Couverture de l'édition arménienne de 1959
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Khatchatour Abovian
Les Plaies de l'Arménie
(Œuvres choisies, Erevan, 1984, 720 p.) [en arménien]
par Eddie Arnavoudian
Groong, 18.02.2013
Nul enseignement en matière de littérature, ou de société, arménienne moderne ne saurait être exhaustif sans une étude approfondie de ce véritable tour de force. Ecrit en 1841, mais publié pour la première fois en 1858 seulement, dix ans après la mort de l'auteur, Les Plaies de l'Arménie, de Khatchatour Abovian, fut et reste un roman majeur - au plan artistique, social et politique. Une affirmation épique du sentiment d'espoir et de liberté qui peut inspirer tout un peuple dans sa chair. L'une des toutes premières et des plus importantes expressions imaginaires de la foi en la renaissance d'une nation arménienne démocratique.
Décidé à communiquer sa vision au peuple, Abovian est aussi révolutionnaire de par son choix linguistique. Dans ce premier roman arménien moderne, il délaisse l'arménien classique, incompréhensible pour les masses, et écrit au contraire dans leur dialecte, le faisant à merveille, posant les fondements de l'arménien oriental littéraire moderne. Son style très littéraire, le mélange de prose narrative et de poésie épique, la combinaison de réalisme moderne et des traditions du récit populaire parlent de l'émergence d'une tradition romanesque véritablement arménienne, qui ne s'est malheureusement pas pleinement développée, à mesure que de nouveaux écrivains s'approprièrent la forme d'un roman russe et européen tout autre.
Le désir d'une nation arménienne moderne, dans toute son étendue, se fait jour dans ce roman : l'aspiration à l'indépendance vis-à-vis du régime colonial, la critique de l'obscurantisme d'une Eglise arménienne féodale et de son ignorance grossière (comparant le soi-disant système éducatif en décrépitude du clergé arménien avec l'enseignement islamique réputé supérieur de ses voisins), le rôle exploiteur de l'Eglise et de ses services au regard des conquérants étrangers, la critique de la corruption financière qui détruit la solidarité sociale, le fléau de la passivité face à l'oppression intérieure et étrangère, la solidarité internationaliste (avec les Américains autochtones dans le cas présent) et la formulation d'un patriotisme exempt de tout chauvinisme, ainsi que - et c'est là une faiblesse - cette russophilie politique arménienne récurrente, désireuse de substituer un pouvoir russe, considéré comme plus bienveillant, à la domination ottomane ou persane.
Situé à l'époque de la guerre russo-persane de 1826-1828, Les Plaies de l'Arménie suit les aventures de son héros, Aghassi, un jeune homme hédoniste, jovial, mais aussi rebelle et insoumis. Véritable empêcheur de tourner en rond aux yeux de son village et du pouvoir ecclésiastique, il ne saurait tolérer l'autorité déshumanisante, superstitieuse, oppressive et mortifère de quelque Etat étranger ou d'élites autochtones. Au début du roman, nous voyons son existence changer du tout au tout, suite à sa rencontre musclée avec des agents d'un seigneur persan, qui tentent d'enlever une jeune beauté locale. Contraint de partir en cavale, le récit captivant relate la mutation d'Aghassi, hors-la-loi en fuite devenant le chef d'une guérilla armée et combattant de la liberté contre l'occupation persane.
Premier combattant de la liberté dans la littérature arménienne moderne, Aghassi est dépeint dans la tradition d'un héros épique incarnant à merveille la soif de liberté et de plaisir, les charmes de la vie et de la nature, tout en étant prompt à résister à tout ce qui y fait obstacle. Il ne supporte aucun pouvoir, aucune autorité étouffante. Aghassi est universel, le patriotisme qu'il défend dans ce roman n'est jamais fonction d'une nationalité abstraite, mais toujours d'une humanité profonde. Le souci et la protection des siens, l'attention apportée à sa famille, à ses proches et à ses voisins, aux antipodes de mots d'ordre ampoulés, guident sa résistance à l'occupation étrangère. Il s'oppose au pouvoir persan non pas au nom d'une pompeuse idéologie nationaliste, mais parce qu'il désire que sa famille et ses compatriotes puissent mener une vie digne, à laquelle ont droit, à ses yeux, tous les hommes et toutes les femmes.
Aghassi est-il un authentique héros ? Son portrait a-t-il la même force de persuasion et la même vitalité que celle du village arménien, ranimé si brillamment par Abovian dans sa reconstitution de l'Arménie orientale rurale à la fin du 18ème siècle et au début du 19ème ? Le réponse est assurément oui. La dimension épique d'Aghassi, ses traits héroïques sont loin d'être des inventions idéalisées. Ils résident dans les expressions poétiques condensées d'une personnalité authentiquement arménienne, conditionnée au plan historique, émergeant alors sur scène et qui prendra son essor à partir des années 1860, plus particulièrement sous la forme de guérillas armées luttant pour défendre l'existence et les foyers du monde paysan.
Aghassi reflète fidèlement les caractéristiques de la guérilla arménienne de la fin du 19ème siècle. Abovian n'a rien d'un prophète. Mais il a l'art de saisir les processus sociaux à l'œuvre. Retraçant l'évolution d'Aghassi, de jeune villageois enthousiaste à hors-la-loi rebelle et bandit, puis combattant pour la liberté à part entière, il relate avec précision la trajectoire qui sera suivie par des hommes comme Andranik, Sébastatsi Mourad, Gévork Tchavouch, Aghpiour Sérop et tant d'autres, une trajectoire qui sera plus tard résumée au plan théorique par Eric Hobsbawm dans son admirable essai sur les guérillas.1
Tout comme Aghassi, ces hommes et ces femmes étaient eux aussi essentiellement issus du monde rural et se battirent pour défendre leurs droits individuels et collectifs. Tout comme Aghassi, ils faisaient partie de ces hommes et femmes "nouveaux" dans la vie arménienne. Aussi significatives que les qualités personnelles d'Aghassi, ses origines populaires. Dans la littérature romantique arménienne à ses débuts, la figure qui porte le drapeau de la liberté ou de la résistance nationale dérive habituellement de la noblesse, à l'instar des anciens récits historiques arméniens. Ce n'est pas le cas chez Abovian. Même s'il fait l'éloge des héros passés pour leurs qualités de grandeur, de courage et d'audace, s'agissant d'un modèle il se tourne vers la classe qu'il considère comme le fondement de la nation arménienne - la paysannerie.
La vision progressiste des Plaies de l'Arménie pâtit néanmoins d'une faiblesse qui, aujourd'hui encore, poursuit et affaiblit l'action politique en Arménie. Dans son orientation passionnément pro-russe, qui considère l'occupation russe de l'Arménie comme une étape vers l'émancipation nationale, Abovian suit la trace désastreuse de la politique de dépendance, formulée à l'époque moderne par Israël Ori. Mais il est peut-être une différence décisive et positive. Chez Abovian, nulle vision d'un Etat façonné à l'image des anciens royaumes arméniens. Contrairement à Ori, Abovian ne considère pas la domination russe comme un prélude à la restauration d'un quelconque ordre monarchique supposé ancien, susceptible de privilégier une élite d'aristocrates et de marchands, classe qu'il représente. Aux yeux d'Abovian, la domination russe n'est qu'une première étape vers l'émancipation, une étape facilitant l'éducation, l'éveil et le progrès de l'homme et de la femme du peuple de toutes nationalités, chose jugée impossible dans le cadre juridique de l'Etat ottoman ou persan.
C'est à cet égard qu'apparaît l'un des traits les plus séduisants des Plaies de l'Arménie. En dépit de l'incontestable ambition patriotique et nationaliste d'Abovian, nulle trace de quelque préjugé ou dénaturation anti-Turcs, anti-Persans ou anti-musulmans. Certes, Aghassi prend les armes au nom d'un Etat purement arménien, au plan ethnique. Or Abovian n'a pas pour ambition la création d'un Etat sans aucune place pour les Turcs, les Kurdes ou les Persans qui peuplent désormais les terres arméniennes historiques. Tout comme les Arméniens, d'autres musulmans et d'autres chrétiens, des Turcs, des Kurdes et des Persans se retrouvent, dans un premier temps, soumis eux aussi à la domination russe, du fait de l'occupation du Caucase par le pouvoir tsariste, et doivent bénéficier de tous les avantages censés être accordés aux Arméniens. Pour ensuite prendre part, ensemble et en bonne harmonie, au développement de leur nation indépendante respective au sein d'une unité caucasienne plus large.
De par la qualité de cet universalisme humaniste, cette histoire de la libération de l'Arménie énonce des vérités sur l'existence des peuples opprimés à travers le monde. Les Plaies de l'Arménie constitue, en outre, une arme polémique bienvenue en ces temps de nationalismes sectaires et de fondamentalismes religieux endémiques. De nos jours, plus de 150 ans après sa parution, dans un dialecte presque incompréhensible aujourd'hui, Les Plaies de l'Arménie demeure instructif, éclairant et même inspirant. Osez relever le défi de son lointain dialecte ! Vous ne le regretterez pas !
NdT
1. E. J. Hobsbawm, "Guerillas in Latin America,"Socialist Register, Vol. 7, 1970, p. 51-61
[Diplômé d'histoire et de sciences politiques de Manchester (Angleterre), Eddie Arnavoudian anime la rubrique de littérature arménienne de Groong. Ses essais littéraires et politiques paraissent aussi dans Haratch (Paris), Naïri(Beyrouth) et Open Letter (Los Angeles).]
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Traduction : © Georges Festa - 12.2016
Reproduction soumise à autorisation.