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"Le génocide arménien concerne l'humanité tout entière"
Entretien avec Richard Hovhannisian
par Pakrat Estukyan
Agos (Istanbul), 12.11.2016
[Figure éminente de l'historiographie arménienne, Richard Hovhannisian est venu à Istanbul assister au colloque "The Social Cultural and Economic History of Van and the Region 1850-1930" [L'histoire socioculturelle et économique de Van et de sa région 1850-1930], organisé par la Fondation Hrant Dink. Nous nous sommes entretenus avec lui de son récent ouvrage et de ses études sur le génocide.]
- Pakrat Estukyan : Votre série de monographies régionales est comme la continuation d'une tradition arménienne. Elle apporte en outre énormément aux études arméniennes. Comment voyez-vous cette série ?
- Richard Hovhannisian : J'ai consacré quasiment toute ma vie à étudier la République d'Arménie, qui exista entre 1918 et 1920. L'on sait que cette république a fait l'objet de critiques virulentes de la part de l'Arménie soviétique, qui lui a succédé. Mon approche de cette période est, par ailleurs, différente. La Première République fut d'une importance vitale pour le peuple arménien, en dépit de toutes ses insuffisances et imperfections. J'ai publié quatre ouvrages sur la Première République à partir des recherches que j'avais menées dans les archives de près de dix pays et des sources arméniennes que j'avais étudiées. Récemment, ces ouvrages ont été traduits en arménien occidental; actuellement, de jeunes chercheurs et ceux qui s'intéressent à l'histoire peuvent en tirer profit.
La série de conférences (Villes et provinces d'Arménie historique) que j'ai présentées à l'UCLA en 1997 constitue aussi une de mes études d'envergure. A ma connaissance, la jeune génération, contrairement aux premières générations de survivants du génocide, ne s'intéresse pas aux villes de ses ancêtres. Quand je demande à mes étudiants d'où ils sont originaires, ils citent des villes comme Alep et Le Caire, où leurs ancêtres durent se réfugier, suite au génocide. Si j'insiste, ils me disent en gros qu'ils viennent de Turquie. Certes, mais de quelle ville ? La plupart d'entre eux n'ont pas de réponse à cette question. Certains étudiants savent d'où ils viennent, mais la majorité est devenue indifférente aux terres de leurs ancêtres. J'essaie d'organiser deux conférences par an, où je souligne l'importance de telle ou telle ville en termes d'histoire et de culture arménienne. Naturellement, Van et sa région (le Vaspourakan) ont figuré en première place, puisque c'est là où le peuple arménien a forgé son histoire. Puis, les conférences ont continué avec Muş (Taron), Bitlis (Baghesh), Harput (Kharpert), Erzurum (Karin), Sivas (Sebastia), Diyarbakır (Tigranakert), Urfa (Edesse), la Cilicie et les communautés de Trébizonde et de la Mer Noire. A l'époque ottomane, le peuple arménien était présent dans tout le pays. Le volume 2 et les suivants concernent les communautés arméniennes d'Asie Mineure.
Il existait plus de 100 villages arméniens à environ 200 kilomètres d'Istanbul. Izmit et Bursa sont très connues. Or, des lieux comme Bandırma, Bardizag (Bahçecik), Armaş, Geyve, Adapazarı ont été des foyers culturels très importants. La communauté arménienne la plus importante est, sans conteste, cette d'Istanbul. Istanbul comptait la population arménienne la plus nombreuse et a joué un rôle essentiel dans l'histoire arménienne en termes de culture, bien qu'elle ne fasse pas partie de l'Arménie historique. C'est pourquoi tout un volume est consacré à Istanbul. Je me suis intéressé, par ailleurs, à l'incendie de Smyrne et à l'exode de sa population chassée vers la mer. Lors d'une conférence, j'ai aussi abordé Kars et Ani, qui appartiennent à la fois à l'Arménie Occidentale et Orientale.
Le dernier volume, paru le mois dernier, couvre Musa Dagh, Dörtyol et Kessab, qui se trouve actuellement à l'intérieur des frontières de la Syrie. J'ai publié 14 volumes et je pense que celui-ci sera le dernier.
- Pakrat Estukyan : Un premier volume, consacré à Bitlis (Baghesh), est paru en turc. Celui sur Van (Vaspourakan) sera bientôt disponible en turc. Qu'en pensez-vous ?
- Richard Hovhannisian : Je suis heureux de voir mes livres traduits et publiés en turc. Les jeunes Arméniens turcophones et les esprits ouverts en Turquie seront ainsi en mesure d'aborder ce sujet plus facilement et d'avoir une vision concrète du rôle joué par les Arméniens en Turquie.
- Pakrat Estukyan : Concernant les ouvrages patrimoniaux, comment définiriez-vous la notion de "patrie" pour les Arméniens ? Par exemple, pour un Arméno-Américain, dont le grand-père est de Van, quelle est sa patrie ? Van, les Etats-Unis ou Erevan ?
- Richard Hovhannisian : Récemment, la Fondation Hrant Dink a organisé un colloque sur la question de l'identité, un thème très important. Naturellement, son importance peut varier d'une personne à l'autre. Je suis de ceux qui considèrent cette question comme importante. De nos jours, certains reconstituent leur lignée. Par le passé, j'ai mené des entretiens d'histoire orale avec près de 800 survivants du génocide. La plupart de ces entretiens remontent aux années 1970-1980. Aujourd'hui, en 2016, quelqu'un qui porte un nom étranger essaie de compléter son histoire en reconstituant la vie de sa grand-mère; tout comme l'a fait Fethiye Çetin. Actuellement, ces archives orales sont traduites en anglais pour les rendre plus accessibles. Les gens ressentent une profonde tristesse à l'écoute des souffrances de leurs grands-parents. En fait, la plupart des gens que j'ai interviewés préféraient ne pas en parler. Par exemple, une personne dont le grand-père est de Zara avait envie d'entendre ces archives. La famille travaillait dans des moulins à Zara. Le grand-père évoque d'une manière saisissante Zara, leur maison, le moulin et la rivière qui l'activait. Puis il parle des épreuves qu'il a traversé. C'était le seul survivant d'une nombreuse famille.
- Pakrat Estukyan : A votre avis, en quoi le déni impacte-t-il l'identité arménienne ?
- Richard Hovhannisian : Le déni a un impact majeur sur l'identité. De nombreux Arméniens appartenant à la troisième ou quatrième génération sont conscients de la réalité du génocide, bien qu'ils ne parlent pas arménien et qu'ils aient oublié la culture arménienne. La négation de cette vérité les scandalise. D'un autre côté, elle renforce le sentiment de leur identité. Je pense que la mentalité consistant à adopter le déni obéit à une mauvaise stratégie. L'identité se renforce face au négationnisme. Comme je l'ai dit, pour la plupart des jeunes Arméniens, être arménien se limite à la cuisine et aux danses populaires arméniennes. En fait, la majorité des Arméniens qui ont migré aux Etats-Unis étaient originaires de la campagne et, apparemment, les rythmes des danses arméniennes survivront dans leur univers pendant quelques générations encore.
- Pakrat Estukyan : Que pensez-vous du rôle central du génocide arménien dans les études arméniennes ?
- Richard Hovhannisian : Incontestablement, le génocide occupe une place très importante dans l'identité arménienne. Avant de m'intéresser à ce sujet, mon domaine de recherche était la Première République d'Arménie. C'est le déni qui m'a amené à ce thème. Si le déni n'existait pas et si des compensations avaient été effectuées pour rendre justice, je n'aurais probablement pas entrepris ces recherches. Je sais que mon grand-père était originaire d'Harput, qu'il perdit toute sa famille, qu'il ne survécut que par hasard et que des Kurdes l'ont gardé en captivité pour l'obliger à travailler. Il est allé à Urfa et à Deir-es-Zor. Je sais tout cela et le déni me met hors de moi. Quand j'ai commencé à étudier ce sujet, seuls des Arméniens travaillaient dans ce domaine. Et puis j'ai constaté que des non-Arméniens menaient des études comparatives sur le génocide. Ils comparaient le génocide arménien avec d'autres génocides et en concluaient que c'était le prototype d'autres génocides du 20ème siècle. De nos jours, il existe une vaste littérature sur ce thème. Les études des non-Arméniens dépassent en nombre celles des Arméniens. C'est mieux, à mon avis, car l'histoire arménienne ne compterait pas autant, si elle restait limitée à des études menées par des Arméniens. Il nous faut maintenant universaliser notre histoire. Se centrer uniquement sur le génocide n'est pas une bonne chose, car l'histoire arménienne dans sa globalité est plus vaste et plus profonde que le génocide. En fait, certains en ont assez du génocide, ils se plaignent et se demandent : "Il n'y a rien d'autre ?" Or nous savons que nous avons beaucoup de choses à dire. L'histoire du peuple arménien est vieille de plus de 3000 ans. Une culture admirable a été forgée durant cette période. L'important est de mettre l'accent sur cette grande culture, en ayant le génocide en tête naturellement.
- Pakrat Estukyan : Vous avez une longue carrière universitaire à votre actif. A votre avis, où vont les études arméniennes ? Comment vont-elles évoluer ?
- Richard Hovhannisian : Au début, quand nous travaillions sur le génocide, nous essayions de convaincre les gens que cela s'était vraiment passé et nous cherchions des preuves. Mon premier ouvrage publié s'intitulait Armenian Genocide in Perspective1et son contenu abondait en descriptions des événements. Il analysait ce qui s'était passé, où cela s'était passé et comment. Or, le contenu de mes ouvrages récents est bien différent. Maintenant, chacun sait qu'un massacre a eu lieu. Et là, l'enjeu qui se pose à nous est d'analyser cette question. Nous traitons des questions comme celle de savoir pourquoi c'est arrivé, qui l'a mis en œuvre, quelles furent les erreurs des victimes, si tant est, ou ce que les survivants ont vécu ensuite, et ainsi de suite. Dans le cadre de cette analyse, une autre question importante se pose : le mouvement Jeunes-Turcs, et les Unionistes en général, sont arrivés au pouvoir en 1908 avec un discours libertaire et des slogans hérités de la Révolution française. Quel type de mutation intervint, sept ans plus tard ? S'agissait-il vraiment d'une mutation ou bien était-elle programmée au préalable et n'attendaient-ils qu'une occasion comme la Première Guerre mondiale pour réaliser ce plan ?
Les méthodes d'analyse et de comparaison sont aussi très importantes. D'aucuns s'inquiètent du fait que le génocide perpétré contre les leurs acquière moins d'importance, du fait de la comparaison. Je ne suis pas d'accord. En comparant, nous repérons les similitudes et les différences. Par exemple, tous les génocides ont ceci en commun : un échange massif de richesses entre la victime et le perpétrateur du génocide. De ce fait, le sort des avoirs arméniens explique beaucoup de choses. Vous savez mieux que moi que les avoirs arméniens sont à l'origine de la richesse de nombreux Turcs aisés. La comparaison est importante et doit être opérée. Je dois admettre qu'il y a eu beaucoup de progrès, mais les pays ont leurs propres intérêts nationaux et la question arménienne est victime de ces intérêts. En fin de compte, nous ne sommes pas une grande nation et nous n'avons pas assez de pouvoir pour avoir une influence au plan politique. Les grandes puissances ne nous soutiennent donc pas, concernant cette question. Retenons que l'injustice du génocide est le problème de l'humanité tout entière et que cela la concerne dans son ensemble.
NdT
1. Richard Hovhannisian, Armenian Genocide in Perspective, Transaction Publishers, 1987, 220 p. - ISBN-13 : 978-0887386367
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Traduction : © Georges Festa - 11.2016