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Elif Shafak - Turquie : les écrivains réduits au silence / The Silencing of Writers in Turkey

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 © Flammarion, 2015


Turquie : les écrivains réduits au silence
par Elif Shafak


Né à Budapest au tournant du siècle dernier, l'écrivain anglo-hongrois Arthur Koestler se familiarisa de près, au cours de sa vie, avec les périls de l'autoritarisme. Les effets corrosifs de ce type de régime sur l'âme humaine le hantèrent autant que la concentration effrénée du pouvoir. "Si le pouvoir corrompt,"écrit-il, "l'inverse est vrai aussi : la persécution corrompt la victime, fut-ce de manière plus subtile et plus tragique."

Si Koestler dit vrai et si les régimes autoritaires finissent par être corrupteurs, de même que leurs détracteurs, alors les écrivains turcs ont une nouvelle raison de s'inquiéter. Depuis des années, nous traversons un sombre tunnel, qui va se rétrécissant, celui de la "démocratie antilibérale." L'élite au pouvoir du parti du président Recep Tayyip Erdoğan, l'AKP, refuse de reconnaître que des élections libres ne suffisent pas à soutenir une démocratie. D'autres composantes sont nécessaires : la séparation des pouvoirs, l'Etat de droit, la liberté d'expression, les droits des femmes et les droits des minorités, ainsi que des médias pluriels, indépendants. Sans ces garde-fous, l'urne à elle seule ne fait qu'ouvrir la voie au mieux au "majoritarisme" et au pire à l'autoritarisme.

La tentative de coup d'Etat en juillet dernier, qui a fait plus de deux cents victimes, a choqué et fut une erreur; elle a tout aggravé. Or, par un de ces paradoxes sans fin dont la Turquie a le secret, les libéraux et les démocrates, qui furent parmi les premiers à s'opposer aux funestes tentatives des putschistes de renverser le gouvernement AKP, ont été aussi les premiers à être punis et réduits au silence par ce même gouvernement. Plus de cent quarante journalistes sont en prison en Turquie aujourd'hui, faisant de ce pays le premier geôlier de journalistes au monde - dépassant même la Chine. Amis et collègues sont exilés, mis à l'index, arrêtés, emprisonnés. L'éminente linguiste Necmiye Alpay, qui a fêté son soixante-dixième anniversaire derrière les barreaux; la romancière Aslı Erdoğan; l'écrivain Mehmet Altan; l'éditorialiste libéral Şahin Alpay; le rédacteur en chef du journal laïque Cumhuriyet, Murat Sabuncu, et son éditeur littéraire, Turhan Günay - la liste des écrivains et journalistes incarcérés donne le vertige et nous savons tous, au fond, qu'elle peut encore s'allonger chaque jour.

Le New York Times a récemment signalé que "les auteurs de renom bénéficient étrangement d'une immunité, même partielle, au regard de la répression orchestrée par le gouvernement." Or nous ignorons qu'il s'agit là des conséquences de la répression en cours contre ceux des nôtres qui sont "libres." Comme l'a observé un commentateur sur les réseaux sociaux : "Si tous ces écrivains sont 'dedans," aucun autre ne peut vraiment se dire 'dehors.'"

Nous avons besoin de fiction - ni, plus, ni moins - en des temps troublés et agités. Mais il serait naïf de s'imaginer que notre fiction soit immunisée, indemne de ces événements. Dès le Printemps arabe, j'ai eu de nombreux échanges avec ces écrivains issus de "géographies chancelantes" - Egypte, Pakistan, Libye, Tunisie. Nous savons tous que lorsque l'on est un romancier issu de ces territoires, l'on ne saurait s'offrir le luxe d'être apolitique. Et même si toute discipline artistique est sensible au déclin et aux manipulations sous des régimes autoritaires, la fiction est particulièrement exposée dans de telles circonstances - la prose, plus que la poésie. Dans son essai "The Prevention of Literature," George Orwell s'intéresse au sort de ces deux genres littéraires dans un régime non démocratique. Un poète, selon lui, peut survivre au despotisme relativement indemne, sain et sauf, mais pas un prosateur, incapable de contrôler ou de restreindre la portée de ses réflexions sans "tuer son esprit d'invention." Orwell étudie comment la littérature s'étiola en Allemagne, en Italie et en Russie, chaque fois qu'un régime autocratique progressa. Il prévient alors les écrivains à venir : "La poésie peut survivre à une époque totalitaire, et certains arts ou demi-arts, comme l'architecture, peuvent même tirer profit de la tyrannie, tandis que l'écrivain en prose n'a le choix qu'entre se taire ou mourir."

Le silence est une chose étrange, une substance gluante, poisseuse qui tourne à l'aigre tant qu'on la garde en bouche, tel un chewing-gum pourri sans que l'on en ait conscience. Et qui est contagieuse : étrangement, le silence adore la compagnie. Il est plus facile de rester silencieux, quand les autres, eux aussi, font de même. Le silence déteste l'individualité. Le silence déteste la solitude.

La prose, d'autre part, exige deux choses - qu'il est difficile de réaliser dans une société aussi collectiviste et polarisée que celle de la Turquie. Le défi est plus grand encore, à mon avis, pour les femmes écrivains, encore considérées comme filles, épouses ou mères plutôt que comme des personnes capables de penser et d'écrire par elles-mêmes. En Turquie, l'âge et le sexe, parallèlement à la classe sociale et au degré de richesse, constituent des clivages essentiels, et les femmes écrivains luttent pour gagner le respect avant d'être "vieilles" aux yeux de la société, partant désexualisées et déféminisées. Jusque là, la rhétorique du sexisme et de la condescendance à laquelle l'on est soumise en tant que femme écrivain se fait plus rude.

Chose frappante, une part notable de ce mépris émane de gens faisant partie de la nouvelle élite culturelle. Rien de plus triste que l'émergence de "journalistes" et "écrivains" opportunistes sous un régime autoritaire. Certaines figures peuvent être des écrivains plus anciens qui n'ont pas eu le succès désiré, bien décidés à profiter de la répression, dans l'espoir d'une ascension rapide. D'autres, des néophytes avides de tirer parti de l'obscurité et du chaos. En Turquie, nous en possédons maintenant toute une cohorte, appelant publiquement à l'arrestation de leurs confrères et se réjouissant de voir leurs vœux comblés.

Mis à part ce genre de réponse opportuniste, quatre réactions de base m'apparaissent parmi les écrivains turcs face à la perte de la liberté intellectuelle et artistique. Premièrement, la dépolitisation - une autocensure volontaire. A savoir une fuite dans notre imaginaire. Dans Le Monde d'hier, ses mémoires sur l'existence à Vienne avant la montée du parti nazi, Stefan Zweig écrit : "Oublie tout, me disais-je, réfugies-toi dans ton esprit et ton travail, là où tu vis véritablement, où ton moi respire, où tu n'es citoyen d'aucun Etat, ni l'enjeu de cette partie infernale, là où seule ta raison peut encore s'efforcer d'avoir quelque effet raisonnable dans un monde devenu fou." Ceux qui s'engagent dans cette voie éliront surtout des thèmes non politiques, narrant des histoires d'amour et de chagrin, bien à l'abri. Entretemps, les choses se feront plus sinistres sous nos fenêtres, confrères et amis en proie à mille difficultés, tandis que nous nous voilerons la face derrière nos piles de livres, sincères dans notre passion de créer, mais lâches face à la meute des forces réduisant à néant la création.

Et puis il y a la voie de la sur-intellectualisation - un changement de style plutôt que de sujet. Ceux qui s'engagent dans cette voie se mettront à écrire d'une manière plus indirecte, plus alambiquée, nommant, sans le nommer vraiment, l'innommable, gardant leurs phrases trop longues, leurs descriptions trop abstraites afin de ne pas nommer un autocrate un autocrate.

Il y a aussi ceux qui se retrouveront catapultés dans un rôle public nouveau pour lequel ils n'ont pas été préparés, devant combattre le pouvoir, l'injustice, l'inégalité, l'oppression. Leur art peut s'y épanouir ou en souffrir - non pas nécessairement du fait de l'oppression gouvernementale, mais parce que trop de politique peut étouffer l'art du récit.

La quatrième et dernière voie est la satire, l'humour acéré, noir. Quelle meilleure réponse à un état de choses que de se moquer du pouvoir et d'une société qui a si peur de son grand chef - et aussi se moquer de nous-mêmes, les écrivains et les artistes, qui tentons de survivre en vendant notre âme chaque jour un peu plus ? Or l'humour est une entreprise risquée en Turquie; sans surprise, parmi les personnes arrêtées, figure l'un des meilleurs caricaturistes du pays, Musa Kart.

Tandis que ces quatre voies s'offrent à nous, nous nous retrouvons séparés dans de petites cellules aux parois de verre. Même les amitiés anciennes sont brisées. Des écrivains issus de géographies branlantes sont contraints d'écrire et de parler politique comme jamais auparavant. Chaque jour, nous faisons face au défi de savoir comment équilibrer la routine et l'essentiel, le banal et le sublime, le "dedans" et le "dehors." Chaque jour, nous faisons face au défi de savoir comment défendre les nuances dans une culture faite de généralisations grossières, comment jeter des ponts d'empathie là où des populistes démagogues s'affairent à dresser les gens les uns contre les autres. Et même si le cas turc est, à certains égards, à désespérer, il s'inscrit dans une tendance beaucoup plus vaste. Par vagues successives, nationalisme, isolationnisme et tribalisme frappent aux rives de l'Europe, atteignant les Etats-Unis. Chauvinisme et xénophobie sont en hausse. Les temps sont à l'inquiétude - et il n'y a qu'un pas de l'inquiétude à la colère et de la colère à l'agression. Si Koestler et Zweig étaient en vie aujourd'hui, ils en reconnaîtraient les symptômes de suite.

[Elif Shafak est une romancière de Turquie. Elle vit à Londres et écrit à la fois en turc et en anglais. Cette tribune est parue à l'origine dans le New Yorker, le 10 décembre 2016.]                    

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Traduction : © Georges Festa - 01.2017



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