Toros Roslin, Table des canons, Evangiles de Zeïtoun, 1256
Musée J. Paul Getty, Los Angeles (Cal.)
https://commons.wikimedia.org/wiki/
Objets survivants : le patrimoine culturel au Moyen-Orient et ailleurs
par Heghnar Zeitlian Watenpaugh
Les artéfacts qui ont connu des atrocités, jusqu'au génocide, et qui ont survécu, acquièrent le pouvoir de rappeler les horreurs du passé et de commémorer des êtres, des choses et des lieux absents qui ont été perdus. Ils symbolisent la violence, mais aussi la survie et la résilience. Les objets matériels qui ont subi pillage, mutilation, déplacement et arrachement aux communautés où ils jouaient le rôle de reliques sacrées, supports liturgiques ou d'œuvres d'art estimées, forment une catégorie à part. Ce sont des objets survivants.
La destruction intentionnelle du patrimoine culturel en temps de paix et de guerre, le pillage d'artéfacts et leur trafic par des réseaux criminels, de même que les polémiques sur la possession, la fonction et la signification de l'art, font la une de l'actualité au Moyen-Orient. Des musées occidentaux exposent et des maisons de vente aux enchères mettent en vente des objets qui ont été fouillés en toute illégalité ou extraits au mépris des lois de lieux de culte, et qui sont mis en circulation sur le marché de l'art du fait de la guerre, du colonialisme, de troubles sociaux, d'atrocités ou par pur désespoir. Profitant du chaos lié à l'invasion de Bagdad en avril 2003, des pillards ont saccagé le Musée National d'Irak et volé des milliers d'artéfacts, représentant plusieurs millénaires d'histoire de l'Irak ancien.1 L'Etat Islamique autoproclamé a fait de la destruction de l'art un spectacle de masse. Ses agents ont filmé la destruction de l'art au musée de Mossoul et le minage du temple de Bêl à Palmyre, puis monté le film sous la forme de vidéos très élaborées qu'ils diffusent grâce au réseau de propagande sophistiqué de l'Etat Islamique, et qui sont ensuite amplifiées via les réseaux sociaux afin de manipuler l'opinion publique et susciter indignation et effroi.2 Les nantis du monde entier recourent à d'opaques acrobaties financières, poussant compagnies offshore et sociétés écrans à organiser un négoce de l'art semi-légal ou illégal qui échappe à tout contrôle et complique les demandes de restitution, comme l'ont récemment révélé les Panama Papers.3
Ces attaques contre le patrimoine culturel ont provoqué indignation et réactions de la part d'agences gouvernementales, d'organismes internationaux et d'experts.4Les réactions les plus importantes et les plus vives ont émané du terrain, des "défenseurs du patrimoine culturel," des professionnels du patrimoine, de militants improvisés et de gens ordinaires qui se sont mobilisés et qui ont pris des risques pour protéger le patrimoine culturel.5En janvier 2011, des manifestants sur la place Tahrir ont formé une chaîne humaine pour empêcher des pillards d'attaquer le Musée National Egyptien tout proche, qui abrite des artéfacts emblématiques comme le masque de Toutânkhamon. En Syrie, archéologues et simples particuliers continuent de prendre d'énormes risques pour protéger le patrimoine culturel et rendre compte des dégâts, utilisant parfois leurs téléphones portables de fortune pour prendre clandestinement des photos.
Même si les actes récents de destruction et de pillage culturel ont eu un retentissement mondial, des pratiques similaires n'ont cessé de hanter l'histoire du Moyen-Orient. Dans le passé, elles sont allées de pair avec les usages du colonialisme, de la création d'empires et du nationalisme.6Elles ont aussi accompagné l'extermination en masse de populations civiles par leurs propres Etats - épuration ethnique, massacre et génocide. Ces événements continuent d'assombrir non seulement le Moyen-Orient, mais au-delà, au sein des diasporas où les enfants de migrants et de réfugiés cherchent à reconstituer leurs communautés. Les répercussions des attaques contre le patrimoine culturel perdurent dans les luttes pour la restitution, le rapatriement et la réunification d'objets d'art ou sacrés à leurs communautés ou pays d'origine. Non seulement nous devons composer avec les implications immédiates de la destruction du patrimoine dont nous sommes témoins à notre époque, mais nous devons aussi nous atteler aux conséquences à long terme de la destruction de la culture et à ses multiples séquelles. Il nous faut en outre comprendre en quoi l'expérience du pillage ou de la destruction façonne l'objet en tant que tel, et son rôle dans l'univers social.
Les récits de destruction d'œuvres d'art ou de restitution de patrimoine culturel mettent souvent l'accent sur de zélés briseurs d'images, d'opportunistes pilleurs, d'audacieux voleurs, d'avisés comptables, de courageux archéologues, de dévoués journalistes, d'intègres policiers, de tenaces bibliothécaires, d'imperturbables historiens d'art, d'avides collectionneurs, de consciencieux conservateurs, de peu scrupuleux oligarques et d'héroïques avocats. Récits qui soulèvent des questions comme : qui possède ou devrait posséder des antiquités ? Quand l'art est-il pris illégalement et quand doit-il être restitué ? Comment les musées devraient-ils constituer leurs collections de manière éthique ? Comment servir au mieux l'intérêt public sans enfreindre les droits ?
Autant de questions qui méritent des réponses. Or elles passent sous silence une grande part de l'histoire de l'objet. Une œuvre d'art précieuse, la représentation d'une divinité ou un livre sacré constituent une entité matérielle projetée au sein d'un réseau de rapports sociaux. Quand des gens pillent un objet, le cassent ou le déracinent, ces événements affectent la façon d'exister d'un objet dans l'univers social, ainsi que la signification qu'il acquiert dans les esprits et les cœurs de ceux qui le découvrent, le contemplent ou le vénèrent.7
Les vicissitudes des reliques sacrées et des objets convoités, leurs odyssées périlleuses à travers le temps et l'espace, reflètent celles des survivants et des réfugiés, s'efforçant de refaire leur vie et de bâtir un avenir neuf. Etudiée de près, l'histoire d'un objet de trafic, et de son peuple, en dit long sur la nature de la survie et le caractère central de l'art et du patrimoine culturel à son égard. Ils nous donnent à voir le vécu de l'art, que les concepts et traités juridiques sur le droit humain à la culture tentent d'inscrire dans le droit.
Les Tables des canons, en huit folios, qui ornaient autrefois la première section des Evangiles de Zeïtoun, en témoignent. Les Tables des canons sont un objet religieux médiéval dont les péripéties au cours du siècle dernier éclairent la dimension culturelle du génocide.8 Ce rare vestige du monde disparu des Arméniens ottomans recoupe aussi l'une des questions clé de l'histoire de l'art au 21ème siècle : la lutte entre communautés ethniques ou religieuses et institutions puissantes pour le contrôle du patrimoine culturel.
Toros Roslin copia et enlumina les Evangiles en 1256 pour le catholicos Constantin Ier, chef de l'Eglise arménienne à Hromgla (Rumkale en Turquie actuelle). Le manuscrit fut emmené à Zeïtoun, une ville escarpée située dans les Monts Taurus (Süleymanlı en Turquie actuelle), à laquelle il doit son nom. A Zeïtoun, les Evangiles de Roslin étaient conservés dans une église en tant que relique vénérée et objet liturgique. Mais le manuscrit avait également sa fonction propre, protégeant la ville et sa population, et accomplissant des miracles parmi les fidèles. Au fil des siècles jusqu'au printemps 1915. Alors que la Première Guerre mondiale submergeait le monde, l'empire ottoman lança l'exil et l'extermination de sa population arménienne, qualifiés aujourd'hui de génocide arménien. Lorsque les habitants de Zeïtoun furent chassés de leurs foyers et condamnés à un exil où la plupart d'entre eux trouvèrent la mort, les Evangiles de Zeïtoun furent eux aussi retirés de leur église, passant de main en main et divisés en deux. Des dizaines d'années plus tard, le manuscrit se retrouva à l'Institut Machtots de recherches sur les manuscrits anciens (appelé Matenadaran) en république d'Arménie. Manquaient toutefois les Tables des canons. Ces pages manquantes, extraites du manuscrit premier, avaient cheminé séparément en direction des Etats-Unis. Le musée Getty en fit l'acquisition en 1994. A l'époque, les historiens de l'art considéraient Toros Roslin comme l'un des plus grands artistes de l'art arménien au Moyen Age.9 La relique de Zeïtoun était devenue une œuvre d'art d'une valeur inestimable.
En 2010, la Prélature Occidentale de l'Eglise apostolique arménienne d'Amérique porta plainte auprès de la Cour Supérieure du comté de Los Angeles contre le musée J. Paul Getty en demandant la restitution des Tables des canons, affirmant que ces pages sacrées avaient été volées.10 La plainte déclarait que les pages avaient été extraites de leur manuscrit premier, les Evangiles de Zeïtoun, suite au génocide arménien. L'Eglise faisait valoir que les pages avaient été dérobées et que le musée Getty savait ou aurait dû savoir qu'il faisait l'acquisition de biens volés. Le conseiller juridique du musée soutenait que le musée Getty détenait ces pages en tant qu'œuvres d'art, les ayant acquises légalement, que les Tables des canons se trouvaient aux Etats-Unis depuis plus de quatre-vingt-dix ans sans que personne ne conteste leur statut juridique, et que la plainte devait être rejetée car non fondée.
Après cinq années de contentieux et de médiation, la Prélature Occidentale et le musée Getty parvinrent à un accord. Le musée Getty reconnaissait la "propriété historique" de l'Eglise sur les Tables des canons. En échange, l'Eglise reconnaissait la gestion à long terme des Tables des canons par le musée et acceptait de lui faire don de ces pages "afin de garantir leur conservation et les exposer au grand public."11 Aux yeux des professionnels de l'art, cet accord constituait un exemple réussi où une négociation approfondie dans le cadre d'un litige ayant trait à l'art et d'une demande de restitution aboutit à un accord. Dans notre paysage culturel, ce genre de litiges est devenu courant et a contribué à changer les méthodes d'acquisition des musées. Dans ce type de contexte, l'accord sur les Tables des canons crée assurément un précédent ou un modèle pour d'autres litiges similaires. Cet accord a réglé des questions liées au passé, sans pour autant aboutir à un retour au passé. Les Tables des canons ne réintègreront pas le manuscrit premier. Au contraire, cet accord est tourné vers l'avenir. Le musée Getty s'est engagé dans une collaboration accrue avec la communauté arménienne de Los Angeles et dans le monde.
Que laissent présager ce procès et son règlement pour les objets survivants ? Durant le génocide arménien et ensuite, lorsqu'ils furent coupés en deux, les Evangiles de Zeïtoun ont croisé l'existence de gens qui les ont vénérés, convoités, conservés, sauvegardés, commémorés et décrits. A l'instar d'autres objets survivants, ce manuscrit sacré a joué un rôle de médiation dans la façon avec laquelle les gens ont perçu leurs identités ou les ont reconstruites au lendemain de la guerre, des massacres et de l'exil. Un homme qui survécut de justesse au massacre de sa communauté et à l'incendie de son quartier assimile ainsi son vécu avec celui du livre saint : "Les Evangiles [de Zeïtoun] [...] devinrent le témoin de ce terrible massacre."12 Un religieux décrit les survivants et les orphelins décharnés du génocide arménien dans les bidonvilles en dehors d'Alep dans les mêmes termes qu'il emploie pour les manuscrits religieux mutilés qu'il tente de sauver : "Autant d'ouvrages qui, comme notre nation arménienne, ont été sans relâche persécutés, taillés en pièces, profanés."13 Un autre religieux relate néanmoins son désarroi en voyant un livre saint qu'il avait consulté dans le trésor d'une église juste avant la Première Guerre mondiale apparaître soudainement sur le marché de l'art à New York : "Ce manuscrit est maintenant arrivé en Amérique en tant que bien d'une personne privée [...] Il a été amené ici pour être vendu."14
L'expérience du traumatisme n'a pas seulement modifié l'objet en tant que tel dans sa matérialité - le découpant en deux, le fragment et le manuscrit premier. Cette expérience a aussi modifié la fonction et la signification de l'objet à travers le monde. Les Evangiles de Zeïtoun, de même que leurs Tables des canons, sont ainsi passés de relique sacrée et d'objet liturgique d'une ville isolée au statut d'œuvres d'art exposées au public dans des musées, leur image étant reproduite indéfiniment grâce à la technologie numérique.
Pour chaque Table des canons qui survit et ressuscite dans un nouvel environnement, des milliers d'œuvres d'art et d'objets sacrés sont détruits ou perdus. Tandis que la destruction, le pillage et le trafic de l'art perdure, il est triste de rappeler que pour la plupart des attaques visant la culture, il n'y aura ni estimation, ni restitution. En dépit de tous les efforts des défenseurs du patrimoine culturel, des intentions louables de l'application du droit, et de l'ingéniosité des juristes, les choses ne recouvreront pas leur intégrité première. Les objets survivants témoignent d'un lien fort avec le passé. Leur présence matérielle a le pouvoir de rappeler et de connecter l'observateur à des objets et des lieux qui ne sont plus. Les objets survivants illustrent la nature changeante, dynamique du patrimoine culturel. Même des objets qui portent les cicatrices de la violence perpétrée à leur encontre - qui sont fragmentaires, mutilés, délabrés, ou même illisibles - symbolisent une résilience, et ils vont de l'avant. Les observateurs à venir liront en eux ce qu'ils voudront.
Notes
1. Beaucoup de ces objets ont été récupérés ensuite. Matthew Bogdanos, "The Casualties of War: The Truth about the Iraq Museum,"American Journal of Archaeology 109 (2005), p. 477-526.
2. Les exactions de l'Etat Islamique à Palmyre ont eu lieu en 2015. Heghnar Watenpaugh, "Cultural Heritage and the Arab Spring: War over Culture, Culture of War, and Culture War,"International Journal of Islamic Architecture 5 (2016), p. 245-23, avec d'autres références.
3. Scott Reyburn, "What the Panama Papers Reveal about the Art Market,"The New York Times, 11 avril 2016, consulté le 6 juin 2017, https://nyti.ms/1Wo6d6L.
4. Le rapport 2016 de la Rapporteuse Spéciale dans le domaine des droits culturels, Karima Bennoune, met l'accent sur le cadre juridique international concernant la destruction intentionnelle de la culture : UN Human Rights Council, "Report of the Special Rapporteur in the Field of Cultural Rights," 3 February 2016, A/HRC/31/59, consulté le 8 juin 2017, https://www.refworld.org/docid/56f174dd4.html
5. Karima Bennoune souligne la détresse des défenseurs du patrimoine culturel qui ont été ciblés, et soutient que "les défenseurs du patrimoine culturel devraient être reconnus en tant que défenseurs des droits culturels, donc en tant que défenseurs des droits humains, et qu'ils devraient bénéficier des droits et des protections liés à ce statut."Ibid., p. 17, section75.
6. Zainab Bahrani, Zeynep Çelik, and Edhem Eldem, éd., Scramble for the Past: A Story of Archaeology in the Ottoman Empire, 1753-1914 (Istanbul : SALT, 2011).
7. Je renvoie ici à l'intérêt actuel des historiens d'art pour la matérialité de l'objet, qualifié de virage "pictural" ou "iconique." Voir, entre autres, Keith Moxey, "Visual Studies and the Iconic Turn,"Journal of Visual Culture 7 (2008), p. 131-46; W. J. T. Mitchell, What Do Pictures Want ? The Lives and Loves of Images (Chicago : University of Chicago Press, 2005); et Robin Osborne et Jeremy Tanner, éd., Art's Agency and Art History (Malden, Mass. : Wiley-Blackwell, 2007).
8. Heghnar Zeitlian Watenpaugh, The Missing Pages: Art, Heritage and the Armenian Genocide (Stanford, Calif. : Stanford University Press, à paraître).
9. Voir, entre autres, Sirarpie Der Nersessian, Miniature Painting in the Armenian Kingdom of Cilicia from the Twelfth to the Fourteenth Century, éd. Sylvia Agemian (Washington, D.C. : Dumbarton Oaks Research' Library and Collection, 1993), 1, p. 51-76; Helen C. Evans, "Armenian Art Looks West: Toros Roslin's Zeytun Gospels," in Treasures in Heaven: Armenian Art, Religion, and Society, éd. Thomas F. Matthews et Roger S. Wieck (New York : Pierpont Morgan Library, 1998), p. 103-14.
10. Western Prelacy of the Armenian Apostolic Church of America v. The Paul Getty Museum, No. BC 438824 (Cal. Super. Ct. 2011).
11. J. Paul Getty Museum and the Western Prelacy of the Armenian Apostolic Church of America (21 September 2015), J. Paul Getty Museum and the Western Prelacy of the Armenian Apostolic Church of America Announce Agreement in Armenian Art Restitution Case [communiqué de presse].
12. Haroutioun Der Ghazarian décrit la nuit du 10 février 1920, appelée ensuite "la Bataille de Marash," dans sa "Lettre à Monseigneur A. Siourméian, 1er août 1936," in Artavazd Soourméian, Maïr Tsoutsak hayeren tséragrats S. Karasoun Mankounk ékéghetsvoy Halépi, vol. 2, Maïr Tsoutsak hayeren tséragrats Halépi yev Antiliasi ou masnaourats (Alep : Tparan A. Der-Sahakian, 1936), p. 137.
13. La citation est extraite d'un colophon, daté du 28 février 1923, que l'évêque d'alors, Babken Kioulésérian (1868-1936) ajouta à un manuscrit médiéval dans l'église des Quarante-Martyrs d'Alep. Publié in Artavazd Siourméian, Nkaraguir Ochin tagavori dzeraguir Chamaguerkin, 1319 (Antélias : Tparan Tprevanouts katoghikosoutian Kilikioy, 1933), p. 102.
14. Garegin Hovsepian, Niouter yev ousoumnasiroutiouner hay arouesti yev mchakoyti patmoutioun, vol. 2 (New York : n.p., 1943), i.
[Heghnar Zeitlian Watenpaugh est professeure associée au département d'Art et d'Histoire de l'art à l'université de Californie, Davis. Courriel : hwatenpaugh@ucdavis.edu].
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Traduction : © Georges Festa - 01.2019