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Noraïr Chahinian : The Power of Emptiness / La Force du vide

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 © Aras Yayıncılık (Istanbul), 2015


"Ce vide témoigne de l'échec d'un plan."
par Lora Sarı
Agos (Istanbul), 23.04.2015


[La moisson des voyages en Anatolie, que le photographe Noraïr Chahinian mène depuis 2012, vient de prendre forme dans un livre intitulé The Power of Emptiness [La force du vide]. Le vide peut dégager de la puissance dans toutes ses formes, mais le vide de l'Anatolie lui confère un trouble supplémentaire. Si les maisons, les ruines, les églises converties en mosquées, les gens et les ossements sont toujours là, quel est donc ce vide immense qui s'offre à nos yeux ? Peut-être devrions-nous tourner nos regards vers les derniers mots du texte que Sarkis Séropian a écrits pour ce livre : "Aujourd'hui, la Route de la soie, Ani, les monastères, les églises, jusqu'aux maisons et aux pièces, tout est vide, partout, d'un bout à l'autre du pays... Je me demande bien pourquoi."]

Chaque jeune Arménien qui grandit entend dire : "Si nous ne parlons pas arménien, qui le fera ?" Plus l'on en apprend sur le motif de cette interdiction absurde de parler sa langue maternelle, plus cela devient une obligation, et comme la langue est de moins en moins utilisée, une responsabilité. A cette responsabilité s'ajoutent, au fil du temps, traditions, culture et religion. Etre un Arménien en Turquie signifie devenir un porteur de culture et de langue, et cela pèse lourdement sur l'identité.

Noraïr Chahinian est arrivé en Turquie de l'autre bout du monde. Depuis 2012, il a voyagé en Anatolie à quatre reprises. Ses voyages totalisent neuf mois. Et maintenant Noraïr tient en main un ouvrage qui rassemble les photographies qu'il a prises lors de ses périples; il s'intitule The Power of Emptiness. A son départ d'Istanbul dans deux semaines, il laissera derrière lui d'innombrables amis qu'il a rencontrés ces trois dernières années, emportant avec lui son livre et plein d'histoires passionnantes.     

Peut-être une déformation liée au fait d'être arménien, c'est à ce "fardeau" que je songe de suite, quand je feuillette l'ouvrage : "L'arménité est à la base de ce projet sur lequel tu travailles depuis des années. Moi, j'amenuise ce fardeau en travaillant pour Agos, et toi, peut-être, grâce à ces voyages... C'est ça ?"
     
Noraïr me confie que le fait d'entamer ce périple était un devoir qu'il s'était assigné : "J'ai promis à mon grand-père, quand j'avais neuf ans, qu'un jour, j'irai visiter Maraş. Mon grand-père n'est jamais retourné à Maraş après son départ, et il m'a dit : 'Je n'aurai pas la chance de voir Maraş à nouveau, mais la souffrance est toujours là, dans mon cœur; vas-y et parle avec les gens.' C'est lui aussi qui m'a appris la photographie."

Un nouveau monde

Noraïr est plus que touché par le bonheur de voir paraître The Power of Emptiness ou l'émotion liée à l'inauguration de son exposition. Je constate qu'il répète, quatre fois au moins, les mots suivants : "Je suis venu ici chercher mes racines et remplir la tâche qui m'avait été confiée, mais parallèlement j'ai découvert un nouveau monde. Cette découverte me rend plus heureux encore que le fait d'avoir accompli le devoir dont mon grand-père m'avait chargé." Le "nouveau monde" de Noraïr prend d'autant plus de sens, quand on connaît comment la Turquie est perçue dans la diaspora. Noraïr m'apprend qu'il est le premier de la diaspora arménienne au Brésil, forte de 25 000 membres, à se rendre en Turquie : "Ils ont peur qu'il leur arrive quelque chose. C'est un pays bizarre, c'est sûr, quelque chose peut leur arriver, mais quand même..." Avant de venir ici, Noraïr apprit qu'il pouvait être assassiné en Turquie et que, même s'il n'était pas assassiné, personne ne l'aiderait et que plus personne n'y parle l'arménien, qu'il n'y a plus de chrétiens. Mais, à ses yeux, c'était impossible et il a fait le voyage d'Istanbul. Avec pour seuls viatiques l'adresse d'Agos et le nom de Sarkis Séropian...

"Séropian a été ma boussole"

"Séropian est devenu ma boussole," reconnaît Noraïr, comme le disent tous ceux qui rencontrent Baron [Monsieur] Séropian. Pourtant, je suis sûre que cette boussole signifie tout autre chose pour quelqu'un qui arrive du Brésil, qui ne connaît ni la langue, ni les lieux, ni la population de ce pays, et qui, par-dessus le marché, en a peur. Quand Noraïr s'est proposé de retrouver la maison de sa famille, la première réaction des gens a été, naturellement, de laisser tomber; impossible alors pour lui de retrouver ne serait-ce que la maison. Voilà pourquoi Noraïr se montre reconnaissant envers ceux qui l'ont guidé à travers les pierres et l'histoire, en particulier Baron Sarkis. "Il m'a donné des conseils du genre : 'Va à Bitlis. Et de là, à tel et tel village... Il y a deux cafés dans ce petit village. Entre dans l'un à droite. Va voir Ali au café, et puis appelle-moi et passe le téléphone à Ali." Sa connaissance intime du village, les amitiés proches qu'il compte parmi les habitants et savoir qu'il est possible de nouer ce genre de relations avec des Turcs, tout cela fait désormais partie du "nouveau monde" de Noraïr.  

Un ami de son grand-père

La famille arménienne que Noraïr a rencontrée à Gerger, les Adıyaman, démontrent la lutte pour leur identité que les Arméniens de Turquie continuent d'opposer non seulement à Istanbul, mais aussi en Anatolie, contrairement à ce qui est dit dans la diaspora : "La doyenne de la famille Bakırcıoğlu a 96 ans, elle a été témoin du génocide. J'ai rencontré aussi son arrière-arrière-petit-fils. Ils vivent toujours en Anatolie et ils ont protégé leur culture et leur religion. Ils ont une Bible datant de 1900 chez eux. Ce qui montre que le projet d'effacer les Arménie de l'Anatolie a échoué. J'en ai tiré une grande force."

Plusieurs coïncidences troublantes dans la vie de Noraïr l'ont guidé. La première est le message laissé sur un mur de la maison de sa famille à Urfa en 1922, dans l'espoir que d'autres membres de la famille le découvrent un jour. Autre coïncidence, son histoire avec l'oncle Hagop (Guiragossian) qu'il a rencontré à Vakıflı, où il s'est rendu en 2014 afin de rencontrer des Arméniens de Kessab : "Une partie de la famille de ma mère est de Kessab, tandis que l'autre partie de sa famille est du village de Soğukoluk, qui est très proche de Vakıflı. Voilà pourquoi aussi j'avais envie de faire leur connaissance. Quand je suis arrivé là-bas, les gens m'ont dit d'aller voir Hagop, qui est photographe. Grâce à des matériaux photographiques, j'ai découvert que Hagop est parti de Kessab à Alep dans les années 1950 et 1960. Le photographe qui lui a vendu son studio d'Alep était mon grand-père. Il connaissait mon grand-père. Au moment où j'ai appris ça, j'avais l'appareil photo de mon grand-père autour du cou... Je n'oublierai jamais son émotion, quand il a appris que cet appareil photo avait appartenu à son ami." Noraïr ajoute : "Imagine juste : j'avais fait tout ce chemin, du Brésil à Vakıflı. Il avait tout laissé derrière lui à Kessab au cause de la guerre, et il était venu se réfugier à Vakıflı avec pour tout bagage la clé de sa maison. Et on s'est rencontrés !" J'écoute Noraïr raconter son histoire, pour que je puise la raconter ensuite comme si c'était la mienne. Une même émotion me saisit quand je regarde les photographies de Noraïr, j'aimerais avoir vécu ces instants qu'il a saisis avec son objectif...

"Cette maison est aux Der Bedrossian !"

Noraïr continue d'évoquer les bons moments, sans faire état des difficultés de son voyage, jusqu'à ce que je lui pose la question : "Même si tu es venu ici 'guérir,' tu as sûrement eu de la colère quand tu as découvert la maison de ta famille, le message sur le mur, les ruines et tout ce 'vide.'""Tu parles !" soupire-t-il. Il m'apprend que parfois il a eu envie de tout laisser tomber et de repartir au Brésil, de fuir toute ce cauchemar qu'a été le génocide. "32 membres de ma famille ont été assassinés, seuls deux ont réussi à fuir. L'un d'eux était mon grand-père. Tu peux t'imaginer ce que ça signifie de te balader autour de la maison où ils ont vécu ? En particulier, quand tu découvres une inscription sur la porte, qui déclare : "Cette maison a appartenu à Mustafa Hacı, un riche homme d'affaires durant la Première Guerre mondiale'... Mon œil ! Cette maison appartient aux Der Bédrossian !"

Noraïr m'apprend aussi que le fait de dormir dans cette maison, si près de ce message, l'a presque rendu fou. Beaucoup de gens lui ont conseillé d'aller en justice pour que la maison lui soit rendue, mais Noraïr n'y tient pas autant, il possède une maison au Brésil, que ferait-il de celle-ci ? Ce qu'il aimerait, par contre, c'est une inscription qui dise la vérité. "Ce qui serait probablement plus difficile que de récupérer la maison !", soupire-t-il. "Autrement dit, ce projet avait aussi de mauvais côtés. Pendant des mois, j'ai voyagé tout seul, sans parler la langue et avec une trouille en moi qui venait de la diaspora. Il y a eu des moments difficiles et tristes. Et pourtant quelque chose m'attirait.""Tu devais le faire, voilà pourquoi tu ne pouvais pas laisser tomber," lui dis-je. "C'est vrai," reconnaît-il, en ajoutant : "Et, bien sûr, il y avait la possibilité de découvrir de nouveaux murs, de nouvelles pierres, de rencontrer d'autres gens !"

Je suppose que sa curiosité pour les pierres et les murs est liée à sa profession. Noraïr est architecte. Alors, pourquoi s'intéresser aux gens ? Les discussions que Noraïr a eues avec les gens qu'il a rencontrés en Anatolie sont très révélatrices : "J'ai rencontré beaucoup de gens sur ma route; parfois, on arrivait à se comprendre grâce à un seul mot, et parfois d'un simple regard; on faisait en sorte de se comprendre, on s'apaisait mutuellement. A Urfa ou Maraş, les gens me regardaient et disaient : "Ce gars est d'ici." Etait-ce parce que je leur ressemblais physiquement ? Ou y avait-il quelque chose de génétique ? Ils m'écoutaient avec une attention redoublée quand ils apprenaient que je venais du Brésil. La discussion abordait bien sûr 1915, et ils n'arrivaient pas à croire que des Arméniens aient pu survivre et aller jusqu'au Brésil."

Des histoires méconnues

Des milliers de questions assailliraient l'esprit de tous ceux qui ignorent le passé. Le fait qu'aucune question n'ait été posée à Noraïr renvoie à nouveau à ces mêmes histoires méconnues. Noraïr cite aussi ceux qui lui ont présenté leurs excuses : "Je sais que la majorité des habitants de ce pays ne s'excusent pas, mais j'ai été frappé quand j'ai rencontré des gens qui reconnaissent le génocide et, en plus, s'excusent. Je sais depuis longtemps que ce problème ne peut être réglé par la politique. Seule la parole des habitants de la Turquie changera la donne." A nouveau, émerge de ces mots l'idée que la solution viendra de ceux qui continuent à peupler ce vide. Noraïr est convaincu que ses photographies en diront beaucoup plus qu'un livre d'histoire, qui raconte des mensonges. Il sait aussi que le message qu'il a découvert sur un mur de la maison de sa famille dit beaucoup de choses à ceux qui veulent comprendre.

Je garde pour la fin la question que j'avais envie de lui poser : "Quel est ce vide ?" Noraïr me répond : "Même si ce vide résulte de l'absence des Arméniens, il est encore possible de discerner des signes d'appartenance aux Arméniens, ou de leur présence. Par ailleurs, ce vide est aussi la marque d'un plan qui a échoué. Ce plan qui visait à purger l'Anatolie des Arméniens, mais je constate que dans ces territoires, il y a non seulement des Arméniens islamisés par la force, mais aussi des Arméniens qui protègent et font vivre leur religion et leurs traditions. Un mur ou un être humain peut être ce vide; ou quelqu'un qui cherche son histoire ou ses racines. Et ce vide n'est pas seulement un signe de tristesse et de souffrance, mais aussi de vie et d'espoir."

L'exposition "The Power of Emptiness," qui présente des photographies extraites du livre de Noraïr Chahinian, est au Depo, du 24 avril au 31 mai 2017.      

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Traduction : © Georges Festa - 06.2017

site des éditions Aras (Istanbul) : https://www.arasyayincilik.com/



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