Non, ils ne furent pas des agneaux conduits à l'abattoir :
la résistance humanitaire durant le génocide arménien
Conférence de Khatchig Mouradian (Londres, Wiener Library, 12.12.2016)
The Armenian Weekly, 13.02.2017
LONDRES, R.-U. - Durant le processus de tout génocide, il existe une asymétrie de pouvoir entre les perpétrateurs du crime et ses victimes. Ce qui conduit à cette croyance très répandue qui veut que les victimes d'un génocide soient des êtres impuissants, dont le destin échappe à leur contrôle, des individus passifs mis sur une voie conduisant finalement à la mort. Dans le cas du génocide arménien, les victimes sont perçues comme impuissantes face aux massacres et aux marches de mort, et seuls les travailleurs de l'aide humanitaire, pour la plupart originaires d'Occident, sont perçus comme capables d'alléger la souffrance des Arméniens. Le docteur Khatchig Mouradian conteste ce point de vue, qui imprègne le discours populaire et universitaire. Dans sa conférence, Mouradian analyse l'action de ces victimes qui tentèrent d'elles-mêmes de se sortir de leur situation misérable, présentant ces tentatives comme des cas de "résistance humanitaire."
Ancien éditeur de The Armenian Weekly, Mouradian est professeur associé (chaire Nikit et Eleanora Ordjanian) à l'université de Columbia, après avoir été de même professeur associé (chaire Henry S. Khanzadian Kazan) à celle de Fresno (Université de Californie du Sud) (session d'automne 2016). En 2015-2016, Mouradian a été chargé de cours au département des Affaires internationales de l'université Rutgers, où il a aussi donné des cours sur l'impérialisme, la violence de masse et les camps de concentration aux départements d'Histoire et de Sociologie. Il a aussi été professeur adjoint aux départements de Philosophie et d'Urbanisme de l'université d'Etat de Worcester, où il enseigne l'espace urbain et les conflits au Moyen-Orient, le génocide, la mémoire collective et les droits de l'homme. Cette conférence était organisée conjointement par le docteur Krikor Moskofian, directeur du programme d'études arméniennes, et le docteur Christine Schmidt, directrice-adjoint et directrice de recherches à la Wiener Library. La manifestation s'est tenue à la Wiener Library et était présidée par le docteur Toby Simpson, directeur du département numérique.
Mouradian définit le triangle Alep/Ras al-Ayn/Deir-es-Zor comme les sites principaux de la résistance humanitaire, utilisant le terme de résistance humanitaire en raison du fait que ces efforts furent entrepris illégalement et contre la volonté de l'Etat ottoman. A Alep, en mai 1915, les trois églises arméniennes organisèrent des comités de secours, lorsque les réfugiés entrèrent par milliers dans la ville. Une figure éminente, engagée dans cette action humanitaire, fut le Père Essayan qui, avec son groupe de bénévoles, organisait des réunions et prenait des notes très détaillées sur les réfugiés et leurs besoins en termes de nourriture et d'hébergement. Initialement, ces réunions étaient organisées sans avoir connaissance de la véritable portée du crime perpétré contre les Arméniens et de l'immense crise humanitaire alors en cours. Durant les tout premiers mois, il fut possible d'aider individuellement chaque réfugié. Mais cela devint impossible par la suite; au fil des mois, des centaines de milliers de réfugiés entreront dans ce qui est aujourd'hui la Syrie. En outre, il fallut du temps aux autorités turques ottomanes pour prendre le relai des secours mis en œuvre, et même après l'avoir fait, elles n'accordèrent pas une attention particulière à la destination véritable des déportés. Au début de l'automne 1915, la situation changea; les autorités commencèrent à sévir et à contraindre ces actions à la clandestinité, arrêtant les organisateurs, bannissant les organisations comme la Croix Rouge et interdisant aux déportés d'entrer dans Alep.
Ce dispositif d'auto-assistance, mis en place par les Arméniens eux-mêmes, a été peu étudié - l'accent ayant été mis, jusqu'à présent, sur l'aide humanitaire occidentale apportée aux Arméniens. Or il était devenu difficile, même pour des étrangers, d'entrer et de se déplacer dans l'empire ottoman, en sorte qu'en de nombreux endroits les Arméniens ne pouvaient compter sur une aide extérieure. Mouradian cite plusieurs autres initiatives arméniennes visant l'auto-assistance, évoquant le parcours de figures comme le Révérend Hovhannès Eskidjian, qui consacra sa vie à sauver des déportés jusqu'à sa mort en 1916, date à laquelle il succomba à une maladie.
Les femmes jouèrent un rôle important dans ce processus d'auto-assistance, car la majeure partie de la population réfugiée était féminine, les hommes ayant été massacrés dans l'armée ou les prisons. Mouradian raconte l'histoire d'une infirmière, une déportée de Marash, qui contracta le typhus à Alep. Elle guérit après avoir été soignée par un médecin arménien local et finit par devenir une figure incontournable, car ayant survécu à la maladie, elle avait développé une immunité au typhus et pouvait ainsi soigner les réfugiés qui en étaient atteints. Elle fut alors conduite auprès du directeur de l'hôpital de l'armée ottomane, dont la fille souffrait du typhus. Elle soigna celle-ci, qui finit par guérir, et le directeur de l'hôpital fit d'elle l'infirmière en chef d'un des principaux hôpitaux militaires d'Alep. Elle parvint alors à sauver la vie de nombreuses Arméniennes en les employant dans cet hôpital et en leur évitant d'être déportées. Ce n'est là qu'une des nombreuses histoires des ces Arméniennes qui utilisèrent tous les moyens à leur disposition pour porter secours aux réfugiés.
Puis, Mouradian évoqua l'Hôtel Baron d'Alep. Cet hôtel - le plus ancien au Moyen-Orient, selon certaines sources - fut créé par les frères arméniens Mazloumian et accueillit nombre d'hôtes de marque, dont Charles de Gaulle et Agatha Christie. Or, non seulement il fut une institution de référence en termes de clientèle, mais il joua aussi un rôle clé dans l'entreprise de résistance humanitaire menée par les Arméniens. Il est à noter que les frères Mazloumian nourrissaient de bonnes relations avec les officiels ottomans qui y résidaient, en sorte qu'ils avaient toute liberté d'aider à l'hébergement de réfugiés arméniens. Histoire intéressante liée à cet hôtel, celle d'un groupe d'enfants arméniens qui purent gagner leur vie aux abords de la décharge de l'hôtel, dont ils récupéraient et consommaient les restes de la clientèle. Cette histoire illustre l'action des enfants engagés dans la résistance humanitaire, qui luttèrent pour survivre, quelle que soit la situation où ils se retrouvèrent. Ce genre d'histoires méconnues a peut-être du mal à se faire entendre, du fait de la marginalisation de ceux qui les vécurent, mais elles ne sont pas moins importantes si l'on veut restituer l'histoire globale du génocide arménien et ainsi mettre en lumière l'action de tous ces gens et groupes auxquels l'on ne s'intéresse guère ou pas du tout.
La répression ottomane visant les initiatives humanitaires nées à Alep, ainsi que l'arrestation et l'exil des Arméniens de cette ville vers les camps de concentration voisins porta un coup à l'entreprise d'assistance. Néanmoins, un effort coordonné visant à porter secours commença à prendre forme. Exemple intéressant de cette action arménienne, les fonctions d'autorité occupées par des Arméniens dans l'organisation des camps de concentration. Plusieurs fonctions pouvaient être remplies par des Arméniens : gardien du camp, convoyeur et fossoyeur. Les directeurs des camps turcs ottomans régnaient en maîtres. Ils représentaient une source de corruption, puisqu'ils acceptaient des pots de vin en échange du fait de permettre à des déportés de rester dans tel ou tel camp sans être acheminé vers un autre (les déportés étaient normalement envoyés d'un camp à un autre, jusqu'à ce qu'ils atteignent Deir-es-Zor, synonyme de mort). En reconnaissant des visages familiers, les gens originaires d'une même région pouvaient s'aider mutuellement dans les camps en termes d'obtention de nourriture, d'argent ou de permission de séjour.
A la fin de sa conférence, Mouradian présenta plusieurs photographies qu'il a prises autour de Deir-es-Zor. L'une d'elles est un groupe d'enfants dans un village qui ont ramassé des ossements dans le sol. Interrogés sur ces ossements, les enfants répondirent : "Armani ! Armani !" ['Arménien ! Arménien !' en arabe], rappel brutal qu'ils sont ceux qui vivent dans le sillage du génocide arménien et qu'ils ont toujours la mémoire locale de ces événements. Mais ce que Mouradian souhaitait faire comprendre, en montrant cette photographie, c'est que, du fait de la guerre qui fait rage en Syrie, ces enfants peuvent se trouver n'importe où, en ce moment. Rappelant que l'actualité n'est pas davantage étrangère aux injustices du passé, et que nous-mêmes, en tant qu'individus ou groupes, nous avons le pouvoir de résister aux injustices qui se passent autour de nous.
Lors du débat qui s'ensuivit, un membre de l'assistance demanda si les partis politiques arméniens traditionnels jouèrent un rôle dans cette entreprise de résistance humanitaire. En réponse, Mouradian déclara que les partis politiques arméniens, en tant que groupes organisés, n'ont pas pris part à la résistance humanitaire, du fait de la mise hors-la-loi de ces partis et de l'arrestation en masse de leurs membres. Néanmoins, leurs adhérents qui ne furent pas arrêtés se joignirent à cette entreprise, en évitant d'afficher ouvertement leur appartenance politique, en raison des risques encourus.
Un autre membre de l'assistance posa deux questions. La première était liée à la nature des camps de concentration, à savoir s'ils furent ou non, en réalité, des camps de mort. La réponse de Mouradian fut que, tout d'abord, ce sont les Allemands qui utilisèrent le terme de "camps de concentration" en décrivant les camps dans leurs rapports, et non les Turcs. Deuxièmement, les massacres n'eurent pas lieu à l'intérieur des camps; au lieu de cela, les gens étaient conduits au dehors pour être tués, ou bien étaient assassinés durant les marches de mort. La seconde question concernait la mesure avec laquelle les Grandes Puissances étaient informées du déroulement du génocide, ce à quoi Mouradian répondit qu'elles étaient en effet très bien informées, grâce aux rapports des diplomates et des missionnaires qui recueillaient des informations de première main et auprès des témoins oculaires. Exemple de ressource importante à cet égard, le Livre Bleucompilé pour le gouvernement britannique, dans lequel sont archivés des centaines de récits de témoins oculaires du génocide alors en cours.
Finalement, une question fut posée de savoir si des Turcs agirent pour sauver les Arméniens de la mort. Mouradian affirma que, même si les motivations de ces individus allèrent de la simple bonne volonté à l'appât du gain, de nombreux Turcs tentèrent en fait de sauver des vies arméniennes, souvent à leurs risques et périls.
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Traduction : © Georges Festa - 06.2015
vidéo de la conférence de Khatchig Mouradian :
site de la Wiener Library (Londres) : http://www.wienerlibrary.co.uk/home