Tu m'as l'air plutôt triste ce matin. Et tu chiales. En fait, je te le dis, un malheur nous arrive toujours. Souviens-toi, rien ne nous tombe du ciel et que la terre doive subir. Tout ça c'est écrit sur notre front par le destin et doit s'accomplir. Ça ne sert à rien de pleurer !" Il me disait cela pour me réconforter, sans doute. Mais, à ce moment-là, j'étais en proie à une telle souffrance que les paroles de mon consolateur fataliste ressemblaient davantage à des flèches visant mon cœur.

Pas l'ombre d'une installation sanitaire dans ma cellule. Pour cela, je dois gagner l'arrière de la prison via la cour, une distance de plus de 45 mètres. Or je ne suis pas autorisé à quitter ma cellule sans un gardien. Toute conversation m'est strictement interdite. Comme les détenus sont tout le temps dans la cour durant la journée, et comme je fais l'objet d'une stricte surveillance, je dois sortir pour ma promenade dans la cour soit très tôt le matin, avant que les détenus ne soient relâchés, soit tard le soir une fois ceux-ci enfermés. Parfois, quand je suis obligé de faire un tour durant la journée, un gendarme et gardien m'accompagnent, l'un devant moi, l'autre derrière. Ils me guident alors à travers les prisonniers dans la cour, par mesure de précaution, afin de m'empêcher de parler à l'un d'entre eux. Les détenus se tiennent de part et d'autre, nous faisant place.

Tenter de parler aux gardiens est tout aussi inutile. Ils restent rarement dans la cellule durant la journée, sauf pour dormir. Quand je leur pose une question, ils me répondent : "Ya ! Ya !" et rien d'autre, si tant est, ce qui m'inquiète d'autant plus. Hier, me trouvant au poste de garde, je découvre un exemplaire du journal de Garin, Envar Sharki. Je demande à mon gardien d'avoir l'amabilité d'aller le chercher. Dans la négative, il hoche la tête pour me signifier que même demander ce genre de faveur m'est interdit. Au dehors j'aurais refusé de lire ce torchon, même si on m'avait payé. Mais la prison change la donne. J'aurais apprécié de lire ce journal. Me voir refuser une menue faveur me désole.

A cet instant, un médecin aux lunettes bleues entre dans la cellule. Voir un gentleman bien habillé dans ce lieu abject paraît absurde. Je l'ai déjà vu autrefois, mais jamais je ne l'ai rencontré et j'ignore son nom. Il vient soigner les blessures de certains prisonniers. En présence des gardiens il fait comme s'il ne me voyait pas jusqu'à ce que tout le monde ait quitté la cellule. Puis il se tourne vers moi et me glisse : "Pourquoi êtes-vous ici ?" Je lui réponds : "J'ai été trahi." A cet instant, un prisonnier blessé est amené. Il le soigne immédiatement et disparaît peu après. Je reste seul et découragé.

Le gardien-chef de ma cellule est un tchavouch [police militaire]. Bien que sachant à peine lire, il est très fier de son savoir. D'un rien il fait une montagne. Vantard, il aime être appelé "effendi." Il prétend tout savoir, mais ignore sa propre ignorance. Il s'enorgueillit de sa religion - un véritable fanatique. Il entame une discussion avec moi, désireux de savoir comment il se fait que nous, chrétiens, considérons Dieu comme une trinité - un sujet qui choque nombre de musulmans. J'essaie d'expliquer ce sujet complexe autant qu'il se peut face à un esprit pétri de préjugés. Mon explication semble le satisfaire, bien qu'il nous considère tous, nous autres chrétiens, comme des idolâtres. Il me déclare qu'ils reconnaissent le Christ comme un prophète et la Bible comme de véritables Ecritures.

Puis il veut savoir ce que nous pensons de leur prophète (Mahomet). Je lui réponds que leur prophète est arrivé bien après le Christ et qu'il n'en est donc fait aucune mention dans la Bible. J'ajoute que nous pensons que Mahomet fut un maître, le fondateur d'une grande religion et un grand philosophe. Ce qui semble aussi satisfaire le tchavouch. Apparemment habitué à entendre la plupart des chrétiens tourner en dérision et maudire, quand il est question de leur prophète.

Il note que, tout comme les Juifs ne reconnaissent pas Jésus et son Evangile, puisqu'arrivé bien après Moïse et les prophètes, de même les chrétiens rejettent Mahomet et le Coran, puisqu'arrivé bien plus tard que le Christ. Aussi, tout comme les Juifs sont dans l'erreur en rejetant Jésus et l'Evangile comme parole de Dieu, nous sommes de même dans l'erreur en rejetant leur religion. J'éclate de rire devant sa façon de raisonner.  

Il critique en particulier la Bible qui n'explique pas précisément ce qu'un homme doit faire ou non, ce qu'il doit manger ou non. Il est très difficile pour quelqu'un ayant ce genre de mentalité de comprendre que le Dieu de la Bible ne considère pas l'homme comme une créature invertébrée, mais comme un être responsable et autonome. Leur Coran leur ordonne précisément comment ils doivent manger, boire, travailler, prier, voir et sentir. Il cite un passage selon lequel il n'est rien d'humide ou de sec, visible ou invisible, qui ne soit pas écrit dans leur Livre. Le Dieu des musulmans exige des formes précises de culte, une stricte observance extérieure de la part des hommes, et nombre de règles pointilleuses. Le Dieu des chrétiens est un Père aimant. Je me souviens de Dzirani, qui avait un chat qui ne volait pas la viande sur la table de la cuisine, car il craignait le fouet de son maître, dont il avait fait l'expérience un jour. Dzirani avait un fils qui n'aurait pas volé la viande, car il savait que voler était mal et déshonorant. Si le chat avait senti que son maître ne l'aurait pas puni, l'on sait comment il aurait agi.

Krikor et la clé

21 avril. Hier, tandis que nous passions entre les files de prisonniers dans la cour, j'ai remarqué deux ou trois Arméniens parmi eux. L'un d'eux m'a reconnu. Aisé, il s'est gagné l'amitié du gardien-chef grâce à des bakchichs. Il avait envie de me parler et s'approcha de moi pour ce faire. Mais il avait à peine prononcé le mot "parev" usuel que le gardien le poussa de côté, en le menaçant de le battre à mort à la moindre tentative de me parler. Je les entendis l'appeler Kighetsi Krikor Agha. Je me souvins de suite qu'il s'agissait de l'homme qui avait, quelques jours auparavant, assassiné sa femme en la poignardant à trente reprises. Quand j'avais appris ce meurtre cruel, sur le moment, j'avais serré les dents en m'écriant : "Il mérite d'être pendu de suite !" Mais, maintenant, quand je le vois ici comme un codétenu, j'éprouve un désir réel de le rencontrer et de lui parler, de traiter avec respect ce genre de personne que je vouais aux gémonies deux jours plus tôt et, pourquoi pas, de nous témoigner une sympathie réciproque.

Je sais qu'il est inutile de demander au gardien de m'autoriser à le rencontrer. Il refuserait de m'accorder la moindre faveur de ce genre. Je fais l'objet d'une stricte surveillance. Alors que je suis assis, seul et déprimé, avec uniquement le gardien de prison allongé sur sa natte, soudain la porte de la cellule s'ouvre et Kighetsi Krikor qui déboule, un citron à la main. Il appelle le gardien et lui lance le citron. J'ai envie de lui parler, mais il ne s'arrête pas pour m'en donner l'occasion, qui naturellement ne me serait pas accordée. Peu après, la porte de la cellule s'ouvre à nouveau et Krikor qui entre. Il s'est à peine assis sur une natte près de la porte que le gardien lui crie de sortir ! "Interdit d'entrer dans cette cellule !" lui lance-t-il. "Faut que je te parle !" me dit Krikor. (J'ai l'impression que cela s'adresse à moi.) "D'accord, mais, commence par sortir d'ici !" lui répond le gardien, qui le pousse et l'oblige à sortir. En vérité, il n'a pas envie de me parler. Ce citron n'est qu'un petit bakchich, mais ça n'a pas marché. A nouveau, je me retrouve seul et découragé. La solitude suscite en moi une somnolence et je m'endors sur ma paillasse.

J'ignore combien de temps j'ai dormi, quand le gardien me réveille. Il me remet un Testament en turc, en me disant qu'il m'a été envoyé par mes amis. Je l'ouvre de suite et plein d'espoir, impatient d'examiner les pages de garde, recto et verso. Un message y a peut-être été consigné. Sur l'une des pages sont écrits ces mots : "Je compatis et je prie pour vous de tout mon cœur." Z. A. Zorapapel, un de mes élèves originaire de Russie, en est l'auteur. Je lui en suis très reconnaissant. O Verbe divin, toujours ô combien précieux et réconfortant, quels que soient les abîmes où tu descendes ou la langue que tu empruntes.

Je me mets à lire ici et là. Le premier passage que croise mon regard est le suivant : "Que votre cœur ne se trouble point." Tout à l'heure, je m'imaginais que seul mon cœur avait un motif d'être inquiet. Maintenant, je commence à songer à ces milliers de martyrs qui ont souffert et ont été torturés en raison du message de l'Evangile contenu dans ce petit livre. Ils bravèrent d'un cœur serein les tortures et la mort. Mais moi, Seigneur, qui suis faible ! Le cœur si troublé !

Le temps semble passer très lentement. Les heures paraissent des jours, les jours des années. Trois jours sont déjà passés et je n'ai sans aucune communication de l'extérieur. Je suis au désespoir ! Je dois absolument envoyer une lettre au Révérend William Chambers, le surintendant du lycée, pour l'informer de l'endroit où je me trouve, lui relater mon arrestation, ma fouille et mon incarcération, en espérant que cela leur permettre d'agir pour ma libération. J'ai un crayon, mais pas de papier. Les Turcs sont de grands fumeurs de cigarettes. Je repère tous ces papiers à cigarettes qui jonchent le sol. J'en ramasse plusieurs et je rédige une lettre.

Mais maintenant, comment lui faire franchir les murs de la prison ? Ce serait pure folie de tenter de l'envoyer dans le plat vidé de nourriture que mes élèves me font parvenir chaque jour. Les gardiens ne me permettent pas la moindre nourriture sans examiner tout d'abord minutieusement l'assiette. Puis, lorsqu'ils emportent l'assiette vide, celle-ci est à nouveau examinée.

Soudain, je me souviens avoir en poche la grosse clé de la porte d'entrée de l'école - une grande clé avec une tige creuse. Je décide de m'en servir de suite d'enveloppe pour ma lettre. J'enroule solidement en forme de cigarette les papiers fins à cigarettes sur lesquels la lettre est écrite, puis j'en remplis l'extrémité creuse de la clé. Apparemment, le tout s'emboîte à la perfection. Seul un examen approfondi pourrait montrer l'existence d'une lettre. Et je sais que mes gardiens ne sont pas des inspecteurs chevronnés.

Ce soir-là, quand le gardien m'apporte l'assiette de nourriture, je lui remets la clé en lui demandant d'avoir l'amabilité de la confier au garçon qui m'apporte la nourriture, puisque je n'ai pas besoin de cette clé en prison. Le gardien accepte et repart. Il revient bientôt et, à ma grande déception, me rend la clé en me disant que le garçon est déjà parti. Cette première tentative ne réussit pas, à ma grande consternation.

Au début, mes compagnons de cellule renâclaient à me parler, mais maintenant ils se montrent plus amicaux. Lors d'une discussion, l'un d'eux me demande : "T'as commis quel crime ? Pourquoi t'es en prison ?" Je lui réponds : "Mon crime le plus affreux c'est d'être prof !" Eh oui ! Je suis prisonnier parce que je suis professeur. Quel est celui qui s'échine et travaille dur ? Qui veille sur ces chères têtes blondes ? Qui travaille sans répit à créer le produit le plus haut qui soit - un homme instruit ? Sans rien recevoir en échange ? Qui sacrifie sa vie entière, sans recevoir la moindre compensation ? Cet homme est le professeur. Mais j'ai tort. Il perçoit un salaire. Il s'attire insultes, opprobre, persécutions ! Nous avons en mémoire quel est le salaire d'un professeur du Collège Nazaréen.

Deux dimanches plus tôt, je prêchais le sermon. J'étais libre alors. Quel joyeux dimanche ! Le lendemain, un ami nous montra un calendrier sur lequel il avait marqué chaque jour. Il me déclara : "Laisse-moi écrire pour le prochain dimanche où tu prêcheras." J'ignore au nom de quel pressentiment je lui ai répondu : "Ecris en face de dimanche prochain que je suis mort." Il me déclara qu'il n'en ferait rien. Or, pour moi, prison et mort sont synonymes.

Je me tiens à côté de la porte de la prison pour profiter de l'air frais. Un couple d'oiseaux niche dans une cavité en haut de la balustrade. Ils gazouillent et chantent, entrent et sortent comme des flèches, sautillent et s'envolent. ils sont chez eux, c'est leur nid et ils sont libres. Vous êtes heureux ! O petites créatures toutes de liberté ! Quel chance vous avez de n'avoir personne au-dessus de vous, qui restreigne les bornes ou l'usage de ces petites ailes ! Votre domaine a pour plafond la voûte azur du ciel, et pour plancher les champs verdoyants. Vous n'êtes pas contraints par quatre murs. (Oh ces murs épais, sombres et sinistres !) Partout où règne l'air frais et libre, vos petites ailes peuvent vous y conduire.

Tandis que j'observe ces petits oiseaux profiter de leur modeste foyer, tout heureux et pépiant, un corbeau surgit je ne sais d'où et prend place sur un rocher près de moi. Il tourne la tête et examine les environs. Il m'aperçoit, mais ne bouge pas. Je dois avouer que je n'ai jamais admiré ces oiseaux noirs, comme cela m'arrive pour leurs autres congénères. Mais la prison est un fichu endroit. Elle vous chamboule les idées du tout au tout. Quelle beauté ont ces plumes noires et ces yeux bleus ! Je commence à envier ce corbeau. Et lui qui, comme pour me narguer, me croasse au visage, avant de s'élancer, en déployant ses ailes. Va, compagnon d'Elie, va ! Tu es bien plus chanceux que moi ! 

Je décide qu'aujourd'hui, coûte que coûte, je dois faire passer cette clé dans laquelle j'ai déposé mon message. Je déchire un petit morceau de la page de garde du Testament que Zorapapel m'a envoyé. J'écris un post-scriptum dessus, je l'enroule et je l'enfile lui aussi avec soin dans la clé. Quand ils se présentent avec ma nourriture, je leur remets la clé, pour qu'ils la remettent au garçon qui m'a apporté de quoi manger. Mais, à nouveau, un peu plus tard, ils me rendent la clé, en me disant cette fois que le garçon leur a déclaré : "On ne la prendra pas aujourd'hui, gardez-la !"

Je suis révolté. Pourquoi ne l'ont-ils pas prise ? Pourquoi ? Je m'imagine que le garçon a peut-être regardé à l'intérieur de la clé et, qu'ayant remarqué le papier, il a rendu la clé pour que je ne sois pas attrapé et qu'ainsi ils soient bernés. Essaierai-je à nouveau demain ? J'en doute.

Ma clé en poche, je sors dans la cour, flanqué comme d'habitude de mes gardiens. Je croise en chemin mon ami Krikor. Je marche lentement, simulant la faiblesse (ce qui n'était pas loin de la vérité). Tandis que je m'approche de Krikor, il se met à me parler. "Bouge pas !" lui dis-je. J'extraie rapidement la clé de ma poche et la glisse dans la poche de son pardessus. Le tout en moins d'une seconde. En même temps, je lui murmure : "Envoie la clé à M. Chambers. C'est important !""Très bien," me répond-il avec un sourire encourageant.

A cet instant, le gardien se retourne et n'entend que cette dernière réponse de Krikor. N'ayant pas remarqué mon rôle, il s'emporte contre Krikor et l'abreuve d'un torrent d'injures et d'insultes, dont les Turcs ont le secret. Il menace de le frapper s'il ose s'approche de moi à nouveau. A ce moment-là, je me trouve à plusieurs mètres, tentant d'apparaître aussi indifférent que possible.

La clé n'a pas été découverte. J'éprouve une sorte de bonheur pour la première fois depuis mon arrestation. Je rentre, empli de joie, si tant est que l'on puisse parler de "joie" en prison. Cette clé achemine donc mon premier message à mes amis. Cinq mois plus tard, j'appris en détail comment il fut remis à M. Chambers.  

Le médecin aux lunettes bleues entre, tandis que je suis assis, tout à mes rêveries. Il examine les blessures des prisonniers, puis entre dans ma cellule pour se laver les mains. Il me salue d'un "Parev," après s'être assuré qu'il n'y a personne. C'est le premier salut en arménien que j'entends depuis des jours. J'ai envie d'en dire plus, mais l'un des gardiens entre et le médecin doit s'éloigner de moi.

Vers 11 heures et demie, les portes de la prison sont habituellement fermées. Il est probable qu'il ne reste plus personne dans la cour de la prison, mis à part les gardiens. A ce moment-là, j'ai brièvement l'occasion de sortir dans la cour. Quand je sors ce soir-là, triste et abattu, j'aperçois des oies en formation, volant au-dessus de moi. C'est le signe à Garin que le printemps arrive ou, du moins, approche. Ces nouveaux visiteurs me laissent avec un sentiment d'abandon. Si seulement j'étais l'un d'eux !

A l'isolement

23 avril. Ce que je mange n'est pas, à mes yeux, de la nourriture, tout comme ce que je bois ne saurait me satisfaire. Mon esprit et mes pensées sont loin d'ici. Normalement, je ne rêve jamais ou, si jamais cela m'arrive, c'est très inhabituel. Par exemple, une fois, j'ai vu le jour de la Résurrection, une autre fois la lune réduite en pièces. Jusqu'ici, quand je me couchais, je décidais parfois que je devais rêver de tel ou tel sujet, mais ça n'a jamais marché. Alors que, maintenant, quand je me couche, je souhaite au contraire oublier mes ennuis, mais je passe mes heures de sommeil (qui, je dois le dire, se font rares) à rêver. Ici, je rêve toute la nuit jusqu'au matin. Je vois au loin mes amis de Garin et mes proches, ma mère, mes frères, mes sœurs. Combien j'ai désiré rêver d'eux jusqu'ici ! Mais ce souhait était resté vain. Désormais, il ne se passe pas une nuit sans que je ne rêve d'eux. Après avoir passé toute une journée à me morfondre, comme balloté sur une mer démontée, est-ce trop demander de pouvoir me reposer la nuit ? Or, comment puis-je trouver le repos ou le calme ? O doux rêves ! Pourquoi ne pouvez-vous devenir réalité ?

J'ai envie d'écrire une longue lettre, surtout pour raconter en détail mon interrogatoire lors de mon arrestation, ce qui, selon moi, pourrait m'être utile en cas de nécessité. Mais comment écrire ? Tout le papier que j'avais sur moi m'a été confisqué dès le premier jour. Il ne me reste qu'un morceau de papier épais, dont je me suis servi pour envelopper la photo de Madeleine. Je l'utilise pour rédiger quelques notes pour mon journal. Je l'ai déjà rempli et je commence à écrire sur les pages de garde du Testament de Zorapapel. Si je demandais du papier, non seulement ils refuseraient de m'en donner, mais j'éveillerais les soupçons et je serais donc surveillé d'encore plus près. Je découvre finalement des morceaux de papier à cigarettes et j'arrache un morceau du Testament de Zorapapel. J'ai donc assez d'espace pour expliquer ce que j'ai en tête.                                                                   

Autre difficulté : mon crayon. Hier j'ai voulu en aiguiser l'extrémité et j'ai donc demandé un couteau de poche. "Ah non ! Jamais !" m'a lancé le gardien. "Pas de couteau pour toi !" J'attends jusqu'à ce que je sois seul dans ma cellule. J'enlève un vieux sabre accroché au mur, mais la lame est si émoussée que la pointe de mon crayon casse. Je repère un morceau de verre brisé et, à l'aide de son bord tranchant, j'arrive à tailler mon crayon. J'achève enfin ma lettre. Reste à savoir maintenant comment la faire passer au dehors. Après tout, le vrai problème est là. Tandis que j'entre dans la cour, j'essaie d'attirer l'attention de Krikor Kighetsi pour lui remettre la lettre. Mais le gardien qui m'accompagne ne m'en laisserait pas l'occasion. Le gardien en faction à la porte arrive en courant et réprimande Krikor en lui demandant de s'éloigner de moi. Je dissimule la lettre dans une fissure du mur, en espérant donner à Krikor l'occasion de lui révéler cette cache, pour qu'il puisse récupérer la lettre et la faire passer. Mais, aujourd'hui, je n'ai pas revu Krikor. Le document est resté là jusqu'au soir. Je le retire, en espérant avoir une autre occasion.

Mardi 24 avril. La neige n'est pas appréciée quand elle survient en cette saison et qu'elle recouvre la beauté du printemps. Mais, vu d'une prison, tout a l'air différent. J'aime bien cette neige superbe, survenue durant la nuit et le matin, et qui continue. J'observe les flocons de neige en train de tomber de la coupole béante du ciel. Que vous êtes impartiaux ! Vous visitez indifféremment le palais du roi comme la cabane du mendiant, la demeure de l'homme libre comme la prison du condamné. Vous n'avez de cesse, planant comme si vous aviez des ailes. Vous portez la marque de ces étoiles scintillantes dont vous semblez émaner. Dites-moi ! Comment ça se passe là-haut ? Y a-t-il une prison ou tout le monde est libre comme vous ?  

On peut tirer bien des enseignements en observant cette neige superbe qui descend. Tandis que je contemple ces menus flocons en train de tomber, recouvrant rapidement la face de la terre d'un manteau blanc, je réalise tout ce que l'on peut accomplir grâce aux autres et à la persévérance. Deuxièmement, il y a cet avantage immédiat : dans cette petite cellule, où douze détenus endurcis font brûler du bois inutilement et fument à n'en plus pouvoir respirer, la neige a rendu ce matin l'air bien plus amène et reposant.

Le médecin aux lunettes bleues est de retour. Je suis seul dans la cellule. Il s'incline devant moi et je lui retourne la politesse. Juste à ce moment-là, quelqu'un entre, puis sort à nouveau. Lorsque nous sommes seuls, je lui remets la lettre que j'ai écrite hier. Je lui demande instamment de la remettre à mes amis. Il me le promet, puis m'encourage de quelques mots autant que possible. Ces deux minutes d'échanges en arménien sont les premières (et, qui sait, peut-être les dernières) pour moi dans cet enfer.

Un jeune Kurde un peu bizarre figure parmi les prisonniers. Son comportement et sa façon de parler amusent apparemment tout le monde. Il s'appelle Resho. En un sens, c'est le comique de la prison. Quand nous avons appris que deux Kurdes étaient libérés de prison aujourd'hui, Resho s'est écrié : "Et moi, pourquoi je suis pas libéré ? Ils sont kurdes comme moi ! C'est des voleurs comme moi ! Pourquoi ils sont libres et moi je reste ?" Un jour, Resho a tenté de se pendre, en disant : "Pourquoi ils me libèrent pas ?" S'ils ne l'avaient pas rattrapé à temps, il aurait été libéré pour de bon de ce monde.

Mercredi 25 avril. Maudits poux ! Satanées mouches ! Qu'avez-vous fait pour moi pour que vous vous nourrissiez de moi ? Croyez-vous que j'aie dormi cette nuit ? Si chaque prisonnier comptait autant de ces petites bêtes voraces que moi, il ne souffrirait pas davantage; cela seul suffit à rendre la prison détestable. Tu te tournes, tu roules, tu grattes, tu frottes, en vain. Impossible d'échapper aux piqûres de ces bourreaux.

Douze hommes occupent ma cellule. De vraies feignasses. Au lieu de sortir leurs nattes dans la cour et de les secouer, ils les laissent là. Ils ne prennent même pas la peine de balayer. Ils s'assoient et allument leur tabac, tirant sans cesse des bouffées. Ce matin, ils sont assis à déblatérer horriblement. Comme emportés par leurs conversations. Il s'agit de savoir qui sera nommé dans la réorganisation prochaine des forces de police. En espérant en profiter. Soudain, sans prévenir, quelqu'un arrive en disant que Mirala était là. Il faut voir la rapidité avec laquelle ils bondissent tous les douze, à courir en tous sens, se donner un coup de brosse, se précipiter au-dehors pêle-mêle, pour rendre hommage à leur chef !

Aujourd'hui c'est le jour où le courrier arrive. Mon Dieu ! Quelles seront les nouvelles ? Vont-ils me convoquer à nouveau pour m'interroger encore ?

Jeudi 26 avril. Jeudi revient. Toute une semaine s'est écoulée depuis ma condamnation à l'emprisonnement dans cet enfer. A ce moment-là (la semaine dernière), je disais à mes élèves d'être patients et d'attendre mon retour - que j'avais des choses à régler. Et maintenant cela fait une semaine - toute une semaine - que je suis en prison. Je n'ai personne à qui parler. Je ne reçois aucune nouvelle qui puisse me réconforter. Mon dieu ! Que ces sept jours ont été amers ! Avec quelle lenteur ils ont passé ! Comme s'il se fût agi de sept semaines !

Aujourd'hui, normalement, le courrier part. Jeudi dernier, je m'étais proposé d'écrire à plusieurs personnes. La lettre que j'ai déjà écrite à mon frère, est partie. J'aimerais écrire à ma mère, à ma fiancée et à d'autres gens. Actuellement, je ne suis autorisé à écrire à qui que ce soit. Si on me le permettait, que me serait-il permis d'écrire ? Des mensonges, des mensonges censurés.               

Durant toute une semaine, le climat a accompagné ma peine. Parfois il pleut, parfois il neige ou de lourds nuages recouvrent le ciel. Mais aujourd'hui, le soleil est radieux. Je dois me contenter de regarder à travers les barreaux de la porte de la prison pour profiter de quelques rayons. O soleil ! Si vital, si essentiel ! Chaque matin, tu surgis de ta couche nimbée de rose avec une force incommensurable. Face à tes rayons dorés l'obscurité est réduite en pièces.

Vendredi 27 avril. Je suis sans nouvelles de mes amis. Je ne sais que faire. Ma patience est à bout. Ce qui renforce mes soupçons, à savoir que la situation s'est aggravée. J'écris une pétition au gouverneur. Quand le directeur la voit, il refuse de l'envoyer, déclarant que le gouverneur n'est pas compétent en la matière. Je rédige une autre pétition à l'attention du tadakhaz, que j'enverrai demain. J'ai hâte d'être libéré. Si je reste ici plus longtemps, je perdrai la raison à coup sûr.

Samedi 28 avril. Quelle vision enchanteresse je viens d'avoir ! Je m'imaginais sorti de prison. Me déplaçant librement. Allant voir mes amis. Je frappais à la porte du docteur Hanlahian. Il m'ouvrait, je lui conseillais de garder son calme. Tout heureux, je ne savais que dire. C'est alors que je me suis réveillé. C'était un rêve ! Autour de moi, des prisonniers en train de ronfler. A la lueur de la lampe, on distingue à peine les murs et le plafond noircis de la cellule. La prison est un lieu horrible. Horrible !

La pétition que j'ai écrite au tadakhaz lui a-t-elle été remise ? J'en doute. Peut-être pas. Suis toujours sans nouvelles.

J'aperçois un rossignol pour la première fois. "O doux présage du printemps !" O créature fortunée ! Toi qui possèdes deux ailes et qui peux t'enfuir à l'instant !

Le prisonnier étranger qui était hospitalisé à Terskhaneh a été exilé à Van, racontent les gardiens.

Nous sommes au dixième jour - mon deuxième dimanche dans cet enfer. Toujours aucune nouvelle de ma pétition au tadakhaz. J'écris une note pour demander des livres et du papier. Ils refusent de m'en envoyer, en me disant que je n'ai pas le droit d'écrire. Je suis un criminel au désespoir !

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Traduction : © Georges Festa - 06.2017



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