© Living Antiquity, 2016
Zareh Tjeknavorian explore l'Arménie mystique, historique
par Aram Arkun
NEW YORK - Zareh Shahan Tjeknavorian est un cinéaste au sommet de son art. Son œuvre, à caractère essentiellement documentaire, illustre un processus d'exploration personnelle. Comme il le déclarait récemment : "Ce sont mes centres d'intérêt et mes passions qui me guident, et le cinéma m'aide à les explorer." L'histoire, la société et la culture populaire arménienne sont au cœur de ses préoccupations et l'ont amené à réaliser plusieurs films et vidéos originales qui sont aujourd'hui projetés dans les universités, les musées et les festivals du monde entier.
La sensibilité esthétique de Tjeknavorian a été beaucoup influencée par sa famille et son enfance nomade. Son père est le compositeur et chef d'orchestre irano-arménien Loris Tjeknavorian, et sa mère, Linda Pierce Hunter, d'origine californienne, est une musicienne et enseignante chevronnée.
Tjeknavorian est né à Fargo, dans le Dakota du Nord, où son père s'était installé pour enseigner dans une université voisine du Minnesota. Il n'y resta pas longtemps et partit ensuite à San Francisco, en Iran cinq ans durant, à Londres, en Allemagne, à Paris, à Londres de nouveau, puis enfin à New York en 1986. Diplômé d'un conservatoire de Manhattan, la Professional Children's School, il est titulaire d'une licence de production audiovisuelle de l'université de New York (1992).
Tjeknavorian a grandi dans un environnement international très cosmopolite, ayant essentiellement pour amis des fils de diplomates et d'hommes d'affaires, fréquentant des établissements internationaux américains. Il n'entrait en contact avec des Arméniens que lors d'événements particuliers, mais c'est sa famille qui l'a ouvert au monde arménien. "Pour moi, dit-il, l'Arménie était quelque chose d'irréel - une sorte de société secrète. Pendant la Guerre froide, l'Arménie n'existait même pas sur la carte. On me posait des questions sur mon nom et je répondais. Ensuite on m'interrogeait sur l'Arménie, mais je n'arrivais pas à leur montrer sur une carte. J'avais l'impression d'un culte millénaire existant au beau milieu des autres gens quand j'allais aux offices, à des récitals ou autres manifestations. Tu peux être à Londres, Paris ou ailleurs et tout d'un coup, dans une salle, tu découvres un tableau représentant l'Ararat ou un buste de Komitas."
C'est son côté américain qui a tout d'abord pris le dessus. Il reconnaît : "A la fin de l'adolescence, quand on recherche une identité plus grande que soi, je voulais encore me voir comme un vrai Américain et vivre à fond ma phase américaine."
Mais, à l'époque où Tjeknavorian était lycéen, il s'intéressait au surnaturel et à l'occultisme, ce qui le conduisit à l'Arménie via l'Iran. Il se souvient : "Au lycée, j'étais passionné par le zoroastrisme. La mythologie et les concepts, son ancienneté, m'attiraient beaucoup. Je me souviens, dans mon enfance, quand j'ai grandi en Iran, c'était très fort." Il s'intéressa aussi à l'œuvre de l'occultiste anglais Aleister Crowley.
Finalement, Tjeknavorian s'orienta vers l'antiquité arménienne et son lien ancestral avec cette ancienne culture. A 17 ans, il fut baptisé à la cathédrale arménienne Saint-Vartan de New York. Son père voulait que ce soit lui qui décide quand il serait prêt, et le moment était venu.
Autre tournant important, un voyage en Arménie soviétique avec son père en 1989 après le tremblement de terre. Le départ de son père comme chef d'orchestre de l'Orchestre Philharmonique d'Arménie décida Tjeknavorian à le rejoindre en 1993. Il eut l'impression que "c'était le meilleur moment pour découvrir l'Arménie. C'était une époque de défis et d'épreuves, comme l'histoire arménienne en grande partie." C'est à Erevan qu'il apprit pour la première fois à parler arménien, s'y installant trois années durant.
Son intérêt pour l'occultisme et G. I. Gurdjieff l'orientèrent vers les Yézidis et leur religion à part. Il fit beaucoup de recherches sur eux et réalisa plusieurs tournages, dont des histoires orales informelles, rencontrant entre autres un cheikh yézidi dans un village de la province de l'Aragatsotn. Ces cheikhs étant les gardiens de maintes traditions secrètes de leur communauté, ses entretiens sont des plus éclairants.
Il tourna quelques films pour l'Agence des Etats-Unis pour le développement international (USAID), notamment sur des logements en dur pour les personnes âgées, ainsi que plusieurs autres microprojets pour gagner de l'argent, tout en assurant l'essentiel de ses revenus en donnant des cours d'anglais. Ce qui l'aida à croiser toutes sortes d'Arméniens.
Tjeknavorian fut ainsi témoin de nombreuses scènes inhabituelles : "Je n'oublierai jamais, je rentrais chez moi une nuit de pleine lune de l'hôtel Armenia, près de l'église Sourp Sarkis. On était en plein hiver et les rues étaient couvertes de neige et de glace. Sans autre lumière que celle de la lune, les rues étaient lumineuses, comme éclairées par en dessous. C'était totalement irréel, avec des meutes de chiens errant dans les rues."
Tjeknavorian réalisa un court métrage sur un programme du diocèse d'Ararat, intitulé "Vératarts" [Retour], commandé par Louise Manoogian Simone de l'U.G.A.B. (Union Générale Arménienne de Bienfaisance). Une tentative pour ramener les gens dans le giron de l'Eglise arménienne après la période soviétique.
Ce qui l'amena à une seconde commande de Louise Manoogian Simone, intitulée L'Ennemi du peuple, un film documentaire sur l'oppression stalinienne en Arménie, racontée par Eric Bogossian. C'est aujourd'hui le film le plus connu de Tjeknavorian. Le tournage eut lieu en 1995, puis il revint à New York en 1996 pour éditer plus de cent heures de matériau. Il lui fallut encore deux ans pour achever le film. Aidé de son équipe, Tjeknavorian interrogea plus de deux cents personnes, dont d'anciens responsables du NKVD (la police secrète soviétique). La section arménienne de l'association Mémorial, d'Andreï Sakharov, l'aida à retrouver des victimes arméniennes survivantes. Tjeknavorian alla aux quatre coins de l'Union Soviétique pour filmer les lieux où des Arméniens avaient été exilés.
L'équipe du tournage travailla avec les héritiers du KGB arménien pour retrouver des fosses communes datant de l'époque stalinienne, qu'elle découvrit finalement par d'autres pistes, filmant une fosse où des restes humains avaient été localisés. Tjeknavorian note : "Très peu de gens que nous avons interviewés sont encore en vie aujourd'hui. Ces récits auraient été perdus pour toujours si on ne les avait pas recueillis."
L'Ennemi du peuple fut produit dans deux langues - en arménien et en anglais. Il a été sélectionné par Alexandra Avakian en 2004 pour les lecteurs du National Geographic comme l'un des trois films éclairant l'histoire et l'âme de l'Arménie. "C'est le premier film que j'ai réalisé à cette échelle, déclare Tjeknavorian, et j'ai beaucoup appris de cette expérience."
Autre film important auquel Tjeknavorian a collaboré, comme producteur associé cette fois, le long métrage documentaire Khatchatourianqui présente la vie et l'œuvre du compositeur Aram Khatchatourian. Sa réalisation demanda cinq ans. Tjeknavorian filma tous les entretiens arméniens et géorgiens (Khatchatourian est né en Géorgie) et passa six mois à rechercher et rassembler des matériaux d'archives. Entre autres éléments, il découvrit un film sur une prestation de Mstislav Rostropovitch interprétant le Concert pour violoncelle de Khatchatourian, qui avait été sauvé clandestinement de la destruction par un Arménien, après la défection de Rostropovitch.
Lors du tournage à Tbilissi, en Géorgie, Tjeknavorian faillit être arrêté. Il recherchait, en compagnie de Vahakn Ter Hakobian et l'assistant de celui-ci, un panorama intéressant de la ville sans voitures, pour la représenter telle qu'elle était durant l'enfance de Khatchatourian. Un jour ils repérèrent un endroit idéal, et puis... "On avait noté un silence étrange dans la ville. C'est alors que j'ai remarqué un soldat dans un buisson. On a traversé le pont et on a découvert une vue fantastique de Tbilissi. Sans voitures, contrairement à d'autres fois. On a planté notre trépied et on s'est mis à filmer. Notre chauffeur avait l'air nerveux, mais on n'y faisait pas attention. Alors qu'on filmait, un cortège a déboulé, avec une grosse limousine. On s'est arrêtés pour les laisser passer, aucune voiture ne suivait, donc on a filmé encore quelques minutes et on a fini. On se préparait à partir, quand une voiture est arrivée et nous a coupé la route. C'était la police secrète locale, qui nous a emmené au siège. Sous un portrait de Chevarnadze, on nous a interrogés sur ce que nous faisions. Il s'est avéré que l'endroit qu'on filmait était sur la route que Chevarnadze prenait chaque matin pour son travail, et le lieu même où des attentats contre lui avaient eu lieu. On a essayé d'expliquer cette coïncidence." Heureusement, à la fin ils furent relâchés. Tjeknavorian découvrit ensuite que la police avait même appelé un proche du président arménien et que des snipers les avaient pris pour cible. Comme la limousine qui les avait croisés n'était qu'un leurre pour Chevarnadze, ils ne furent pas abattus, mais l'histoire aurait pu avoir une fin plus tragique.
Tjeknavorian continua d'explorer la continuité entre l'Antiquité et la culture arménienne contemporaine.
Il réalisa ainsi un petit film lyrique explorant son intérêt pour les monuments préhistoriques arméniens, Embers of the Sun [Les Braises du soleil] (2001), qui ne dure que 12 minutes. Premier projet sur lequel il collabora avec sa femme, Alina. En 2006, il acheva Tigranakert: An Armenian Odyssey[Tigranakert : une odyssée arménienne], sur la découverte de cette ville ancienne de l'Artsakh. Tjeknavorian filma le second été des fouilles sur le site.
Il s'est aussi plongé dans des aspects plus modernes de l'histoire arménienne. Etudiant, il réalisa Verabrogh sur une femme survivante du génocide arménien, une étude en noir et blanc de son visage. Arrivé à maturité, il a conçu Credo (2005), qui rassemble des extraits du film muet Ravished Armenia (1919), le récit dramatique de l'odyssée d'Aurora Mardiganian, avec d'autres matériaux repris d'Erevan et la Symphonie n° 2 de Loris Tjeknavorian. Il a aussi filmé une commémoration du génocide en 2005, The Value of Sorrow [Le Prix du chagrin], posant la question de savoir si quelque chose de positif peut sortir du chagrin et de la souffrance.
Plus récemment, il a préparé une courte introduction à l'œuvre philanthropique du Near East Relief [Secours Proche-Orient] et ses archives, menée par l'organisation qui lui a succédé, la Near East Foundation. Ce film s'intitule Lest They Perish [De peur qu'ils ne périssent] (2009). Il prépare actuellement un long métrage documentaire sur l'œuvre du Near East Relief et accepte volontiers tout matériau visuel ou documentaire et tout témoignage que des personnes seraient prêtes à lui confier. Shant Mardirossian, président de la Near East Foundation, coproduit ce film à titre personnel.
Les financements sont toujours un problème pour le type de projets auxquels travaille Tjeknavorian. Il est difficile, en particulier, d'obtenir des financements auprès d'Arméniens pour des projets de films, mais Tjeknavorian et sa femme, Alina, se sont adaptés à cette situation.
"Nous le faisons, explique-t-il, car c'est indissociable de nos existences. Je ne vois pas ça comme un métier ou une carrière. Je suis comme ça, tout simplement. A d'autres moments j'ai travaillé ailleurs. Ça a fait de moi un cinéaste tout terrain et un homme à tout faire. Je suis devenu un bon caméraman. Alina s'occupe du son. On est comme une petite société de production à nous deux." Maintenant, elle s'occupe aussi du montage de leurs films.
Le jeune couple nourrit plusieurs projets à long terme, notamment une enquête menée depuis dix ans sur les traditions populaires arméniennes. Parmi la grande masse de matériaux recueillis, Tjeknavorian précise : "J'ai découvert les derniers conteurs de l'épopée de David de Sassoun, toute une tradition orale. Bien qu'analphabètes, ils connaissent cette histoire. Je les ai interviewés et j'ai filmé certaines de leurs interprétations de cette épopée." Ils seront intégrés au projet East of Turkey, North of Iran, qui aborde la spiritualité, les traditions archaïques et l'archéologie dans l'Arménie rurale. Autre grand projet, une enquête sur les traditions en voie de disparition des zoroastriens de Yazd et Téhéran (en Iran). Tjeknavorian espère aussi utiliser à nouveau la musique de son père dans des œuvres à venir, une influence artistique importante.
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Traduction : © Georges Festa - 11.2019
[Lors du 2ème Festival International du Film Hermétique de Venise (FHIFF) (7 - 10 mars 2019), le court métrage Crowned & Conquering de Zareh Tjeknavorian, consacré à l'occultiste et essayiste anglais Aleister Crowley, a remporté le Theremin Award du Meilleur son.
Lors de la première édition de ce Festival (1er - 2 mars 2018), son court métrage Elegy in Light, évocation psychédélique des funérailles du catholicos Vazken Ier (1908-1994), avait remporté le Prix Rozenkreuz du Meilleur documentaire étranger.