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Restaurer ce qui a été détruit
Djoulfa en numérique
par Aram Arkun
The Armenian Mirror-Spectator, 02.07.2016
WATERTOWN, Mass. - Les Arméniens n'ont pas seulement perdu des vies, mais aussi d'irremplaçables artéfacts culturels du fait des violences au fil des siècles. Aujourd'hui, il existe peut-être un moyen de reconstituer une part de ce patrimoine perdu, du moins dans le monde virtuel. Le professeur Harold Short est membre d'une équipe de recherche qui tente de restaurer une partie du passé arménien, à commencer par le cimetière de khatchkars (pierres-croix) de Djoulfa, systématiquement détruit par les Azerbaïdjanais. De passage récemment à Watertown, il nous a livré quelques aperçus sur ce projet, intitulé officiellement "Julfa Cemetery Digital Repatriation Project" [Projet de rapatriement numérique de la nécropole de Djoulfa].
Il nous précise que le projet a été lancé par sa co-directrice, le docteur Judith Crispin, musicienne, photographe et intellectuelle australienne. Alors qu'elle dirigeait la Manning Clark House, un centre à Canberra, en Australie, légué par la famille Clark à des fins d'expositions et de manifestations culturelles, elle découvrit par des Arméniens le génocide de 1915 et la récente destruction de la nécropole de Djoulfa. A son apogée ce cimetière comptait plus de 10000 khatchkars datant du Moyen Age et bordant l'Arax, entre l'Iran et le Nakhitchevan. En 1998, il en restait près de 2000 avant la campagne de destruction, orchestrée par l'Azerbaïdjan. L'UNESCO a inscrit les khatchkars sur sa Liste du Patrimoine culturel immatériel de l'humanité.
Révoltée par cette perte, et frappée par la beauté de ces khatchkars détruits, Crispin prit contact avec le chercheur arménien Vicken Babkenian et l'évêque arménien de Sydney, sollicitant leur soutien pour tenter, à l'aide des technologies modernes, de reconstituer cette nécropole d'une manière virtuelle, mais réaliste. Elle chercha une institution universitaire susceptible de collaborer avec la Manning Clark House. L'Australian Catholic University [Université Catholique d'Australie] jugea le projet d'un grand intérêt. Le vice-chancelier de cette université demanda alors à Harold Short de se joindre à eux, en tant que spécialiste des sciences humaines au plan numérique. L'Institute for Social Justice de cette université et l'Institute for Religion and Critical Inquiry servirent de structures d'accueil au projet.
Diplômé en sciences humaines, mathématiques, informatique et systèmes, Short a dirigé le département de Sciences Humaines numériques au King's College de Londres jusqu'à sa retraite en septembre 2010, et a collaboré à un grand nombre de projets pluridisciplinaires. Il est responsable, nous précise-t-il, de la partie technique et gère l'équipe de travail, tandis que Crispin est chargée de coordonner les recherches historiques et culturelles nécessaires. Il s'agit d'un projet pluridisciplinaire avec des archéologues, des historiens, des photographes, des théologiens et des techniciens spécialisés dans le son et les sciences humaines numériques, pour n'en citer que quelques-uns.
Short nous explique les sources matérielles existantes concernant cette nécropole : "Ce qui rend possible notre manière de penser les choses, c'est la collection de 2000 photographies d'Argam Ayvazyan." Sur plusieurs dizaines d'années, en courant des risques importants pour sa propre sécurité, Ayvazyan prit systématiquement des clichés de cette nécropole durant la période soviétique, préoccupé par son état d'abandon et son délabrement. Il existe aussi des photographies prises par d'autres, à partir des années 1920, dont certaines de très haute qualité. D'après Short, tout cela est suffisant pour permettre de retrouver la position respective de ces khatchkars.
Un voyage exploratoire en 2013 en Arménie lui apporta un grand nombre d'informations et d'images et l'a conduit, entre autres, à publier un livre électronique richement illustré, Recovering a Lost Armenian Cemetery: A Pilot Project by Manning Clark House. Lors d'un autre voyage en Arménie en 2014, Crispin et un groupe de collaborateurs découvrirent aussi une quarantaine de khatchkars subsistants, transférés de Djoulfa en Arménie, en Géorgie et en Iran, au fil du temps. Un troisième voyage scientifique, au printemps dernier, a permis de les photographier et de les scanner en 3D. De nombreux matériaux dans des bibliothèques en Arménie et ailleurs existent, permettant d'identifier les personnes commémorées dans ces khatchkars.
Les photographies et les autres informations collectées sont en cours de numérisation. Short nous précise : "A mesure que nous travaillons, les archives vont s'agrandir et finalement les archives seront conservées quelque part entre l'Université Catholique d'Australie et la State Library of New South Wales [Bibliothèque Nationale de la Nouvelle-Galles du Sud], première bibliothèque publique d'Australie, qui réalise un travail important en numérisant ses collections."
La collection de photographies d'Ayvazyan a été acquise par l'Université Catholique d'Australie. "Ayvazyan," poursuit Short, "s'en préoccupait beaucoup. Il s'inquiétait pour leur sécurité en Arménie."
La Bibliothèque Nationale de la Nouvelle-Galles du Sud a pris contact avec la communauté arménienne d'Australie, dans le cadre de ses fonctions consistant à constituer des collections intéressant le public. En conséquence, des archives publiques concernant la communauté arménienne seront aussi créées au sein de cette bibliothèque, et le scanner de grande qualité, acheté par l'Université Catholique d'Australie pour le projet concernant les khatchkars, sera ensuite remis à la bibliothèque, une fois le projet achevé. Ces archives seront accessibles à la fois physiquement et numériquement en plusieurs endroits, afin que d'autres personnes puissent travailler sur ces collections.
L'équipe espère atteindre, ajoute Short, plusieurs objectifs spécifiques au regard de ces khatchkars. Deux installations permanentes seront créées, l'une au Musée-Institut du Génocide Arménien à Erevan, et l'autre, près de Sydney, à Chatswood, une petite ville où vivent de nombreux Arméniens. De vastes espaces adéquats ont été identifiés pour ces installations.
Short ajoute : "Notre objectif essentiel est une expérience d'immersion tridimensionnelle pour que les gens aient l'impression, autant que possible, de se trouver dans cette nécropole. Nous aimerions que les installations permanentes soient là où les gens aimeraient les trouver. Nous aimerions aussi créer une version touristique, qui se tiendrait probablement sous un dôme."
L'équipe, dit-il, se propose de disposer les installations de manière à ce que l'on puisse choisir dans quelle partie de la nécropole l'on désire se trouver, à quel moment de la journée et dans quelle saison. En regardant un khatchkar, il sera possible d'appuyer sur un bouton et d'en découvrir le symbolisme, ainsi que la personne pour laquelle il fut réalisé. Des rituels religieux pourront peut-être même être accomplis, tels qu'ils le furent à l'origine. Espérons qu'une version partielle puisse être aussi réalisée pour l'internet, à la manière d'un monde virtuel, où au moins une partie de ce qui précède puisse être faisable.
Short précise : "L'électroacoustique est ce que nous faisons de plus innovant. A notre connaissance, aucune autre reconstitution en 3D existant à ce jour n'a tenté d'intégrer l'électroacoustique." Certains enregistrements ont été réalisés sur la frontière entre l'Arménie et le Nakhitchevan. Le son a été enregistré lors de l'enquête de terrain, cette année, tandis que des photographies ont été prises le plus près possible de l'Arax, près d'Agarak [province du Siounik - NdT].
Des religieux arméniens d'Arménie ont livré de précieuses informations quant au type de musique qui a pu être jouée à l'origine dans la nécropole. Short déclare : "L'idée est que cette partie de l'installation permanente puisse disposer des sons les plus authentiques possibles."
Le concept de la reconstitution de Djoulfa ne se fonde pas sur un modèle particulier. Il existe d'autres modèles analogues comme les projets lumineux en 3D des immenses statues de pierre des bouddhas de Bâmiyân, détruits par les talibans en Afghanistan. Des éléments et des fragments ont été repris de projets similaires existants pour celui de Djoulfa.
Ce spécialiste de la visualisation en 3D pour le projet Djoulfa a travaillé au départ au King's College à la reconstitution de plusieurs théâtres qui n'existent plus depuis longtemps, dont celui de Pompée le Grand à Rome. Ce genre de reconstitutions a conduit à l'élaboration de la Charte de Londres de 2006, quant à la documentation du processus visant à clarifier ce qui est historique et ce qui ne figure pas dans une reconstitution. Short souligne que le projet Djoulfa obéira à ces grandes lignes.
Le titre "Projet de rapatriement numérique" s'inspire de plusieurs projets, pour la plupart australiens, où des matériaux aborigènes, parfois très délicats et fragiles, ont dû être soigneusement contrôlés à des fins de préservation. Short ajoute : "C'est une façon de permettre à la collectivité la plus directement intéressée d'en profiter et d'en faire l'expérience grâce au numérique."
Le projet a été budgétisé au début par l'Université Catholique d'Australie, qui a financé des salaires sur plus d'un an et contractualisé quatre personnes sur 12 mois, dont Crispin, Short et un spécialiste de la visualisation en 3D. Elle a acquis un scanner de haute qualité, ainsi que les photographies d'Ayvazyan.
L'université dispose d'un espace à Rome, où elle organise des séminaires. Deux sont prévus en septembre 2016, dont l'un sera consacré au projet Djoulfa. En conséquence, des intervenants ont été conviés à évoquer plusieurs aspects du projet, tandis que le spécialiste de la 3D prépare une démonstration avec les scans déjà réalisés.
L'objectif est d'exposer quelque part entre 12 et 20 des khatchkars existants pour une expérience immersive dans un dôme géodésique. Si cela ne peut être fait en septembre, le projet sera présenté à Rome un peu plus tard dans l'année. La décision sera prise à la mi-juillet, précise Short, et l'exposition pourra ensuite être itinérante dans plusieurs villes des Etats-Unis, comme Boston, New York et Los Angeles, si des dispositions appropriées peuvent être trouvées.
L'Université d'Etat d'Erevan et l'Eglise arménienne, en particulier l'Eglise arménienne apostolique de la Sainte-Résurrection de Chatswood, à Sydney, soutiennent très activement le projet, et celle-ci recevra une part des financements projetés pour son aide.
La Fondation Gulbenkian a financé les actions pilotes réalisées, ainsi que le séjour en Arménie et la récente enquête de terrain, cette année. Plusieurs autres mécènes participent. Des financements complémentaires seront nécessaires pour poursuivre ce projet l'an prochain. Des salaires seront nécessaires pour les doctorants travaillant principalement en Arménie et à Sydney. Une grande part des recherches contextuelles devra être réalisée en Arménie.
Le budget global, estime Short, est d'environ 6 millions de dollars US. D'importantes subventions sont demandées auprès d'instances gouvernementales et d'entreprises aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, mais cela ne suffira pas. Short précise : "A mon avis, nous avons deux projets conjoints - reconstitution de la nécropole, et [la collecte du] matériau contextuel donnant sens à la nécropole." Il s'agit d'un projet onéreux qui, estime Short, pourra exiger finalement un philanthrope arménien sensible à l'importance de ces deux volets du projet. Pour plus d'informations, consulter https://julfaproject.wordpress.com/.
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Traduction : © Georges Festa - 07.2016