© Peter E. Randall, 2015
La destruction de Tadem : l'épuration des Arméniens
par Uzay Bulut
The Armenian Weekly, 22.02.2017
Un nouveau fléau frappe depuis peu la Turquie : l'épuration des professeurs de ses universités. Selon l'agence d'information BIA1, 4 811 enseignants appartenant à 112 universités ont été limogés en vertu de cinq décrets statutaires publiés durant l'état d'urgence. Quinze universités ont été fermées.
Une de ces universités, dont plusieurs enseignants ont été limogés ou même incarcérés par la police, est celle de Firat dans la ville d'Elâzığ (Kharpert), qui a une longue histoire de persécution concernant les étudiants arméniens et leurs maîtres.
D'après Matthew Karanian, auteur de l'ouvrage Historic Armenia After 100 Years, paru en 20152, Kharpert est l'une des plus anciennes régions de peuplement arménien. "Certains chercheurs estiment que Kharpert pourrait être le berceau de la nation arménienne," déclare-t-il.
L'essayiste Robert Aram Kaloosdian, dont le père est originaire du village de Tadem, proche de Kharpert, relate les parcours personnels des villageois arméniens de Tadem, qui fut habité de façon continue par les Arméniens depuis sa fondation jusqu'au début des années 1920. Son ouvrage, Tadem, My Father's Village: Extinguished during the 1915 Armenian Genocide, publié en 20153, souligne aussi toute l'importance que la communauté arménienne de ce village accordait à l'enseignement et aux études.
"Les recherches montrent que Tadem jouait un rôle important à une certaine époque,"écrit Kaloosdian. "Les émigrés fondèrent la Tadem Enlightenment Education-Loving Society [Association d'Emulation de Tadem], plus connue en anglais sous le nom de Tadem Educational Society, le 17 juin 1891, à Portland, dans le Maine, afin de créer une école mixte dans "le village de Tadem dans la province de Kharpert," leur ville d'origine en Arménie historique. Ils s'engagèrent aussi à soutenir et à développer l'école chaque année 'au plan financier, moral et intellectuel.'"
Or, pour des Arméniens exposés à une persécution constante de la part du régime ottoman, tenter d'améliorer leur système éducatif n'était pas une tâche facile. "La jeunesse de mon père se déroula à l'ombre de la terreur : des récits de fuite et de clandestinité, de tueries, de pillages et de désolation. Le village se composait d'une communauté blessée au plan émotionnel. Les souvenirs des massacres étaient encore frais dans l'esprit des aînés de mon père, quasiment chaque famille arménienne de Tadem ayant payé un lourd tribut. Un jeune grandissant au début du vingtième siècle apprenait que le massacre et le meurtre faisaient partie du vécu de l'identité arménienne dans l'empire ottoman." explique Kaloosdian.
Néanmoins, les villageois arméniens de Tadem n'avaient de cesse d'apprendre, avides de culture. "Les habitants de Tadem, chez eux comme aux Etats-Unis, cultivaient une passion pour la connaissance et les études. Ils ne voulaient pas d'une école simplement pour que leurs enfants échappent aux routes poussiéreuses de Tadem ou aux champs fertiles de Kharpert. Ils avaient envie de développer l'amour des études afin d'éclairer leur univers obscur, fait d'ignorance.
La Tadem Educational Society constitua une bibliothèque avec des livres arméniens; ainsi les écrits des plus grands auteurs d'Arménie passèrent de main en main. D'après les quelques élèves qui avaient survécu, l'école connaissait une renaissance, lorsque la Première Guerre mondiale éclata et que les massacres d'Arméniens mirent un terme à l'activité éducative et culturelle de Tadem. L'église et l'école furent détruites une seconde fois, et la population de Tadem se dispersa pour former des colonies au Proche-Orient. Vingt-quatre années d'efforts, de sacrifices et d'engagements prirent fin... En l'espace de quelques mois, au milieu de l'année 1915, Tadem cessa d'être un village arménien,"écrit Kaloosdian.
Kaloosdian explique que l'histoire qu'il apprit des survivants du génocide de Tadem fait du village le microcosme de ce qui se passait alors à travers les provinces arméniennes.
L'ensemble des autres villages et villes arméniennes connurent un même sort en 1915 et ensuite. L'historien Christopher Walker écrit dans son livre Armenia: The Survival of a Nation4que, dans une dépêche en date du 14 novembre 1929, le consul de Grande-Bretagne, A. Monk-Mason, cite un Arménien originaire de Kharpert : "En Turquie aujourd'hui, nous n'avons aucun moyen d'existence; nous sommes persécutés, volés, maltraités, jetés en prison, jugés et, si on a de la chance, déportés."
De nombreux Turcs sont apparemment choqués par les pressions du gouvernement actuel contre les universitaires et les enseignants. Or le "péché originel" fut perpétré lors du génocide arménien. Comme l'écrit Kaloosdian : "Les cicatrices de ces années terribles ont accompagné les survivants, leur vie durant."
Kaloosdian éclaire d'une manière frappante ce que le génocide entraîne dans les faits. Non seulement des centaines de milliers de vies humaines trouvèrent la mort, mais le génocide provoqua aussi la destruction d'une grande civilisation.
Selon un rapport de la Fondation pour l'Histoire de la Turquie5, paru en 2013, intitulé Les écoles des minorités, d'hier à aujourd'hui, il existait en 1894 6 437 écoles qui appartenaient aux minorités arméniennes, grecques et juives dans l'empire ottoman. Rien qu'à Istanbul, il y en avait 302.
De nos jours, à Istanbul, il n'existe que 22 écoles des minorités. Seize appartiennent à des Arméniens. Toutes les écoles des minorités en Anatolie ont été fermées.
Notes
1. "4,811 Academics from 112 Universities Discharged by 5 Statutory Decrees,"Bianet.org, 08.02.2017 - http://bianet.org/english/human-rights/183432-4-811-academics-from-112-universities-discharged-by-5-statutory-decress
2. Matthew Karanian, Historic Armenia After 100 Years: Ani, Kars and the Six Provinces of Western Armenia, Stone Garden Press, 2015
3. Robert Aram Kaloosdian, Tadem, My Father's Village: Extinguished during the 1915 Armenian Genocide, Peter E. Randall, 2015
4. Christopher J. Walker, Armenia: The Survival of a Nation, St. Martin's Press, 1980
5. Ayça Örer, "Azınlık okulları 90 yılda eridi,"Radikal, 20/09/2013 - http://www.radikal.com.tr/turkiye/azinlik-okullari-90-yilda-eridi-1151676/
[Originaire d'Ankara, Uzay Bulut est une journaliste turque. Elle est titulaire d'un mastère en sciences des médias et études culturelles de l'Université Technique du Moyen-Orient d'Ankara. Elle travaille principalement sur la question kurde, l'antisémitisme et les minorités ethniques et religieuses de Turquie. Elle vit actuellement à Washington, D.C.]
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Traduction : © Georges Festa - 05.2017