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Philip Gourevitch - Mass Murder Relies on People Like Us: An Interview With Thierry Cruvellier / Le meurtre de masse s'appuie sur des gens comme nous : entretien avec Thierry Cruvellier

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 © Gallimard, 2011


Le meurtre de masse s'appuie sur des gens comme nous : entretien avec Thierry Cruvellier
par Philip Gourevitch
The New Yorker, 15.05.2014


A Phnom Penh, entre 1975 et 1979 - ces années de terreur Khmer Rouge que les Cambodgiens ont coutume d'appeler simplement l'époque de Pol Pot - un ancien instituteur nommé Kaing Guek Eav, plus connu sous le nom de Duch, a orchestré la torture et l'exécution d'au moins 12 000 hommes, femmes et enfants. Les Khmers Rouges ont massacré près de deux millions de Cambodgiens durant cette période. Voilà à quoi se résume leur marque particulière de révolution communiste : le meurtre. Duch n'en fut pas l'un des cerveaux, mais il fut leur zélé serviteur et se vit confier le commandement du S-21, la prison où les cadres Khmers Rouges étaient envoyés pour y être purgés. Les purges étaient constantes. Tandis que les civils cambodgiens ordinaires étaient massacrés à une échelle industrielle et sans autre forme de cérémonie, Duch avait pour mission de s'assurer que tous les détenus au S-21 soient brisés jusqu'à ce qu'ils avouent des crimes contre-révolutionnaires - travailler pour la C.I.A., par exemple, ou pour le K.G.B., ou bien les deux, même si la plupart des prisonniers n'avaient jamais entendu parler de ces organismes avant que les bourreaux de Duch ne passent à l'action - puis il les faisait exécuter.  

Duch ne s'attendait pas à survivre à la révolution : il avait envoyé la plupart de ses mentors à la mort et, dans la logique du S-21, son temps viendrait, lui aussi, d'avouer et d'être condamné. Mais, avant que cela n'arrive, un groupe renégat d'officiers Khmers Rouges, soutenus par le Vietnam, chassa du pouvoir les partisans de Pot Pot. Duch avait conservé des registres méticuleux de son activité; contrairement à presque tous les autres membres de la hiérarchie révolutionnaire, il négligea de les détruire à la fin. En sorte que, durant les années 1990, lorsque l'on découvrit qu'il avait survécu, il fut impossible de nier ses crimes. A cette époque, il s'était converti au christianisme et déclara s'être repenti de sa carrière de meurtrier Khmer Rouge. Ce qui en fit un cas particulier. En 2009, trente ans après sa fuite du S-21, il fut le premier responsable Khmer Rouge à être traduit en justice devant un nouveau tribunal, administré par les Nations Unies à Phnom Penh. Et, par bonheur, Thierry Cruvellier, qui a passé les quinze dernières années à suivre les poursuites pour crimes de guerre au plan international de plus près que tout autre journaliste ou écrivain, assista quotidiennement au procès de Duch.

Comme Duch prit part d'une manière des plus active à son procès, Cruvellier intitula son portrait exceptionnellement subtil de l'homme et du jugement Le Maître des aveux. Lorsque l'ouvrage parut à l'origine en France, Cruvellier fut immédiatement reconnu comme un orfèvre en la matière - un observateur remarquablement informé et sérieux de la complexité juridique, politique, morale et psychologique de son sujet. C'est un écrivain élégant, discret, à l'intelligence aiguë et rigoureuse, à l'esprit désabusé, serein. Nous avons fait connaissance pour la première fois et sommes devenus amis en mai 1995 à Kigali - son premier livre, Le Tribunal des vaincus : un Nuremberg pour le Rwanda ?(Calmann-Lévy, 2006), s'appuie sur les cinq années qu'il a passé au tribunal des Nations Unies pour le Rwanda - et peu après la parution aux Etats-Unis de The Master of Confessions, le mois dernier (Ecco, mars 2014), nous avons entamé cet entretien par courriel.

- Philip Gourevitch : Tu es le seul journaliste à avoir assisté à tous les tribunaux internationaux de l'après-Guerre froide. Tu as passé des années à observer ces procès. Qu'est-ce qui t'a conduit vers eux ? Qu'est-ce qui t'a fait revenir ? Comment la vision que tu en as a-t-elle évolué ?
- Thierry Cruvellier :  J'ai été amené à la justice des crimes de guerre à cause du Rwanda. Le génocide de 1994 a été un événement marquant pour notre génération. J'ai commencé à travailler au Rwanda tout de suite après, en sorte que couvrir les procès paraissait une façon logique de continuer à travailler sur cet événement. Et j'ai rapidement compris à quel point ces procès peuvent être fascinants à plusieurs niveaux : historique, politique, diplomatique, juridique, psychologique, philosophique. Mon grand intérêt pour ces procès était comme une fenêtre, d'une part, sur notre condition humaine dans des circonstances extrêmes et les choix que font (ou pas) les individus dans ce genre de situations; et, d'autre part, sur la complexité historique de la dynamique du génocide au niveau central. Une salle de tribunal donne une opportunité extraordinaire pour observer ce genre de tragédie humaine hors échelle et son contexte politique, à travers la vie et les agissements relativement accessibles d'un individu et un ensemble extraordinairement varié de personnages secondaires. Pour un écrivain, il s'agit d'un territoire incroyablement riche - dès lors que tu es prêt à supporter l'ennui, la médiocrité et la désillusion.

Le bon côté, quand tu travailles sur la même histoire durant une longue période, c'est que tu tends à t'améliorer. Le mauvais côté quand tu travailles trop longtemps sur la violence de masse, c'est que ça ne te rend pas plus heureux.

- Philip Gourevitch : Tu es souvent très critique, et même accablant, dans ton compte rendu de ces tribunaux. Vaut-il mieux pour nous de les avoir que pas les avoir ?
- Thierry Cruvellier : Il est vrai que je peux être très sévère sur ces institutions et ceux qui les dirigent. Historiquement, il est compréhensible que ces expériences judiciaires devaient être testées et développées, et certaines ont été plus convaincantes que d'autres, à différentes étapes. Mais, au début, lorsque le tribunal pour le Rwanda a démarré, nous étions pour la plupart très naïfs; nous pensions que c'était notre Nuremberg. En fait, la qualité, l'efficacité et le volontarisme des tribunaux internationaux - et de la Cour Pénale Internationale, qui est leur héritière - se sont sensiblement détériorés au cours des dix dernières années.

Le procès de Duch a eu ses défauts, naturellement. Le bureau du procureur, par exemple, était très faible. Et pourtant ce procès reste de loin l'un des plus complet, équitable et important que j'ai couverts. Le caractère "mixte" du tribunal, avec une participation égale de Cambodgiens et d'étrangers; le fait qu'il s'est tenu dans le pays même, à Phnom Penh; et le fait que les victimes étaient acceptées à part entière dans les procédures ont rendu ce procès beaucoup plus pertinent et "réel" que ceux qui ont été organisés à La Haye.   

- Philip Gourevitch : Des journalistes et des historiens se sont empressés d'attribuer la destruction du Cambodge et du Rwanda, ainsi que l'ancienne Yougoslavie, aux agissements et à l'inaction des grandes puissances occidentales. Or les tribunaux n'envisagent jamais ce genre de responsabilité extérieure. A ton avis, le peuvent-elles ou le devraient-elles ?
- Thierry Cruvellier : Un génocide est avant tout une affaire nationale. La manière avec laquelle les Hutus du Rwanda et les cadres Khmers Rouges ont décidé de provoquer ou de se joindre aux massacres, ou bien la manière avec laquelle les principaux dirigeants ont orchestré, suscité ou progressivement intégré la mécanique du massacre se sont pas liées de façon décisive à un éventuel soutien extérieur. Les responsabilités des gouvernements étrangers - et de la France au Rwanda, en particulier - semblent intervenir à un niveau différent de celui qui est défini par le droit pénal international. Techniquement, des cours pénales ne peuvent traiter qu'une responsabilité individuelle, ce qui rend très difficile le fait de lier un Etat étranger au crime. Et enfin, le génocide est conçu et perpétré par des nationaux.

Et puis, bien sûr, il est un motif plus embarrassant pour lequel ces tribunaux ne recherchent pas une responsabilité étrangère : les juges et les procureurs n'ont pas envie d'avoir des problèmes avec les membres permanents du Conseil de Sécurité ou le Secrétariat des Nations Unies, lesquels payent l'essentiel de leurs salaires. Il s'agit d'une faiblesse évidente de ces tribunaux, mais ce n'est peut-être pas seulement leur fonction. Le problème de leur crédibilité réside bien plus dans la qualité médiocre des enquêtes et dans le fait que seuls les faibles sont poursuivis.

- Philip Gourevitch : Tu évoques un point important, à savoir que le procès de Duch fut le premier cas d'un tribunal international s'attaquant aux crimes du communisme. Les tribunaux pour le Rwanda et la Yougoslavie, de même que les poursuites à Nuremberg et Tokyo, ont eu affaire à des crimes de régimes ultranationalistes, que tu identifies comme des idéologies de droite. Seul le tribunal pour le Cambodge a traité les crimes de la gauche, ce qui a, dis-tu, sensiblement mis mal à l'aise les avocats des droits de l'homme. Lesquels, selon toi, ont eu de grandes difficultés à traiter le lien entre l'idéologie communiste et le meurtre de masse systématique. Tu affirmes que la plupart des membres du tribunal préféraient imaginer les Khmers Rouges comme des gens nobles, jusqu'à ce que la situation tourne mal et dégénère - et que certains étaient carrément des compagnons de route. Par exemple, la femme engagée par les Nations Unies pour gérer les victimes des Khmers Rouges lors du procès de Duch était une maoïste non repentie. Pourquoi ? Et en quoi cette sympathie pour la gauche a-t-elle affecté le climat général du procès ?
- Thierry Cruvellier : Il existe un lignage historique entre l'extrême-gauche et le mouvement des droits de l'homme. Dans les années 1960, après que la terreur stalinienne ait été largement reconnue; dans les années 70, suite à la dénonciation du goulag par Soljenitsyne; et puis, enfin, dans les années 80, après que les atrocités de Pol Pot aient été révélées en totalité, de nombreux intellectuels occidentaux ont troqué le marxisme-léninisme discrédité et déshonoré pour les idéaux des droits de l'homme universels. Contrairement à l'ennui de réformes prosaïques, plaider pour les droits de l'homme est, à sa manière, une autre entreprise grandiose et poétique, où nous, le peuple, combattons les exploiteurs. Comme l'a judicieusement noté le philosophe français Raymond Aron, les droits de l'homme, comme philosophie politique, se fondent sur la notion de pureté. Il ne s'agit pas d'assumer la responsabilité d'une décision "dans des circonstances imprévues, fondée sur un savoir incomplet" - à savoir la politique, déclare Aron. A l'opposé, les droits de l'homme opèrent comme un refuge pour l'utopie.

L'intéressant dans le fait d'observer le tribunal pour les Khmers Rouges était que d'anciens maoïstes ou compagnons de route occidentaux n'ont pas été transformés, lorsque, désabusés par le communisme, ils sont devenus sceptiques. Ils se présentent maintenant comme des défenseurs des droits de l'homme. L'appel des idéologies "pures" leur semble irrésistible. Les révolutionnaires s'indignent des abus policiers ou de la cruauté capitaliste, et puis ils pardonnent, au nom de la révolution, chaque injustice qu'ils dénoncent par ailleurs. Notons que l'indignation morale des militants des droits de l'homme peut soudain être réduite au silence, quand des institutions qu'ils ont aidé à créer et censées illustrer leurs idéaux - comme les tribunaux internationaux pour les crimes de guerre - se mettent à enfreindre les mêmes principes qu'elles affirment défendre. Ils déclarent que la critique sert les "ennemis" de la justice. Ils commencent à accepter que la fin justifie les moyens. Une logique du deux poids, deux mesures se met en place. L'énergie qui les rendait souvent efficaces lorsqu'ils travaillaient dans un environnement hostile, se transforme désormais, une fois qu'ils ont pris le pouvoir, en une intransigeance qui peut les rendre quasiment insensibles aux réalités qui ne correspondent pas à leur paradigme idéologique. Les tribunaux internationaux peuvent nous rappeler brutalement que l'injustice et le manque de loyauté ne sont pas incompatibles avec des intentions humanistes.

Au tribunal pour le Cambodge, un nombre étonnant d'Occidentaux, non issus de l'extrême-gauche, affichèrent eux aussi une certaine sympathie pour les "bonnes intentions" du projet communiste. Résultat, le procès ne pouvait être le procès du communisme comme philosophie politique. Au contraire, il n'était question que de l'idéologie de Pol Pot, limitée et calomniée en tant que trahison ignoble d'un authentique idéal révolutionnaire. Une telle clémence serait inédite dans des procès visant des idéologies de droite.

- Philip Gourevitch : Dans la mesure où Duch prenait sa défense, il affirmait qu'il ne faisait que suivre des ordres. A un moment donné, il déclare : "Nous devions obéir, sinon nous étions tués. [...] Nous étions tous des victimes." Ses registres du S-21 laissent entendre que ce n'était pas sans fondement. Que fais-tu donc de cette allégation de Duch, à savoir qu'il ne fut coupable que de servir une mauvaise cause ?
- Thierry Cruvellier : La situation au Kampuchéa Démocratique me paraît différente de celle du Rwanda sous le régime hutu ou de l'Allemagne nazie. Dans le Cambodge de Pol Pot, il apparaît que même si tu étais du bon côté (par exemple, être un membre certifié du Parti communiste), tu ne pouvais combattre ou fuir, et même si tu obéissais avec zèle, tu courais le risque d'être tué lors de purges massives. Près de 80 % des victimes de Duch étaient Khmers Rouges. A partir de 1976, c'était essentiellement un Khmer Rouge qui tuait des Khmers Rouges. Dans ce contexte, l'allégation classique des perpétrateurs, à savoir qu'ils "devaient obéir aux ordres," est beaucoup plus difficile à rejeter comme étant simplement une mauvaise excuse. Ce qui n'atténue pas les crimes des Khmers Rouges. Simplement, il nous est bien plus présomptueux d'affirmer que nous aurions pu mieux faire.

- Philip Gourevitch : Les professionnels des droits de l'homme parlent souvent des tribunaux et des procès internationaux comme étant non seulement des instruments pour faire le tri parmi les preuves et appliquer la justice, mais, plus solennellement, des organes permettant d'établir une vérité historique comme fondement afin de rendre justice. Mais tu écris : "Plus tu suis des procès, moins tu crois en quelqu'un." Pourquoi ? En quoi ta vision de la nature et du but des procès, de leurs moyens et de leurs fins, a-t-elle évolué durant ces longues années d'observation ?
- Thierry Cruvellier : Peut-être tout cela se ramène à l'expérience de l'hypocrisie. Outre le fait d'essayer de démêler la preuve dans un cas particulier au sein d'un ensemble particulier de règles, les tribunaux internationaux ont en charge toute une série d'attentes, comme le fait de dissuader d'autres criminels, de contribuer à la paix et à la réconciliation, d'établir une vérité historique, permettre aux victimes de tourner la page, etc. Les partisans d'une justice internationale se servent largement de ces objectifs pour légitimer et encourager les tribunaux. Quand ça leur convient, juges, procureurs et militants sont heureux d'épouser leur rôle d'artisan et de la paix et de l'histoire, au nom des victimes. Mais dès que ce genre d'attentes paraissent irréalistes, ou sont nécessairement trahies, les mêmes s'empressent de déclarer que ce n'est pas pour cela qu'existent les tribunaux. Peut-on gagner sur les deux tableaux ?

L'honnêteté, le courage et l'intégrité ne sont pas des valeurs cardinales dans le monde judiciaire. A l'opposé, cette entreprise se drape du prestige de valeurs universelles et de principes moraux. Le hiatus entre ces deux réalités - la manière avec laquelle la justice est rendue et celle avec laquelle elle se présente au-dehors - est plus choquant que dans d'autres domaines, car ceux qui travaillent ou soutiennent ces institutions se targuent de moralité, et aussi parce que la vie et la réputation des suspects sont en jeu. Les tribunaux internationaux ont toujours affiché une absence remarquable de modestie quant au peu qu'ils réalisent en fait, et à un prix qui est, que cela leur plaise ou non, de plus en plus choquant. A mesure que ce hiatus s'accroît, il se transforme en tromperie. Et l'on ressort incrédule de cette expérience.

- Philip Gourevitch : Tu évoques "la justice purement symbolique [...] promue de manière opportuniste par les tenants du droit international," et le genre de lynchage dans lequel toutes sortes de populations censées être civilisées supposent que toute personne accusée dans un tribunal international n'est pas seulement coupable, mais est aussi un monstre. Et tu ajoutes que ce que le procès de Duch t'a révélé est exactement le contraire : son humanité. Tu écris : "Duch n'est ni un psychopathe, ni un monstre, voilà le problème." Pourquoi, ou pour qui, est-ce un problème ?
- Thierry Cruvellier : L'humanité des individus qui deviennent des meurtriers de masse comme Duch est une idée répulsive pour beaucoup de gens. Je peux t'assurer que la réaction prédominante, quel que soit le milieu social ou le niveau d'études, est de dire qu'ils ne sont pas comme nous. En fait, beaucoup de gens ne comprennent même pas que quelqu'un vienne les défendre au tribunal. Lorsque l'avocat de Duch, François Roux, choisit de défendre un accusé devant le tribunal pour le Rwanda, nombre de ses amis au sein des organisations de défense des droits de l'homme y virent tout d'abord une trahison.

Refuser Duch comme étant des nôtres aide à nous tranquilliser l'esprit. Cela nous conforte dans la conviction que si, Dieu nous en préserve, nous devions faire face à des circonstances historiques extraordinaires, nous nous comporterions comme des héros. Mais cela ne nous aide pas à mieux comprendre comment des crimes de masse se développent et se produisent grâce à une participation en masse.

Au Musée du Génocide à Phnom Penh, les victimes de Duch sont présentées comme des victimes, ce qu'elles sont, bien évidemment. Or 80 % d'entre elles étaient Khmers Rouges, et si à l'inverse on leur avait demandé d'être des perpétrateurs, l'écrasante majorité aurait obéi. Le fait d'accepter que Duch nous apprend quelque chose sur nous-mêmes ne signifie pas que nous acceptions ses crimes, ni que nous risquions de lui être sympathiques. Cela nous amène à penser en des termes plus réalistes le mode opératoire du meurtre de masse et comment celui-ci s'appuie sur des gens comme nous.

- Philip Gourevitch : Lorsque Hannah Arendt évoque Eichmann, elle le campe comme une figure archétypale, définissant l'archétype, par indulgence et de façon inexacte, par cette expression qui est devenue quasiment un cliché : "la banalité du mal." Naturellement, elle n'a assisté que quelques jours au procès d'Eichmann. Là, tu étais présent chaque jour au procès de Duch, et tu ne le présentes ni comme le mal banal, ni comme le mal pur et simple, mais plutôt comme quelqu'un de complexe et embarrassant, cruel et malavisé, et, surtout, aussi humain que nous tous. Avec toute ton expérience des procès pour crimes de guerre et les criminels de guerre qu'ils nous donnent à voir, le verrais-tu comme atypique ? Ou bien fait-il exception parmi les prévenus que tu as observé ?            
- Thierry Cruvellier : Les deux. Il est typique par son combat avec les atrocités qu'il a commises - un mélange d'aveu dénué d'émotion, de déni sur des faits précis, d'acceptation de faits irréfutables, et de mise en cause d'allégations plus fragiles - ainsi que par sa quête d'excuses : le devoir d'obéir, la peur sous la contrainte, etc. Il fait plus exception par sa capacité à penser les idéologies et les systèmes politiques, et par son expérience évidemment longue et son savoir en matière de psychologie humaine, qui lui ont permis évaluer ses différents interlocuteurs de manière très subtile. Il est aussi doté de deux compétences remarquables : une mémoire étonnante et une grande force mentale.

- Philip Gourevitch : En fin de compte, à qui profite le procès de Duch ?Est-ce une bonne chose pour les victimes ? Pour les droits de l'homme ? Pour le droit international ? Pour le reste des Khmers Rouges survivants, y compris Hun Sen et sa clique ?
- Thierry Cruvellier : Le procès unique d'un seul homme pour un crime d'une telle nature et d'une telle ampleur est évidemment une sorte d'absurdité. Le second procès pour le Cambodge, qui impliquait les deux derniers hauts dirigeants survivants du régime, fut beaucoup plus significatif, mais Duch restera probablement le symbole du régime meurtrier de Pol Pot dans la mémoire populaire. De même, S-21 en tant que tel, une prison vouée principalement à la liquidation des Khmers Rouges par des Khmers Rouges, est devenue l'ambigu Musée du Génocide au Cambodge. Il y a là une sorte de travestissement de l'histoire. Lequel a probablement largement profité au régime de Hun Sen, qui peut se targuer d'avoir vaincu les Khmers Rouges et les avoir traduits en justice, sans jamais laisser le processus le mettre en cause ou d'autres hauts dirigeants, dont certains occupaient un rang supérieur à Duch sous Pol Pot.  

Quant aux victimes, il est toujours très difficile d'apprécier ce qu'elles retirent véritablement d'un procès, mais certaines victimes de Duch ont peut-être eu l'impression d'obtenir des réponses à leur souffrance. Pour les millions d'autres, qui ont perdu leurs proches au S-21, je ne sais pas. Néanmoins, cette entreprise judiciaire très limitée, et la dynamique que le procès de Duch a créée, ont été décisifs pour faire en sorte qu'il y ait, pour la première fois, un débat public national sur l'époque des Khmers Rouges. En 2009, alors que le procès de Duch s'achevait, une brève histoire du Kampuchéa Démocratique de Pol Pot a été enfin intégrée aux programmes d'histoire. Pendant trente ans, cette histoire n'a pas été officiellement enseignée au Cambodge.

- Philip Gourevitch : A plusieurs reprises, lors du procès, Duch a craqué. D'après toi, que lui est-il arrivé à ces moments-là ?
- Thierry Cruvellier : A mon avis,les moments où Duch craque proviennent apparemment d'une honte sincère. Mais certaines victimes et familles ont vu ça d'un autre œil et déclaraient ne pas croire à ses larmes de crocodile. D'aucuns y ont même vu un signe de l'esprit manipulateur de Duch.

- Philip Gourevitch : Tu as même vu Duch rire parfois, et tu l'as vu sourire avec une sorte d'amusement ou de perplexité. Qu'est-ce qui faisait sourire le meurtrier de plus de 12 000 personnes ? Qu'est-ce qui le faisait rire ?
- Thierry Cruvellier : Duch souriait souvent et riait rarement. Mais j'ai trouvé ses éclats de rire incontrôlés des plus dérangeants. Ce qui déclenchait son rire n'était pas du tout drôle - par exemple, le témoignage sur la torture d'un de ses anciens subordonnés que Duch considérait comme une invention.

Ses sourires, eux aussi, étaient souvent déclenchés par des exemples de vulnérabilité humaine : un mensonge, une exagération, un manque d'éducation de la part d'un témoin, ou la mise en échec de son adversaire au tribunal. Parfois, il souriait à des moments de réelle agilité intellectuelle, de la part de quelqu'un qu'il admirait. Les sourires de Duch révélaient apparemment l'arrogance d'un homme intelligent et son sens réel, sarcastique de l'humour. Dans un sens, ils conféraient à son intelligence son charme et sa menace.

- Philip Gourevitch : A un moment donné, Duch va jusqu'à comparer le tribunal au S-21, à une institution par laquelle un système de pouvoir impose son idée de la justice à ses adeptes comme à ses prisonniers. Je t'ai bien lu, si je dis que tu ne contredis pas vraiment ?
- Thierry Cruvellier : Oui, bien sûr.C'était de l'ironie de la part de Duch, et Duch lui-même préférait sans aucun doute être traduit devant ce tribunal que devant son équipe de bourreaux du S-21. Mais, d'une manière générale, comment ne pas être d'accord ?                                        
                                             
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Traduction : © Georges Festa - 11.2015. Reproduction soumise à autorisation.



Mâ Anandamayî (1896-1982)

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 Mâ Anandamayî (1896-1982)





Lorsqu'on chemine sur la voie spirituelle qui mène au Soi, et que l'on progresse avec patience, sérieux, calme et détermination, le déferlement des vagues - obstacles et difficultés - n'influe en rien sur cette progression. L'homme devrait essayer d'atteindre cet état.

Mâ Anandamayî (1896-1982)

Extrait de : Paroles de Mâ Anandamayî classées par thèmes. Traduit de l'anglais par Jean E. Louis. Coord. Geneviève Koevoets. Editions Unicité, 2013 - http://www.anandamayi.org/ashram/french/Enseignements.pdf

Illustration : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Ma_ananda_moyi.jpg




The Naghash Ensemble : Songs of Exile - Volume II

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 © http://epiphanyrecords.com/ep-store/naghash-ensemble-1


Hommage ancien et moderne au poète mystique du Moyen Age Mkrtich Naghash


LOS ANGELES - L'Ensemble Naghash d'Arménie lance une campagne de collecte de fonds pour son deuxième CD et ouvrage, Songs of Exile - Volume II. Ce nouvel enregistrement combine la spiritualité terrestre du chant populaire arménien avec la nouvelle musique classique et l'énergie du rock et du jazz.

Selon le journal arméno-allemand Korrespondenz, l'ensemble, qui compte trois chanteuses d'exception et des instrumentistes d'Arménie parmi les plus doués au doudouk, à l'oud, au dhol et au piano, joue une musique neuve, basée sur des textes sacrés dus au prêtre et poète mystique arménien du Moyen Age, Mkrtich Naghash. Décrivant cette musique comme "indubitablement arménienne, mais venue d'ailleurs."

Composés par le compositeur arméno-américain John Hodian, Songs of Exile de l'Ensemble Naghash est une profonde méditation sur la relation de l'homme à Dieu, vue par un moine contraint de vivre en exil durant de nombreuses années : "La notion de vie en exil est quelque chose à laquelle beaucoup d'Arméniens peuvent se rattacher. C'est génial de voir des gens du monde entier se rassembler pour soutenir notre Kickstarter," précise Hodian.    

Ce nouveau CD sera accompagné d'un très bel ouvrage de 52 pages en anglais, arménien, allemand et français, avec des informations détaillées sur le poète Naghash, l'histoire du groupe et des traductions des poèmes. Kickstarter est la plate-forme de collecte de fonds la plus vaste au monde et ce nouvel enregistrement sera une étape importante, alors que l'ensemble commence à attirer l'attention au plan international.

La campagne de l'Ensemble Naghash est accessible sur http://bit.ly/Naghash-Kickstarter

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Traduction : © Georges Festa - 01.2016


Tom Wood - Paysages intimes / Landscapes

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 Tom Wood, May Day Bush, 2005
© www.centreculturelirlandais.com/agenda/tom-wood


Tom Wood
Paysages intimes
Centre culturel Irlandais (Paris), 13.11.2015 - 10.01.2016

par Georges Festa


Poetry, even when apparently most fantastic, is always a revolt against artifice, a revolt, in a sense, against actuality.
James Joyce

Les veilleurs. Entre enfance et disparition. Les rôles inversés. Gestes alanguis du temps qui sépare. Irrémédiablement. Un instant détaché de l'absurdité. Que disent ces regards d'ailleurs ? Plongés dans l'invisible. Ou rêvant d'un impossible. Les générations étrangères. Prêtes à basculer. Dans l'oubli. Ou l'exil. Qui menacent. Charlie and Alan, 1977, Analogue Silver Gelatin Print

L'homme aux lilas. Gardien du temple. Etagé de boiseries et de corolles. Tiges qui se dressent. Comme autant de témoins. Ressurgis de l'invisible. Vasques, oiseaux. Becs et oriflammes. Prolongeant le regard. Mâchoires. Car il s'agit d'affronter. La succession et le chaos. Qui se nourrissent. Charlie with Granny's Lilies, 1977, Selenium Toned Silver Gelatin Print

Retour aux sources. Lorsque l'arbre se fait matrice. Corps lové au creux. Troncs moussus, qui échappent. Nos sommeils matériels. Plongeant leurs racines outre-ciel. Outre-terre. Arcs et bras improvisés. Que l'on suit au toucher. Plissures de l'écorce. Ce qu'il faudra rendre. Tapi tel un animal. Déraison fondatrice. Feral Beech (Lorna asleep), 1978, Selenium Toned Silver Gelatin Print

Naissance du monde. Les horizons basculent. Rai de lumière blanche. Que découpe la montagne sombre. Chien parcourant l'étendue herbeuse. Brouillards du souvenir. Planètes du rêve. Ici le temps s'est aboli. Pour ne laisser place qu'aux étagements. A l'irrégulier. Les aubes fécondes. Fuyantes. Palaeolithic Light (Back From Pontoon), 1975, Selenium Toned Silver Gelatin Print

Après la catastrophe. Les deux hommes à la voiture. Au creux d'une décharge. Dialogue de fin. Linges épars aux barrières. La terre éventrée. Au loin la ville massive. Etrangère. Cafetière dérisoire. Au sol. La tranchée dernière. Où s'abritent les survivants. Bouteille de gaz. Ici fut l'ordre des choses. Post War, Liverpool, 1990, Analogue c-type print

La cité des absents. Que coiffe le mont. Réseau miniature. Fait de stèles et de buissons. Où s'égare le vivant. Ce que disent ces personnages énigmatiques. Sans bras. Aux têtes en croix. Dernière parade. Crénelée de ciel. Car en cette demeure. Les accomplissements, les retrouvailles. Muettes. Ruane and Leonard's Rest, 2008, Analogue c-type print

Tous muscles bandés. En dépit des obstacles. De l'homme calculateur. Qui ne sait pas. Cheval oiseau, quittant la terre. Poitrail fauve. Que l'on devine baigné de sueur. Puisqu'il s'agit de concourir. Monture de hasard. S'affranchir du licol. Des règles. Gratuité miraculeuse. Mystère angélique. Notre frère. Get Up, 2005, Analogue c-type print

Les ombres de Marilyn. Vénus à la falaise. Ourlée d'algues noires. Sur laquelle viennent battre les flots blancs. Affaissements de la terre. Qui vient s'échouer là. Extrême-Occident. Entre dolce vita et naufrages. Carcasse du navire sur la gauche. Où se lisent les fracas de l'histoire. L'île impossible. Woman on the Beach, 1987, Analogue Silver Gelatin print

Face à l'océan. Silhouette de dos. Ceux qui sont partis. Pour ne jamais revenir. Visage invisible. Regards que l'on imagine. L'ultime frontière. Aux horizons flous. Hachés. Mère ou sœur. Candidate au départ. Ou revenue d'entre les vivants. Bientôt le passage. Pour en finir avec les limites. Fuir. Due west to America, 1986, Selenium Toned Silver Gelatin Print

L'arbre aux prières. Scandé de linges multicolores. Ramures comme autant de spectres. Agitant leurs bras. Vents invisibles. Poussant cette sarabande. Vers on ne sait quel incendie. Limon vert. Tel un tapis de légendes. Monticules et crevasses. Ce qui se soulève. Ce qui ne dit pas son nom. May Day Bush, 2005, Test handprint by Rob Sara

Les effondrements. Dans ce puzzle de pierres et d'éboulis. Lorsque tout n'est plus, change de forme, s'arrache au sens. Etages ocres, telle une masse de chair. Blocs épars, brûlant de leurs arêtes. Bleuies. Prêtes à s'entre-dévorer. Arcades et visages. Monstres de cauchemars. Les chevauchées du temps. Stonewall footprints, Ballinglen, 2008 Analogue 'C'-Type Print

Fouillis domestique. En plan large. Où s'accumulent les ans, les habitudes. Les peurs. Vierge sous verre. Flanquée d'un grand cadre de bois. Foule d'objets nécessaires. Qui peuplent à saturation cet univers. Dissimulé aux regards. Eventrement d'un monde. Drap blanc. Ce qui s'en va. Interior of a life (Aggie's kitchen), 2013, Test handprint by Rob Sara

Floraisons. Neigeuses, figées. Comme radiographiées. Eclaboussures végétales. Toutes hérissées. Danses d'effroi. Quelle foule se présente ici ? Diptyque d'hiver ou d'été. Jeu de pleins et d'écumes. Salves en réduction. Ou fresque vive. Déployant ses appels. Conjurant la disparition. Programmée. At the Bottom of my Garden (Blackthorne like Hawfrost), 2011, Selenium Toned Silver Gelatin

Les moissonneurs. En attente. Immensités de blés et d'herbes. Faisant encore obstacle. Recouvrant d'orange et de vert. Rivalisant avec l'azur. Ici l'homme n'est que de passage. Entre deux saisons. Entre deux terres. Bientôt l'engloutissement. Le chien qui veille. Coulées de toujours. Affaires d'échelle. Ready to cut ? (Norman and Alan), 1993, Archival Pigment Print

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© Georges Festa - 01.2016
Musique : Erkki-Sven Tüür, Flamma for Strings, 2011  

   

Splendeurs et misères : Images de la prostitution 1850-1910 - Paris, Musée d'Orsay, 22.09.2015 - 17.01.2016

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 Gustav Adolf Mossa, Elle, 1905, huile et dorure sur toile, 80 x 63 cm
Nice, musée des Beaux-Arts Jules-Chéret


Splendeurs et misères
Images de la prostitution 1850-1910
Paris, Musée d'Orsay, 22.09.2015 - 17.01.2016

par Georges Festa


à Jorge L.

Le jeune homme au béret. Regard fuyant, faussement posé. Les férocités tues. Animalité de la main. Le tabouret tapissé. Auquel répond le désordre des plis du pantalon. L'autre main dissimulée. Près de l'aine. Fragilité toute apparente. Que dément la posture solide. Campé sur sa braguette. Sachant le prix. Du bien et du mal. E. Ruppert, [Souteneur], vers 1900, aristotype, 17 x 11 com, Paris, Nicole Canet, galerie Au Bonheur du Jour

Les méandres quotidiens. Silhouette noire, enluminée d'éclats rouges. Les nuits de sang. Qui s'avancent, attendent. Prêtes au sacrifice. Sur la droite, le petit homme. Accolé au réverbère. Grille voisine. Hérissée de fer et de pierre. Les villes cannibales. Car tout est mesuré, calculé. Les chasses de l'humanité ordinaire. Pleins et vides. Jean Béraud, L'Attente, vers 1885, huile sur toile, 56 x 39,5 cm, Paris, musée d'Orsay

Dominations. Parmi les voûtes et les grillages. Religieuse immobile, observant en silence. Scène de rafle ordinaire. Comédie gestuelle. Des pleurs à l'étirement. Se coiffer, vérifier un lacet. Se demander pourquoi. Combien. Plumet espiègle. Dialogue de la jeune et de l'ancienne. Papillon orangé d'un foulard. La vie. Malgré tout. Jean Béraud, La Salle des filles au Dépôt, 1886, huile sur toile, 144 x 110,5 cm, Texas, collection particulière

Quand tout bascule. Le jour haché de noir et de jaune. Corps tourbillonnant. Orteils se dressant au-dessus de la pierre. Horizons industriels, flous, scandés de vermillon. Il n'est plus temps. Ni sens. La seule issue possible. L'appel du vide. Regagner les grands fonds. Comme on renaît. D'un cauchemar. Ou d'un viol. Léonce Burret, "L'évasion !", L'Assiette au beurre, 19 juillet 1902

Les nuits de Nosferatu. Silhouette masculine. Epaisse, indistincte. S'appuyant d'une main sur le mur de l'escalier. Ombres et griffures. Présageant ce qui va suivre. Ce que l'instinct pousse, répète. Dans cette masse qui s'avance. Oublieuse de tout espoir. Nul regard, nul détail. Lorsque tout n'est que prédation. Aveugle. René Georges Hermann-Paul, Les Grands Spectacles de la nature, vers 1900, estampe, 41,5 x 30,4 cm, Paris, Bibliothèque nationale de France

L'échappée. Couche blanche, laiteuse. Maja callipyge. S'adonnant à quelque rêverie. Entre deux passes. La glace au lit fuyant. Ferronnerie défaite. N'être plus que ce corps. Les limites dernières. Au plus obscène. Au plus faible. Tu seras mon bourreau. Je serai ta vierge. De merci. Hécate et ses chiens. Miracles du sacrifice. Impossible. Anonyme, [Client trahi par l'armoire à glace], vers 1910, tirage gélatino-argentique, 9 x 14 cm, Paris, Les Archives d'Éros  

L'oubliée aux paniers à linge. Adossée au banc. Visage égaré. D'adolescente. Les mains qui n'en peuvent plus. Le corps las. Les deux hommes en redingote. Toisant du regard. L'inférieure, l'inégale. Réduite à l'état de gibier. Poussières du soleil. Tout autour le quai. Déroulant, enserrant. Dans cette nuit. Aux feuilles mortes. Pascal Dagnan-Bouveret, La Blanchisseuse ou Sur les quais de Paris en automne, 1880, huile sur toile, 34 x 51 cm, Londres, collection particulière

Ballet de pavés et de roses. Telle une danseuse improvisant. Etagements verts et noirs de la robe. Regard lourd, espiègle. Chargé d'heures et de veilles. Bouquet éclipsant l'autre ballet. Fait de labeur, d'enfermements. Calèche sombre, d'où un homme observe. Cheval de trait blanc. L'autre personnage féminin. De dos. La vieillesse. Qui attend. Giovanni Boldini, En traversant la rue, 1873-1875, huile sur panneau, 46,2 x 37,8 cm, Williamstown, Sterling and Francine Clark Art Institute

Les affranchies. Se jouant des codes. Oublieuses des masques. Tu seras mon épousée. Fuir. Pour un jour. Cette comédie du vice et de la vertu. Tout autour le café et ses clients. Poses altières, doucereuses. Calculatrices. Visages flous. Ou traits forcés. Car il n'est pas d'issue. Où il s'agit de sauver sa peau. Se laisser aller. Illusions vengeresses. Henri de Toulouse-Lautrec, Au Moulin Rouge : les deux valseuses, 1892, tempera à l'huile sur carton, 93 x 80 cm, Prague, Národní Galerie

L'Indienne. Comme échappée d'une terre étrangère. Chevelure brune. En saccade. Yeux sombres. Interrogateurs. Incertains. Lorsqu'il n'est plus de règles. Virginité première. Inouïe. Avoir traversé tant de labyrinthes. Guetté l'espoir. Photographie de passeport. Pour ce qui est à venir. Les îles. Nos continents secrets. Mon égale. Vincent Van Gogh, Tête d'une prostituée, 1885, huile sur toile, 35,2 x 24,4 cm, Amsterdam, Van Gogh Museum, Vincent Van Gogh Foundation

Emblèmes de l'ordre. La tenancière de bordel. Aux pétales muets. Flanquée d'un bouquet en vase. Marbre et registre, pièces de monnaie. Car dans cette vanité moderne. Fresques de toujours. Où les murs étouffent. D'autres fleurs, d'autres cris. La passeuse des enfers. Où il s'agit de verser l'obole. Madones vénales. Lasciate ogni amore. Gustave Courbet, Mère Grégoire, 1855 et 1857-1859, huile sur toile, 129 x 97,5 cm, Chicago, The Art Institute of Chicago  

 Le couple inédit. Proue du canapé rouge. Main masculine. Bras enserrant le torse. Vierge du Corrège s'accouplant à l'invisible. Contraste des velours et du pantalon neigeux. Pesanteurs corporelles. Autre callipyge. Oblique, se prêtant à d'autres amours. Les renversements. Quand le réel se tord. Nous savons. Le véritable ordre des choses. Anonyme, [Scène de boudoir; 4], vers 1855-1865, tirage sur papier albuminé, rehaussé de couleurs, Paris, Bibliothèque nationale de France

Diane masquée. Glissant entre deux surfaces mates. Vanité d'opéra. A la fois cruel et distant. Complice et amusé. Entre enfance et mort. Plis de la robe qui n'en finit mais. Songe préraphaélite. Ou cauchemar de Füssli. Visage échevelé, bracelets lourds. Ce que ce manège dissimule. L'âpreté au plaisir. Le troc. L'insaisissable. Virginia Oldoïni, comtesse Verasis de Castiglione et Pierre-Louis Pierson, Un dimanche, entre 1861 et 1866, Paris, musée d'Orsay

Le boudoir aux quatre pantins. Pierrot, Arlequin. Galant ou courtisane. Versions que l'on devine interchangeables. Corps enivrés, endormis. Sur lesquels veille le clown androgyne. Auréolé de blanc. Cène de mascarade. Ou rémanences. Retour du refoulé. Nos Anciens Régimes. Erotiques de la dépense. Gratuite. Baroque. Thomas Couture, Les Prodigues ou Le Souper à la Maison Dorée, 1855, papier mécanique, fond brossé beige, impression à la planche de bois en 2 lés de 23 couleurs, 186 x 235 x 3,5 cm, Senlis, musée d'Art et d'Archéologie, dépôt du musée des Arts décoratifs, Paris

L'autre Terre. Cybèle d'ivoire, païenne. Dominant un monceau de cadavres. Au regard fixant le spectateur. Vois d'où tu viens. Ce que je ferai de toi. Chevelure aux deux corbeaux. Veillant un nid de crânes. Les générations accumulées. Abîmes de Brueghel. De ses doigts pétrir la masse. Ce que tu sacrifies. A chaque fois. Gustav Adolf Mossa, Elle, 1905, huile et dorure sur toile, 80 x 63 cm, Nice, musée des Beaux-Arts Jules-Chéret

Le voile aux pustules. Corps enveloppé de vert. Lèvres invitant aux interdits. Alentours comme incendiés. Précis de décomposition. Instant figé sur pellicule. Regard qui sait. Saura. Savait. L'envers des choses. La passeuse d'oubli. Sans âge. Ni passé. Seules compteront ces quelques minutes. Où tout s'effondrera. Pour recommencer. Les cycles. Louis Anquetin, Femme à la voilette, 1891, huile sur toile, 81 x 55 cm, New York, collection particulière, courtesy D. Nisinson

Pentoptyque de fin. Pendant que d'autres sont dévorés de terre et de feu. Tandis que les règles s'effacent. Pendant que des masses sont anéanties. Chambres de dernière instance. Jugements sans appel. Désordre blanc et noir. Où tables de café et lits s'emmêlent. Où il n'est plus d'aube, ni de crépuscule. Se fondre dans l'indistinct. L'irrécupérable. Ultimes saluts. Avant la catastrophe. Anonyme, [Femmes et clients, 1, 2, 3, 4, 5], 1915-1916, aristotype, 12 x 17 cm environ, Paris, collection Serge Kakou.

© georges festa - 01.2016 - Reproduction interdite.   

site du Musée d'Orsay : www.musee-orsay.fr 



Khatchig Mouradian : The Book with a Black Cover / Le livre à la couverture noire

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 Traduction : Hervé Georgelin
© MētisPresses, 2007


Le livre à la couverture noire
par Khatchig Mouradian


Ils sont arrivés [à Meskéné] par milliers, mais la plus grande partie y ont laissé leurs os.
- Auguste Bernau, employé allemand de l'American Vacuum Oil Company (1)

ISTANBUL, Turquie - La traduction turque de l'ouvrage monumental d'Aram Andonian, Ayn Sev Orerun (En ces sombres jours), vient de paraître à Istanbul ce mois-ci aux éditions Pencere. Stephen Onanian a traduit le livre; Atilla Tuygan l'a corrigé. Le Dr. Khatchig Mouradian a écrit l'introduction, dont la version anglaise est reproduite ci-dessous.

***

Mon premier exemplaire d'Ayn Sev Orerund'Andonian était une réimpression publiée à Beyrouth en 1985, lors du 70ème anniversaire du génocide arménien. Elle comportait une couverture noire avec le dessin d'une femme, en pleurs, à côté d'une lyre.

Je me souviens l'avoir lu, adolescent, du début à la fin, plusieurs fois. Ces nouvelles étaient des plus dérangeantes, non seulement du fait des atrocités décrites en détail, mais parce que, page après page, les perpétrateurs ne sont pas nommés : le mot "Turc" n'apparaît pas une seule fois dans le livre. (2) Andonian ne nomme pas non plus les victimes. L'ouvrage a eu un impact si profond sur moi qu'aujourd'hui encore, chaque fois que je regarde cette couverture, la tristesse refait surface.

Et même si, par la suite, j'ai évité de rouvrir ce livre, je savais au fond de moi qu'il aurait une influence décisive sur mon existence.

Il y a trois ans, j'ai commencé à rédiger ma thèse à l'Université Clark sur "Génocide et résistance humanitaire dans la Syrie ottomane, 1915-1917," sous la direction du professeur Taner Akçam. Ce travail est maintenant achevé, avec tout un chapitre sur le camp de concentration de Meskéné, où un grand nombre de déportés arméniens ont trouvé la mort.

Pas un seul jour ne s'est écoulé, en écrivant ce livre, sans que je ne me souvienne de l'ouvrage d'Andonian - cette femme qui perd la raison lors du meurtre de son fils, ces déportés pleurant pour avoir de l'eau, ce gamin demandant à sa mère morte de se réveiller...

Vingt ans après avoir fatigué pour la première fois le dos de ce livre, je savais que j'évoquais Meskéné pour honorer la mémoire de cette femme, de ces déportés, de ce gamin... et d'un homme nommé Aram Andonian, parmi les premiers à avoir documenté de manière systématique ces atrocités.

Andonian

Aram Andonian (1879-1951) était un nom très respecté dans les milieux littéraires de Constantinople, au début du 20ème siècle, comme éditeur et écrivain. (3) Il fut arrêté le 24 avril 1915, ainsi que nombre de ses contemporains, et envoyé à Çankırı. Il quitta Çankırı dans un convoi de 25 prisonniers, le 19 août, soi-disant pour être transféré à Diyarbakır. En chemin, tandis que le convoi passait la nuit dans un khan, il se cassa une jambe et fut contraint de rester sur place. Les autres continuèrent leur route et furent tués près d'Elma Dağ, à quelques heures d'Ankara. (4)

Cette jambe cassée sauva la vie d'Andonian. Après sa convalescence dans un hôpital d'Ankara, il gagna Tarsus. Il fut rapidement arrêté, incarcéré à Konya, déporté, à nouveau arrêté, pour se retrouver finalement à Meskéné, début 1916. Expériences qui, quelques années plus tard, aboutiront à ce recueil de nouvelles. Après avoir passé plusieurs mois à Meskéné, il s'enfuit en juin de la même année et trouva refuge à Alep, où il bénéficia du soutien des influents frères Mazloomian, les propriétaires de l'Hôtel Baron. Lorsque les Mazloomian furent exilés à Zahlé, Andonian les accompagna, ne retournant à Alep qu'après la défaite des Ottomans en 1918.

Une fois installé dans l'Alep d'après-guerre, Andonian se mit à recueillir des éléments de preuve et des matériaux concernant la destruction des Arméniens. Ses relations avec un fonctionnaire ottoman, Naïm Bey, jouèrent un rôle décisif. Andonian compila l'information et les exemplaires des télégrammes qu'il obtint de Naïm Bey dans son ouvrage Medz Vodjire[Le Grand crime]. (5) Apport plus important encore d'Andonian, quant à la documentation sur le génocide arménien, les centaines de récits et de témoignages de survivants, qu'il recueillit à Alep dans l'immédiat premier après-guerre. Nombre de ces récits ont été publiés par l'historien Raymond Kévorkian, qui les a abondamment utilisés dans son œuvre. (6)

Andonian emporta ces télégrammes et ces récits de survivants avec lui à Paris, où il travailla pour la Délégation Nationale Arménienne, lors de la Conférence pour la Paix, délégation dirigée par Boghos Nubar. En 1927, Nubar finança la construction d'une bibliothèque destinée à servir de dépôt pour les archives de la Délégation et tout ce qui avait pu être sauvé du patrimoine culturel et littéraire des Arméniens ottomans. Andonian dirigea la bibliothèque Nubar quasiment jusqu'à sa mort.

Meskéné

A leur arrivée à Alep en 1915, les Arméniens exilés étaient à nouveau déportés vers Meskéné tout d'abord, puis plus loin encore, en direction de Dipsi, Abuharar, Hamam, Rakka, Sebka et Deir-es-Zor. Meskéné devint la destination finale pour des dizaines de milliers de déportés qui y moururent du fait du typhus, des maladies intestinales, des privations et des violences.         

Inscrit comme camp de transit dans une directive de septembre 1915, organisant le processus de déportation des Arméniens arrivant en Syrie (7), Meskéné fonctionna comme tel dès le début des déportations, mais son importance s'accrut avec la fermeture des camps voisins d'Alep fin 1915 et début 1916.

Situé dans un vaste méandre de la branche méridionale de l'Euphrate, Meskéné n'avait rien d'une ville en 1915. Les récits le décrivent comme "rien de plus qu'un bâtiment, faisant office d'auberge, à quelques kilomètres du cours de l'Euphrate et adossé à de mornes collines." (8) Un centre télégraphique avoisinait aussi le khan sur les rives occidentales du fleuve. (9) Une caserne militaire était en construction non loin de là, lorsque le survivant Yéghiché Hazarabédian arrive dans le camp au début du printemps 1916. (10) "L'ensemble était sous les ordres d'un capitaine et de sa compagnie qui, lorsqu'ils ne travaillaient pas à la construction de la caserne, vivaient à l'auberge. En dehors de l'auberge se trouvaient une cinquantaine d'ouvriers arméniens, qui s'étaient portés volontaires pour travailler sur ce projet, afin de pouvoir s'échapper, une fois conduits plus loin, en aval du fleuve... vers Deir-es-Zor," précise-t-il. (11)

Le camp où les déportés étaient internés était à dix minutes de marche du khan, en direction du fleuve. (12) Début 1916, alors qu'ils affluaient par dizaines de milliers à Meskéné, un grand nombre de tentes furent installées sur les hauteurs dominant le khan, tandis que la zone proche du fleuve était réservée aux Arméniens censés être déportés à nouveau. (13) Fin 1916, alors que le camp était en grande partie vidé, le directeur du camp, Hussein Avni, transféra le reste des déportés depuis les hauteurs vers la zone proche de l'Euphrate, qui était moins poussiéreuse, du fait des vents secs en rafale. Les tentes des cochers et des hommes à tout faire furent elles aussi transférées et installées sur des hauteurs proches de la caserne. (14)

Entre avril 1915 et avril 1916, 110 934 déportés passèrent par Meskéné, d'après un document qu'Avni en personne remit à Andonian après la guerre. Les re-déportés étaient au nombre de 28 834 Arméniens, tandis que 80 000 autres moururent dans le camp. Les 2 100 déportés restants s'y trouvaient encore en avril 1916. (15) En conséquence, 72 % des déportés dans ce camp y trouvèrent la mort. Auguste Bernau, un employé allemand de l'American Vacuum Oil Company, visitant le camp en août-septembre 1916 pour y distribuer clandestinement des fonds, livre un chiffre plus prudent : "Les informations recueillies sur place me permettent de confirmer qu'environ 60 000 Arméniens ont été enterrés ici,"écrit-il dans un compte rendu méticuleux de son voyage. (16) Andonian signale qu'entre 300 et 500 personnes mouraient chaque jour à Meskéné, lorsqu'il s'y trouvait. (17) Comme l'on voit, ces chiffres sont impressionnants; pratiquement un déporté sur dix arrivant en Syrie-Mésopotamie trouva la mort à Meskéné.

La plupart de ceux qui survécurent à Meskéné n'eurent pas un sort meilleur. Les autorités ottomanes liquidèrent la plupart des camps longeant l'Euphrate durant le printemps et le début de l'été 1916, obligeant les déportés à marcher en direction de Deir-es-Zor. Là, des renforts de gendarmerie, ainsi que des bandes locales de Tcherkesses, massacrèrent près de 200 000 déportés durant l'été 1916.

***

Etant l'un des rares intellectuels à avoir survécu aux rafles et aux massacres finals des dirigeants de la communauté arménienne arrêtés le 24 avril 1915 et lors des semaines suivantes, Andonian estima qu'il était de sa responsabilité de recueillir au mieux témoignages et documents officiels sur le Medz Yeghern [Grand Crime], dans l'espoir que cela contribue à une forme de justice après la guerre.

Même si justice n'a pas été rendue, les descendants des survivants du génocide arménien ont transmis ces récits à leurs enfants et petits-enfants. Des adolescents ont déniché ces ouvrages à la couverture noire, tel En ces sombres jours d'Andonian, et porté le poids du combat contre le déni.  

Pour les nôtres qui lisaient En ces sombres jours au sein de la diaspora arménienne, voir cet ouvrage sur les devantures des librairies en Turquie n'était qu'un lointain rêve.  

Notes

1. DE/PA-AA; R14094; A 28162; Rapport du Consul d'Alep (Rossler) au Chancelier Impérial (Bethmann-Hollweg), 27 septembre 1916, in Wolfgang Gust, éd., The Armenian Genocide: Evidence from the German Foreign Office Archives, 1915-1916 (New York: Berghahn, 2014), p. 653.
2.  Le grand critique littéraire et romancier arménien Hagop Ochagan qualifie cet ouvrage de "témoignage oculaire incontestable," et analyse l'absence du mot "Turc" dans son monumental Hamapatker Arevmdahay Kraganoutian [Panorama sur la littérature arméno-occidentale] en dix volumes. Il écrit : "Ces sombres jours ne s'abattirent pas sur nous depuis le sombre ciel. Ils furent manigancés par les Turcs. L'absence de toute mention des Turcs est évidente dès les premières pages, mais au fil des récits, elle devient insupportable." Cité in Rita Soulahian-Kuyumjian, The Survivor: Biography of Aram Andonian (London: Gomidas Institute, 2010), p. 21.  
3. Pour une biographie détaillée d'Andonian, voir Soulahian-Kuyumjian, The Survivor.
4. Ibid., p. 15.
5. Aram Andonian, Medz Vodjire [Le Grand crime] (Boston: Bahag Publishing, 1921). Des éditions abrégées du livre en anglais et en français parurent aussi à cette époque.
6. Voir Kévorkian, "L'extermination des déportés arméniens ottomans dans les camps de concentration de Syrie-Mésopotamie, 1915-1916,"Revue d'histoire arménienne contemporaine, tome 2 (1998); et Kévorkian, The Armenian Genocide: A Complete History (New York: I.B. Tauris, 2011).    
7. BOA DH. EUM. 2. ŞB, 68/88 Copie d'une directive minutieuse en 56 articles, envoyée par le directeur de l'IAMM, Şükrü Kaya, au ministère de l'Intérieur, le 8 septembre 1915.
8. Récit du survivant Yéghiché Hazarabédian in Paren Kazanjian, ed., The Cilician Armenian Ordeal (Boston: Hye Intentions, 1989), p. 293.
9. Zabel Essayan et Hayg Toroyan, "Djoghovourti me hokévark (Aksorial hayere mitchakédki métch)" [L'agonie d'une nation: les Arméniens exilés en Mésopotamie], Kordz, 3, 1917, p. 67.
10. Une carte émanant des services secrets du ministère britannique de la Guerre, mise à jour en novembre 1915, indique la présence d'une caserne, ainsi que les positions du khan et du centre télégraphique locaux (signalé comme "poste"). Voir Meskeneh (London: British War Office, 1915).
11. Ibid.
12. Essayan et Toroyan, cf. supra note 9.
13. Bibliothèque Nubar, Fonds Andonian (signalé ensuite : BNu/Andonian), dossier 52b : "Les directeurs du camp de Meskéné," p. 74.
14. BNu/Andonian, dossier 52b : "Les directeurs du camp de Meskéné," p. 74.
15. BNu/Andonian, dossier 52b : "Les cadavres charriés par l'Euphrate," p. 60.
16. DE/PA-AA; R14094; A 28162; Rapport du Consul d'Allemagne à Alep (Rossler) au Chancelier Impérial (Bethmann-Hollweg), 27 septembre 1916, in Wolfgang Gust, ed., The Armenian Genocide: Evidence from the German Foreign Office Archives, 1915-1916 (New York: Berghahn, 2014), p. 653.
17. Aram Andonian, Medz Vodjire [Le Grand crime] (Boston: Bahag, 1921), p. 19.  

[Le Dr. Khatchig Mouradian est professeur associé à la Division des Affaires Globales de l'Université Rutgers et coordinateur du programme sur le génocide arménien au Center for the Study of Genocide and Human Rights (CGHR) de cette même université, où il dispense un enseignement sur l'impérialisme, la violence de masse et les camps de concentration dans les départements d'Histoire et de Sociologie. Mouradian est aussi professeur-adjoint aux départements de Philosophie et d'Etudes urbaines de l'Université d'Etat de Worcester, où il enseigne l'espace urbain et les conflits au Moyen-Orient, le génocide, la mémoire collective et les droits de l'homme. Mouradian est docteur en histoire du Strassler Center for Holocaust and Genocide Studies à l'Université Clark et diplômé en Règlement des conflits de l'Université du Massachusetts à Boston. Il a été rédacteur en chef de The Armenian Weekly de 2007 à 2014.]

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Traduction : © Georges Festa - 01.2016




Dawn Anahid MacKeen - The Hundred-Year Walk: An Armenian Odyssey

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 © Houghton Mifflin Harcourt, 2016


Parution de The Hundred-Year Walk: An Armenian Odyssey
Entretien avec Dawn Anahid MacKeen
Asbarez, 07.01.2016


The Hundred-Year Walk: An Armenian Odyssey est l'histoire d'un homme qui a survécu par miracle au génocide, couchée par écrit par sa petite-fille incroyablement douée, intrépide, journaliste d'investigation au cœur immense et d'une intuition sans égale, qui a appris autant sur elle que sur les atrocités qui se sont produites il y a un siècle et qui, d'une certaine manière, se répètent aujourd'hui.

Des années durant, Dawn Anahid MacKeen en a entendu parler par sa mère. "Raconte l'histoire de ton grand-père. C'est dans ses carnets." Ce n'est que lorsque, lasse de son existence trépidante de journaliste à New York, elle s'est installée à Los Angeles, qu'elle a réalisé l'importance de cette injonction et à quel point il était impératif qu'elle réponde à cet appel. Mais impossible de lire l'arménien ! Qui plus est, l'information lui manquait pour écrire tout un livre.

Puis, lentement, avec l'aide de sa mère et de sa communauté arménienne unie, faite d'amis et de voisins, les carnets de Stepan Miskjian ont été traduits. MacKeen détenait un récit de première main, à la fois précieux et rare, sur le premier génocide du 20ème siècle. Durant la Grande Guerre, alors que l'attention du monde se portait ailleurs, le gouvernement ottoman ordonna l'expulsion de la famille Miskjian, comme tant d'autres Arméniens, sous prétexte que cette minorité chrétienne avait pactisé avec l'ennemi. Plus d'un million de personnes périrent - la moitié de la population - lors de ce transfert forcé et Miskjian n'épargne aucun détail. Des actes d'une cruauté indescriptible - mauvais traitements, vol, famine, viol, torture, humiliation - sont allés croissant pour Miskjian et les autres Arméniens (ainsi que pour les chrétiens grecs orthodoxes) sur leur route vers le massacre.

Plus MacKeen se plongeait dans le passé de sa famille, plus s'affirmait son besoin d'aller là-bas. "J'avais besoin d'éprouver sa soif, de toucher la terre sur laquelle il marchait. Voir les vertes collines entourant son Adabazar, où ses rêves de devenir le premier guide de la ville avaient pris racine, avant de s'étioler et de disparaître dans le désert." En 2007, MacKeen a engagé un traducteur et s'est rendue en Syrie et en Turquie, en quête de... quoi ? Des réponses ? Sentir la présence de son grand-père ? D'autres survivants ? Des indices expliquant pourquoi ces événements ont eu lieu ? Elle ne savait pas vraiment, mais son besoin compulsif d'être là-bas était trop impérieux, même s'il était illégal alors de mentionner simplement cette partie de l'histoire, une entreprise périlleuse à coup sûr.

The Hundred-Year Walk: An Armenian Odyssey constitue donc à la fois des mémoires et un reportage, le récit passant de celui de Stepan Miskjian à celui de Dawn MacKeen, tandis qu'elle tente de reconstituer la marche de son grand-père. Chemin faisant, MacKeen rencontre la famille d'un cheikh arabe qui sauva la vie de son grand-père. Après avoir fui le lieu du massacre, son grand-père, cherchant désespérément un refuge, prit contact avec un cheikh dont il avait appris la bonté. Il se déguisa, troquant ses guenilles contre une tenue locale, et se coiffant d'un foulard pour se fondre dans la population. Lorsque Miskjian rencontra enfin le puissant cheikh, il fut accueilli chez lui, lavé, nourri et pourvu d'un emploi. Il devint comme un fils pour le cheikh, même s'il était d'une religion différente.

Lorsque MacKeen retrouva cette famille, un de ses membres lui confia ensuite : "Quand on a appris pour la première fois que tu nous cherchais, on croyait que tu étais toi aussi en difficulté, comme ton grand-père. On était prêts à t'accueillir." C'est leur tradition, lui expliqua-t-il, d'accueillir les nécessiteux. "Le cheikh et ses descendants sont le vrai visage du peuple syrien," précise MacKeen. "C'est Aylan [Kurdi, ce jeune Syrien de trois ans, d'origine kurde, noyé en Méditerranée], c'est mon traducteur à Raqqa, et pas ces hommes cagoulés, brandissant des drapeaux noirs, propageant la division et la haine."

Rendrons-nous la pareille ? Il est aisé de voir comment l'histoire de Miskjian fait pendant à la crise des réfugiés qui frappe à nos portes. Des centaines de milliers d'innocents persécutés pour leur religion, pour leurs différences, vivant constamment dans la peur et l'impuissance. MacKeen souhaite que nous ouvrions davantage nos cœurs et nos frontières aux populations du Moyen-Orient et d'Afrique, jusqu'à ce que la zone se stabilise et "devienne un lieu pouvant à nouveau mettre au monde des enfants, au lieu de les enterrer... Ne laissons pas la peur nous éloigner de notre obligation morale d'aider. Sinon le terrorisme aura vraiment gagné."

Journaliste d'investigation, lauréate de nombreux prix, Dawn MacKeen a consacré huit années à l'histoire de son grand-père. Elle a été auparavant rédactrice à Salon, Newsday et SmartMoney. Elle a travaillé aussi pour le New York Times Magazine, Elle, le Los Angeles Times, entre autres.

L'entretien qui suit avec Dawn MacKeen lui permet d'aborder en détail son récent ouvrage.  

- Asbarez: Pourquoi t'es-tu sentie obligée d'écrire ce livre ?
-  Dawn MacKeen : Aussi loin que je m'en souvienne, ma mère me parlait de ce qui était arrivé à son père. Mais cette histoire était transmise par fragments, et je ne pouvais en saisir le côté extraordinaire jusqu'à ce que je puisse enfin la lire moi-même, une fois adulte. (Et ce grâce à un proche qui a traduit son récit, paru dans les années 60 chez un petit éditeur, de l'arménien à l'anglais.) Après l'avoir lu, je n'arrivais pas à croire qu'il ait survécu, et l'onde de choc que toute ma famille soit en vie. Mon grand-père Stepan pensait qu'il avait vécu pour révéler au monde ce qui s'était passé, et il a partagé ses épreuves avec ma mère, quand elle était petite. Puis elle me les a transmises. C'est notre héritage familial. D'autres héritent de vaisselle fine. Moi, j'ai hérité de cette histoire, avec pour responsabilité de la raconter à nouveau.

- Asbarez: Aurais-tu pu survivre à ça ?
- Dawn MacKeen : Je me pose sans cesse la question. A chaque étape, qu'aurais-je fait face aux mêmes obstacles quasi insurmontables ? Aurais-pris les mêmes décisions que mon grand-père ? Ou bien aurais-je renoncé ? Mon grand-père fit tout pour retrouver sa famille, changeant sans cesse d'apparence, et repoussant ses limites physiques et émotionnelles. Equilibré, il s'est toujours efforcé d'aller de l'avant, rescapé d'un des pires lieux de massacre du génocide. Il enfila l'uniforme d'un soldat turc, s'habilla à la façon de Lawrence d'Arabie et intégra une tribu pour échapper aux gendarmes turcs qui voulaient le tuer. Il apprit l'arabe. Puis, durant la guerre, il se fit traducteur pour un officier allemand, utilisant ses rudiments de français. Il n'avait été élève que jusqu'au cours moyen, mais les techniques de survie qu'il avait découvert, enfant, après la mort de son père, l'ont aidé à persévérer. C'était aussi quelqu'un d'aimable, s'attirant les bonnes grâces des étrangers pour qu'ils l'aident. Et puis, bien sûr, il y a le facteur chance; il a eu beaucoup de chance, par ailleurs, d'avoir pu s'enfuir tant de fois, quand d'autres n'ont pas eu cette opportunité.

Mais, honnêtement, je sais que je ne suis pas aussi intelligente, ni aussi forte que lui. J'aurais décidé depuis longtemps de ne pas vivre.

- Asbarez: Comment en as-tu appris plus sur ses carnets ?
- Dawn MacKeen : Je venais juste de rentrer de New York à Los Angeles et j'ai rapidement réalisé la difficulté d'enquêter sur le sujet. Je possédais les carnets publiés par le petit éditeur, mais ils n'évoquaient qu'une partie de l'histoire. Naturellement, il s'agit d'un génocide et la plupart des gens n'ont pas survécu, et même s'ils l'ont fait, c'est un siècle plus tard. Presque tous les gens concernés étaient morts depuis longtemps. Tout d'un coup, j'étais chez moi, à 35 ans et j'avais l'impression d'être totalement paumée. Ma mère et moi, on s'est affrontées quand j'ai quitté mon travail. Elle ne voulait pas que j'arrête. Juste par désinvolture et histoire d'aborder l'impensable, je lui ai lancé : "Impossible de t'aider, à moins que tu ne ramènes ton père d'entre les morts et que tu l'obliges à me raconter ce qui lui est arrivé !" Deux jours plus tard, ma mère a retrouvé deux de ses carnets. Après quoi, mon oncle a fouillé dans son garage et en a découvert deux autres. Suite à ces trouvailles, j'avais l'impression d'être mandatée pour achever ce projet.

- Asbarez : Comment as-tu comblé les vides dans les carnets de ton grand-père ?
- Dawn MacKeen : Ce livre est vraiment une tapisserie faite d'expériences diverses. Si l'histoire de mon grand-père constitue l'arc principal, j'ai reconstitué le monde qui l'entourait grâce à des milliers de pages de recherches. Heureusement, mon grand-père avait le souci du détail et une mémoire d'éléphant, consignant les noms des villages qu'il dut traverser durant sa marche de mort et tous les noms des gens qu'il a croisés. La plupart des gens étaient originaires de sa ville d'Adabazar (l'actuelle Adapazarı), ce qui n'est pas étonnant. De nombreux déportés furent regroupés dans les camps en fonction de leur ville d'origine. Les caravanes étaient par ailleurs souvent vidées - massacrées - en faisant l'appel par les noms des villes.

J'avais l'impression d'être un détective amateur, cherchant tout type d'information sur ces gens. J'ai consulté des histoires orales et tous les mémoires que je pouvais trouver, écrits par les habitants de son village. J'ai cherché des articles de presse de cette époque, des annuaires, des registres d'immigration et des compilations rédigées par des survivants. J'ai publié des annonces dans des journaux arméniens - tout comme les Arméniens l'ont fait après le génocide, essayant de localiser les membres perdus de leurs familles. Les mêmes recherches ont lieu aujourd'hui, avec la crise des réfugiés, les familles étant mutuellement séparées du fait de la guerre et de l'exode en masse.

J'ai écumé des bibliothèques dans cinq pays et pas mal googlisé ! J'ai retrouvé une famille au Canada, une autre en Virginie et une autre encore dans la région de Seattle. Mais une de mes plus importantes découvertes a été les écrits d'un homme qui avait survécu au même massacre que mon grand-père. Après des années de recherche, j'ai finalement trouvé son récit en Arménie et en Roumanie, où il s'était installé après la guerre. Ces articles furent publiés en 1924 et en 1940. Quand je les ai découverts, j'en ai pleuré ! Je savais simplement si je cherchais suffisamment longtemps, je les retrouverais. Il décrit le même massacre que mon grand-père et le date du même jour que le récit de mon grand-père. C'est dans de tels moments que je suis sidérée de voir que ces atrocités sont encore niées. Les témoins oculaires sont peut-être morts, mais ils ont laissé une trace écrite.

- Asbarez: Pourquoi as-tu écrit sur ton vécu dans ce livre ?
- Dawn MacKeen : Je n'avais pas l'intention de le faire. J'avais juste envie de voir la terre sur laquelle mon grand-père avait marché, à savoir la Turquie et la Syrie actuelles. Ce rude territoire fut aussi une prison pour mon grand-père et les autres Arméniens, et je savais qu'il me fallait le voir pour le décrire avec précision. C'est alors qu'inopinément, j'ai découvert des descendants du cheikh arabe, qui sauva la vie de mon grand-père en Syrie. Je voulais retrouver la famille de cet homme, sans y croire vraiment. Quand c'est arrivé, j'ai compris que je faisais partie de cette histoire. Ce cheikh était musulman et accepta mon grand-père chrétien pour ce qu'il était, quelles que soient ses origines ou sa religion, en le traitant comme un fils. Les descendants du cheikh m'ont traitée de la même manière, comme une fille perdue depuis longtemps, avec près de trois cents personnes m'accueillant à mon arrivée au village. Tous aussi magnifiques que le cheikh. Les découvrir a été un des moments transcendants de mon existence. J'étais là-bas, à l'autre bout du monde, et je retrouvais la tribu qui forma la famille d'adoption de mon grand-père.

Je pense que dans ce climat infernal de haine religieuse des musulmans envers les chrétiens, le message de ce cheikh est un message fort. L'humanité d'un seul être peut transformer une famille pour des générations.                      

- Asbarez: Quels risques y avait-il à écrire ce livre ?
- Dawn MacKeen : J'ai rencontré le président syrien Bachar al-Assad avant la guerre civile. Il gouverne d'une main de fer, comme chacun sait. La police secrète me suivait et me harcelait. Ce qu'ils font pour tout étranger et une partie du défi était d'arriver à comprendre ce qui relevait de la routine ou pas. La mienne n'était pas de la routine et les interrogatoires ont continué jusqu'à ce que je quitte le pays. J'avais appris qu'ils pensaient que j'étais une espionne à la solde d'Israël. Il se trouve que je suis partie juste avant qu'Israël ne bombarde la Syrie en septembre 2007, non loin de la région où je voyageais, soi-disant pour éliminer un réacteur nucléaire secret. Après mon départ, des agents des services secrets ont harcelé tous les gens que j'avais croisé. Initialement, j'étais censée embarquer après la date du bombardement, mais j'avais été tellement effrayée par la filature policière que j'ai changé de vol, en partant plus tôt. Je me félicite d'avoir changé d'itinéraire et j'ignore ce qui serait arrivé, si j'étais restée.

- Asbarez: La ville de Raqqa est évoquée dans ton livre. Est-ce la même Raqqa qui sert actuellement de quartier général à l'Etat Islamique ?
- Dawn MacKeen : Oui. Paradoxalement, Raqqa a été pour moi un endroit incroyable. J'y suis allée deux fois avant la guerre, tout d'abord quand je reconstituais le parcours de mon grand-père, puis deux ans plus tard. J'ai été accueillie sans équivoque. J'ai même passé toute une nuit chez le chef d'une tribu locale, qui a donné une fête en mon honneur sur l'Euphrate, avec des musiciens donnant une sérénade à notre table, à la belle étoile, une longue table chargée de nourriture, avec des gens de religion différente en train de discuter. La ville a nettement changé. Elle symbolise maintenant la haine et l'intolérance.

Lors du génocide, Raqqa fut l'un des rares refuges pour les Arméniens et, après le génocide, un grand nombre d'entre eux s'y installa, bâtissant églises et écoles, se rapprochant de la population locale. Même si c'était une ville pauvre, les gens étaient des plus accueillants, fiers de ce qu'ils possédaient et unis, quelle que soit leur religion. J'ai appris depuis que l'Etat Islamique a transformé l'église arménienne en un centre de recrutement pour djihadistes. Et à Deir-es-Zor, toute proche, les combattants ont fait sauter le mémorial dédié aux victimes du génocide arménien, que j'ai visité à deux reprises et que je décris dans le livre.

Beaucoup de gens avec qui j'ai parlé dans la région connaissent l'histoire tragique des Arméniens. N'imaginant pas un instant que quelques années plus tard, beaucoup feraient face à leur survie, tandis que la région basculerait dans la guerre.

- Asbarez: Est-il vrai que certains facteurs ont rendu presque impossible la parution du livre ?
-  Dawn MacKeen : Mon grand-père a vécu simplement pour raconter son histoire. J'ai toujours eu l'impression de ne pas avoir de légitimité pour écrire sur la survie. Que savais-je, élevée en Américaine de la classe moyenne dans la région d'Hollywood ? Et puis, en écrivant ce livre, je me suis retrouvée, sans que je m'y attende, face à ma propre survie, quand je suis tombée gravement malade. J'ai eu pas mal de complications et j'ai dû me battre pour recouvrer la santé. Mais j'étais guidée : il me fallait achever cet ouvrage et j'ai réalisé à un niveau différent ce que mon grand-père avait vécu, lorsque le corps est éprouvé aux limites.

- Asbarez: En quoi le génocide a-t-il impacté ta famille ?       
- Dawn MacKeen : Il les a tous impactés, à tous égards. Ma famille est éparpillée à travers le monde, en France, en Turquie et aux Etats-Unis. Ils ont quitté la Turquie, tout comme les réfugiés qui fuient le Moyen-Orient aujourd'hui. Ça me faisait un peu bizarre d'avoir des cousins en France, mais après en avoir appris davantage sur l'histoire de ma famille, je trouve ça déchirant, d'être séparé de ceux que l'on aime, de perdre les biens de toute une vie et ses moyens d'existence, et de démarrer dans un pays nouveau sans parler la langue. Mon grand-père n'a jamais pu se remettre d'avoir survécu, contrairement à tant d'autres. Il en parlait tous les jours à ma mère, qui à son tour m'en a parlé. C'est ce qu'on appelle le traumatisme transgénérationnel et je sais maintenant qu'il a été transmis à la génération de ma mère. Mon grand-père répétait sans cesse à ma mère : "Je vais mourir l'année prochaine." Il le lui disait tout le temps, n'imaginant pas qu'il échapperait à sa sentence de mort. Comment cela ne peut-il impacter quelqu'un ? Elle a grandi, hantée sans arrêt par l'idée de perdre son père.

- Asbarez: Comment se sent-on en Turquie ?
- Dawn MacKeen : J'étais très tendue en y allant, après avoir grandi avec des histoires de Turcs armés de couteaux. En 2007, juste avant mon arrivée, un grand journaliste turco-arménien a été assassiné pour avoir évoqué le génocide, et le gouvernement poursuivait en justice ceux qui abordaient le sujet. Mais beaucoup de gens m'ont témoigné une réelle sympathie. Et si j'étais furieuse en discutant avec des gens qui niaient ce qui s'est passé, je devais me rappeler que bon nombre de braves gens ont appris une histoire falsifiée. Il s'agit d'un déni soutenu par l'Etat. Les enfants apprennent dans leurs manuels d'histoire que les Arméniens étaient des agitateurs, qu'ils avaient pactisé avec l'ennemi en temps de guerre, et que leurs morts en furent la conséquence. Ce qui ne signifie pas que ces gens-là soient mauvais, comme on s'imagine souvent, à mon avis. Les Turcs d'aujourd'hui ne sont pas ceux qui ont perpétré le génocide. Pour beaucoup de gens, c'est une question d'éducation. Nous devons enseigner aux prochaines générations de Turcs ce qui s'est passé de manière à reconnaître les atrocités et permettre le début d'une guérison. Naturellement, les individus ont eux aussi le devoir, à cette époque d'information, de s'éduquer et de mettre en question l'histoire dont ils ont été abreuvés.

- Asbarez: Pourquoi est-ce important que la Turquie nie encore tout cela ?
- Dawn MacKeen : L'histoire continue de se répéter. Nous voyons des images presque identiques de persécution provenant de la région où mon grand-père a souffert, un siècle plus tôt. Nous voyons les marches de mort, le viol des femmes, les exécutions en masse. Il est important d'en savoir plus sur les forces qui provoquent un génocide, et comment empêcher cela d'arriver à nouveau. Quand c'est arrivé, la responsabilité est essentielle. Les perpétrateurs doivent être traduits en justice. Pour les Arméniens, cela n'a jamais été vraiment le cas. En outre, l'Etat moderne de la Turquie fait campagne contre la reconnaissance. Les Arméniens ne peuvent guérir, tant que leurs souffrances ne sont pas reconnues. Chaque fois que quelqu'un déclare que ce n'est pas arrivé, le traumatisme est rouvert. A mon avis, le pape François en a parlé le mieux, lorsqu'il a déclaré lors du 100ème anniversaire des massacres : "Dissimuler ou nier le mal est comme permettre à une blessure de continuer à saigner sans la panser."

- Asbarez: Des moments drôles pendant tes recherches ?
-  Dawn MacKeen : Une fois, j'ai cru avoir découvert la fille, perdue depuis longtemps, de quelqu'un qui était nommé dans les carnets de mon grand-père. Retrouver cet homme avait fini par m'obséder et j'enquêtais déjà depuis plusieurs années. Cet homme avait échappé au même massacre que mon grand-père et est mort ensuite dans les goulags soviétiques en Sibérie. J'étais sûre et certaine qu'il avait écrit sur son expérience. J'ai entendu parler de sa "fille" et je me suis précipitée à la maison de retraite pour Arméniens où elle vivait, et cette femme s'est présentée. "C'est gagné !" me disais-je. Je consignais fébrilement par écrit tout ce qu'elle me disait, mais en poussant plus avant mes recherches, j'ai découvert que, même si elle partageait le même patronyme et était originaire de Roumanie, où cet homme avait fui après la guerre, cette charmante dame n'avait aucun lien avec l'individu que je recherchais, mais que ça l'intéressait beaucoup de discuter tout le reste de l'après-midi ! Une belle rencontre, mais pas celle à laquelle je m'attendais.                   

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Traduction : © Georges Festa - 01.2016


Inside the World's Saddest Zoo : Starving Bears And Lions Abandoned by Armenian Oligarch / A l'intérieur du zoo le plus abominable au monde : des ourses et des lions affamés, abandonnés par un oligarque arménien

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Un des lions se frappant la tête contre le mur de sa cage, montrant tous les signes d'une créature rendue folle par son existence atroce.
© The Armenian Mirror-Spectator, 2016


A l'intérieur du zoo le plus abominable au monde : des ourses et des lions affamés, abandonnés par un oligarque arménien
par Allan Hall



GUMRI (DailyMail.com) - Frappant de désespoir leurs têtes contre le mur et regardant tristement à travers les barreaux de leurs cages misérables, tels sont les pensionnaires du zoo le plus abominable au monde. Le pire parc animalier au monde est aussi probablement le plus petit. Seuls trois lions, deux ourses et deux cochons d'Inde passent leurs jours ennuyeux, tenaillés par la faim, dans de minuscules cages, montrant tous les signes de créatures rendues progressivement folles par leur existence atroce. Ce qu'il reste du caprice d'un milliardaire, achetés pour l'amusement d'un oligarque arménien afin de conforter son ego et de parader devant ses amis, lors de fêtes inspirées de la jungle.

Lesquelles fêtes, ainsi que l'argent destiné à prendre soin de ces pauvres bêtes, se sont évanouies en même temps que leur propriétaire. Désormais les animaux vivotent avec un régime de famine, composé de restes d'abattoir et de plantes récupérées que leur apporte un couple de personnes âgées, se démenant pour les garder en vie.

Ce zoo se trouve dans la ville arménienne de Gumri - d'où est originaire la famille Kardashian, stars arméno-américaines de la téléréalité - mais cela fait deux ans qu'il n'a pas vu un seul visiteur payant son écot.

Ses locataires dépenaillés et hébétés - la lionne Mary, sept ans, et ses petits, Geeta, quatre ans, et Zita, deux ans, ainsi que les ourses Macha, quatre ans, et Gricha, neuf ans - sont soignés par un couple de personnes âgées qui est tout simplement tombé sur eux, un jour. Les autorités civiles refusent d'assumer la moindre responsabilité quant à ces animaux et l'on ignore ce qu'est devenu leur ancien propriétaire.

Leur sort est entre les mains de deux retraités, Hovhannès et Alvina Madoyan, vivant dans le dénuement le plus total. Hovhannès précise : "J'ai perdu mon travail. Je n'ai rien : ma femme et moi on se promenait dans ce zoo désert quand on a entendu ces cris affreux d'animaux martyrs. Nous avons découvert la lionne et son petit l'écume à la gueule, littéralement, du fait du manque d'eau."

Il poursuit : "Ma femme et moi, on ne supporte pas de voir souffrir des créatures de Dieu. On leur apporte de l'eau et puis on fabrique une sorte de repas avec un boucher du coin. Voilà comment on se débrouille, en les nourrissant avec ce qu'on peut rassembler. Pareil avec les ourses. On a découvert un vieil abri près de la cage aux lions, il y a cinq mois. "Elles sont tristes et seules et, quand elles sont s'ennuient, elles arpentent en long et en large leurs cages, montrant que l'ennui et l'inactivité les ont rendus folles. Impossible de trouver quelqu'un pour les aider. L'ancien propriétaire a fait l'objet d'une vendetta avec des mafieux locaux, le gouvernement ne veut pas s'engager et ce sont les animaux qui souffrent."

Sa femme Alvina continue : "Je pars chaque matin dans les bois chercher de la nourriture pour les ourses, mais ce n'est jamais suffisant. Quand j'ai de la chance, les gens donnent de l'avoine et des céréales, dont on fait une sorte de bouillie pour eux... La semaine dernière, on a eu la chance d'avoir le corps d'un petit poulain pour nourrir les lions. Ce n'est pas souvent qu'ils sont à la fête !"

De temps en temps, un vétérinaire se présente pour examiner les animaux de l'extérieur des cages. Mais personne n'a le moindre argent pour payer un véritable examen.

L'association de défense des animaux International Animal Rescue, basée dans le Sussex, tente de faire prendre conscience de la souffrance des animaux de ce zoo, en espérant qu'une action sera entreprise par les autorités d'Arménie, mais cette association ne collecte pas de fonds. Possédant des sanctuaires animaliers pour les orangs-outans en péril à Bornéo, l'association s'inquiète du fait qu'un rude hiver ne se révèle mortel pour les lionceaux. Un porte-parole précise : "Le sort de ces animaux ne devrait pas dépendre de la philanthropie d'un couple de personnes âgées, qui ont à peine de quoi vivre. Ils endurent une situation atroce. Nous avons besoin de collecter suffisamment d'argent pour qu'ils soient transférés dans un lieu où l'on puisse mieux s'occuper d'eux."

Pour plus d'informations sur cette entreprise de sauvetage ou de précisions sur les dons, veuillez contacter par courriel ecocoalitionarmenia@gmail.com.      

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Traduction : © Georges Festa - 01.2016



Chris Bohjalian - The Guest Room

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Chris Bohjalian, The Guest Room (Doubleday, 2016)
Entretien avec l'A.
par Rupen Janbazian


Le tout dernier livre du romancier à succès Chris Bohjalian, The Guest Room, paraîtra tout juste pour Noël... plus précisément, le Noël arménien.

"Mes amis non-arméniens sont frustrés de voir que le livre ne sera pas prêt pour les vacances de décembre," confie-t-il, en riant, même si la décision de ce report est compréhensible. "J'ai décidé en 2014 que je ne voulais pas voir mon nouveau livre publié en 2015 - je n'avais pas envie de faire une tournée et de parler d'un nouvel ouvrage lors du centenaire du génocide arménien," explique-t-il.

The Guest Room - qui narre l'histoire captivante d'une jeune fille de 19 ans, originaire d'Arménie, enlevée adolescente, retenue prisonnière comme esclave sexuelle en Russie et emmenée à New York pour y être exploitée - devait être publié à l'été 2015, mais Bohjalian jugeait, quant à lui, inapproprié d'entamer une tournée littéraire en 2015. "Comment pouvais-je participer à une tournée littéraire, en tentant de vendre des livres [en 2015] ? A l'inverse, j'ai tenu des conférences sur l'enseignement, la reconnaissance et la justice," explique-t-il. Heureusement pour lui, son éditeur (Doubleday) se montra compréhensif et programma la sortie du roman le premier jour "ouvrable" de 2015, soit le 5 janvier.

Au fil des ans, le nom Bohjalian est devenu synonyme de succès littéraire et de critique élogieuse; il a publié dix-huit ouvrages, dont les meilleures ventes du New York TimesThe Sandcastle Girls, Skeletons at the Feast, The Double Bind, et Midwives -  ce dernier, numéro un des meilleures ventes du New York Times et sélectionné au Book Club d'Oprah. L'œuvre de Bohjalian a été traduite dans plus de trente langues, et trois de ses romans ont été adaptés au cinéma.

En 2012, son roman The Sandcastle Girlsa lui aussi figuré sur la liste des meilleures ventes de Publishers' Weekly, USA Todayet des libraires indépendants au niveau national.    

Grâce à la publication et à l'accueil international massivement positif réservé à The Sandcastle Girls, Bohjalian a fait découvrir à des centaines de milliers de gens à travers le monde les souffrances des Arméniens dans l'empire ottoman déclinant, en faisant une œuvre inestimable et puissante.

A travers son nouveau livre, The Guest Room, Bohjalian espère faire la lumière sur les horreurs du trafic d'êtres humains, tout en initiant ses lecteurs à l'Arménie. "The Sandcastle Girls apprenait à des gens qui ne sont pas arméniens une part de notre histoire : le génocide arménien. Je souhaite que The Guest Room commence à leur montrer d'autres pans de notre univers," déclare-t-il.  

Ce qui suit est l'entretien intégral de The Armenian Weekly avec Chris Bohjalian.

***

- Rupen Janbazian : Tu abordes souvent des problèmes sociaux aux Etats-Unis, comme la transphobie, la violence domestique et la toxicomanie. Et maintenant, ton tout dernier livre, The Guest Room, explore le sombre univers du trafic sexuel. Qu'est-ce qui t'a décidé à aborder ce sujet ?
- Chris Bohjalian : D'une certaine manière, le livre a pris naissance en 2013. Je me trouvais à Erevan avec ma femme et ma fille. On avait aussi emmené une amie de ma fille, qui n'avait jamais été en Arménie. Elle est en partie Arménienne et avait envie de voir le pays. Comme elle rentrait aux Etats-Unis un jour avant nous, le programme était que je la conduise à l'aéroport pour le vol de 6 heures du matin à destination de Moscou. Je lui avais demandé de me retrouver dans le hall de notre hôtel vers 3 heures et demie du matin. Mais comme je suis aussi un père de famille, j'étais au rez-de-chaussée à 3 heures 10 - simplement au cas où elle serait arrivée un peu plus tôt. Pendant que je l'attendais, j'ai vu une jeune femme, qui avait probablement l'âge de ma fille et de son amie, ou même plus jeune - c'était clairement une prostituée - payant le porteur pour monter à l'étage et faire son travail.

En tant que père, ce genre de choses est tout simplement déchirant. J'ai commencé à me demander ce qu'il y avait de romanesque dans cette jeune femme et son histoire. La réalité est que lorsqu'on enquête sur la prostitution au Caucase et au Moyen-Orient, la ligne qui nous sépare d'une recherche sur le trafic d'êtres humains est très mince. Et avant même de le savoir, je m'étais déjà embarqué dans ce roman sur une jeune Arménienne courageuse, brave, belle et incroyable, qui fait l'objet d'un trafic entre Moscou et l'Amérique.

- Rupen Janbazian : La question du trafic sexuel est rarement abordée. Pourquoi, à ton avis ?
- Chris Bohjalian : Qu'il s'agisse de trafic d'êtres humains ou de trafic sexuel, c'est tellement épouvantable pour nous et notre sensibilité au 21ème siècle que c'en est presque un tabou - on a toujours envie de détourner le regard. Je pense qu'il y a là un motif important. On n'aime pas imaginer ce qui arrive à autrui, et surtout pas les femmes, les jeunes filles et bien sûr les jeunes garçons. Deux auteurs ont abordé ce thème dans notre communauté [arménienne]. Desert Nights [d'Edik Baghdasaryan et Ara K. Manoogian] et A Place Far Away et The Doves of Ohanavank de Vahan Zanoyan. Vahan s'est fait le héraut de nos jeunes femmes en Arménie, tandis l'ouvrage d'Edik et d'Ara décrit le problème dans des lieux tels que Dubaï et Istanbul.

Les chiffres varient, mais ils restent inquiétants. L'Organisation Mondiale du Travail estime que 4,5 millions de gens sont victimes d'exploitation sexuelle forcée à travers le monde, tandis que, selon le National Center for Missing & Exploited Children, un fugueur en danger sur six aux Etats-Unis est victime de trafic sexuel.

- Rupen Janbazian : Quel type de recherches a été nécessaire ? Tu as pu parler à des survivants ?
- Chris Bohjalian : Pour mes recherches, j'ai rencontré des thérapeutes, des travailleurs sociaux et des gens qui travaillent avec des survivants. J'ai parlé avec des gens dont les histoires ne sont pas aussi énormes ou horribles que celles endurées par mes héroïnes, mais qui ont sûrement été très près de sombrer dans ce gouffre cataclysmique du trafic d'êtres humains et de la contrebande internationale.

- Rupen Janbazian : As-tu été en mesure d'enquêter dans tous les Etats-Unis ?
- Chris Bohjalian : Il est important de noter que la plupart des esclaves sexuels aux Etats-Unis sont des nationaux. Etant donné l'élasticité - le prix élastique du sexe, qui est une façon horrible de l'évaluer, la façon avec laquelle les économistes l'étudient et le considèrent - il est pratiquement trop cher de s'embêter à ramener des filles de l'étranger aux Etats-Unis, quand on peut avoir ici des filles sans avoir à prendre de risques ou à en payer le prix. Je ne me souviens pas du chiffre exact, mais il est réduit. Environ 3 % des esclaves sexuels aux Etats-Unis - des jeunes femmes ou jeunes gens contraints à l'exploitation sexuelle - sont des étrangers clandestins. La plupart sont des nationaux.

- Rupen Janbazian : S'attaquer à un problème qui comporte une telle violence, tant d'abus et le traumatisme qui lui est associé, peut être pénible au plan émotionnel. Pourrais-tu nous parler du processus d'écriture et en quoi tu as été touché ?
- Chris Bohjalian : Deux questions comptaient pour moi en tant que romancier, quand j'écrivais ce livre. Tout d'abord, je n'avais pas envie d'une sexualité érotique ou gratuite; je voulais vraiment qu'il soit clair que ce comportement est une affaire de violence, d'avilissement et d'esclavage. Une violence moindre est éclairante, et je voulais être sûr que mes lecteurs continuent à tourner les pages. Au point que j'avais souvent en tête mon roman The Double Bind, paru en 2007.

The Double Bind est un livre qui tourne autour d'une travailleuse sociale du Vermont, laquelle est agressée sexuellement. Il est aussi question d'autres choses comme le problème des sans-abri et la photographie, et je trouvais ça important - les lecteurs restaient accrochés, car il y avait un répit par rapport à la violence. Dans mon esprit, The Guest Room aborde donc aussi plein d'autres choses; il est question d'un mariage en crise, de la déchéance d'un homme, de ce que signifie être parent. Je voulais être sûr qu'il y ait des personnages avec lesquelles mes lecteurs puissent s'identifier et s'attacher.

Je n'ai pas douté un instant que mes lecteurs se préoccuperaient d'Anahit - Alexandra, comme la rebaptisent les trafiquants à Moscou - mais je voulais être sûr que les Américains présents dans le livre soient eux aussi suffisamment énergiques, qu'on s'attache aussi à eux et à leurs sombres histoires. Autrement dit, certains hommes lors de l'enterrement de vie de garçon - et il y a des salauds à ce moment-là, qu'on ne s'y trompe pas - sont moralement complexes; que Richard - celui qui héberge cette fête - et sa femme Kristin sont moralement complexes; que leur fille Melissa, âgée de neuf ans, a une riche vie intérieure, et que l'on peut aussi s'attacher à elle.

- Rupen Janbazian : Qu'espères-tu apprendre à tes lecteurs sur le problème du trafic sexuel ?
- Chris Bohjalian : Il est important de noter que je suis un romancier, un conteur. Je souhaite par-dessus tout que The Guest Room amène les lecteurs à découvrir à quel point il se lit d'une traite. J'ai envie qu'ils soient émus par les épreuves des personnages - de tous les personnages. Certaines parties du livre sont déchirantes - je souhaite qu'elles soient déchirantes de façon à ce que l'on soit ému et content au plan émotionnel.

Il ne s'agit pas d'un essai sur le trafic sexuel. Ni d'un essai sur le trafic d'êtres humains. Ni d'un livre qui va apprendre à tout un chacun quoi que ce soit sur le trafic d'êtres humains ou l'esclavage sexuel, qu'ils ne soupçonnaient pas déjà. C'est affreux, c'est dégradant, c'est violent, c'est horrible, il s'agit d'une des violations les plus graves des droits de l'homme que l'on puisse imaginer, mais pas comme s'il s'agissait d'un livre sur les statistiques ou les récits de survivants. Il s'agit d'un roman sur un banquier d'affaires à New York, son épouse qui est enseignante, leur fille de neuf ans, et deux jeunes filles qui se retrouvent à un enterrement de vie de garçon et qui s'avèrent être des esclaves sexuelles.

- Rupen Janbazian : Pourquoi as-tu décidé d'avoir un personnage arménien dans le récit ?
- Chris Bohjalian : D'une certaine façon, The Guest Room fait pendant à The Sandcastle Girls. Dans The Sandcastle Girls, j'essayais de donner la parole à tous nos ancêtres, qui furent anéantis de manière systématique en 1915 et 1916. The Guest Room est, en quelque sorte, une façon pour moi de donner la parole à de jeunes adultes et à des enfants tout à fait remarquables d'Arménie en 2015 et 2016. En réalité, nous avons, dans la diaspora, l'obligation morale d'être présents là-bas pour ce pays. Je veux dire, il s'agit d'un pays qui tente de bâtir une démocratie dans un univers postsoviétique; qui essaie d'atteindre une économie de marché, en étant l'objet d'un blocus frontalier par des nations qui ne souhaitent pas son existence; qui essaie de se relever du cataclysme naturel de 1988; et maintenant, bien sûr, nous avons affaire à nos communautés en état de siège en Syrie. The Guest Room est donc pour moi très important à cet égard.

Je souhaite que des lecteurs d'Indianapolis, de Jacksonville en Floride, de Vancouver et de Miami, qui ignorent tout des Arméniens, découvrent la partie située à Erevan - une ville particulièrement belle - car des chapitres entiers s'y déroulent. J'espère qu'ils googliseront Gyumri après avoir lu un long chapitre concernant ce que les parents d'Alexandra ont enduré, jeunes mariés, quelques années plus tôt, lors du tremblement de terre de Gyumri.

- Rupen Janbazian : A certains moments dans le livre, Alexandra évoque le génocide arménien et le séisme de 1988. Pourquoi est-ce important, à ton avis, pour elle de réfléchir à ces questions ?
- Chris Bohjalian : The Sandcastle Girls révélait à des gens qui ne sont pas Arméniens une part de notre histoire : le génocide arménien. Je souhaite que The Guest Room commence à leur montrer d'autres pans de notre univers. L'Arménie est un pays remarquable, Erevan est une ville magnifique. Bien sûr, le livre parle de trafic d'êtres humains; bien sûr, il s'agit d'un roman policier. Ce n'est pas un guide touristique, que l'on ne s'y trompe pas - quasiment les trois quarts du livre se passent dans le comté de Westchester (N.Y.) et à New York.

Mais j'ai découvert grâce à l'écriture qu'un peu de bien est très profitable et amène les gens à approfondir le sujet principal. En 2002, j'ai écrit un roman intitulé The Buffalo Soldier, qui parle d'un petit Afro-Américain placé en famille d'accueil dans le Vermont rural et blanc. Mais le récit est émaillé de tout un tas de références aux 9ème et 10ème cavaleries - les cavaleries afro-américaines lors des guerres contre les Indiens et les Espagnols. Aujourd'hui encore, 13 ans après, il ne se passe pas deux ou trois jours sans que j'entende parler de mes lecteurs, m'écrivant au sujet de ce livre et me disant à quel point il a suscité leur intérêt pour ces cavaleries et combien ils ont envie d'en apprendre davantage. C'est bien sûr le cas avec un livre comme Midwiveset l'accouchement à domicile; ou bien Tran-Sister Radio et la question des transgenres; Skeletons at the Feast et ce qu'était être un Prussien durant la Seconde Guerre mondiale; et The Sandcastle Girls et le génocide arménien. Je vais être fou de joie si d'ici un an, j'ai des nouvelles de gens désireux d'en savoir plus sur le Cafesjian [Centre des Arts] ou d'aller voir danser Victoria Ananyan - l'Oiseau de velours.      
                            
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Traduction : © Georges Festa - 01.2016



"Antranigian story defines horrors in Keghi" / Atrocités de Keghi : l'histoire d'Antranigian

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Vestiges de l'église arménienne Sourp Kevork, Kiğı (Turquie)
© http://www.horizonweekly.ca


Atrocités de Keghi : l'histoire d'Antranigian
par Tom Vartabedian


MENDON, Mass. - From Hell to Heaven n'est pas un livre banal, car il a été écrit par un homme qui eut une expérience de première main du génocide arménien et vécut suffisamment longtemps pour compiler ses mémoires personnels.

L'ouvrage a finalement atterri entre les mains d'un de ses petits-fils, qui l'a vu paraître, comme l'on découvrirait une oasis en plein désert.

Il raconte l'histoire du jeune Armenag Bedigian-Antranigian qui, pendant presque deux ans, endure les atrocités du génocide arménien dans la région de Keghi, proche d'Erzurum.

Il est alors témoin de la disparition de tous les membres de sa famille et survit par miracle en se cachant dans les montagnes et les gorges de Keghi, tout en travaillant comme esclave dans des familles kurdes.

"Je tiens à exprimer ma reconnaissance envers tous ceux qui ont permis cette publication, " précise Hagop Antranigian, son petit-fils. "Même s'il existe une documentation abondante sur le génocide, il existait peu de témoignages sur le corps des volontaires."

Fin 1916, Antranigian réussit enfin à s'échapper en direction du front russe et parvient à Erzurum. En 1917, il rejoint les forces des volontaires arméniens, chargés de défendre cette ville. Il sert comme fantassin sous les ordres du général Antranik et participe aux campagnes militaires du Zanguezour, du Nakhitchevan et de Khoy au nord de l'Iran.

Il séjourne un an à Tiflis en tant que réfugié, avant d'atteindre Constantinople fin 1919, et émigre aux Etats-Unis trois ans plus tard.

"Ce livre constitue un précieux témoignage oculaire, écrit par un jeune homme mûr et instruit, sur le village arménien de Keghi, la complicité des Kurdes dans le génocide arménien, le mouvement du Corps des Volontaires arméniens, et les souffrances des réfugiés arméniens, d'Erzurum à Tiflis," poursuit son petit-fils. "Il s'agit d'un récit marquant, emblématique du génocide."

Ce mémoire manuscrit fut compilé en arménien au début des années 1940. En 2000 il avait été traduit en anglais par Vatche Ghazarian pour les éditions Mayreni, mais était resté inédit à ce jour. Le texte arménien demeure lui aussi inédit.

Cet ouvrage de 250 pages détaille l'enfance et l'expatriation d'Antranigian, son mariage, la catastrophe, sa fuite du Dersim, son rôle dans le Corps des Volontaires arméniens, puis son émigration de Constantinople en Amérique, pour finalement s'établir à Portland, dans le Maine, où il trouva un emploi de cordonnier.

Dans sa préface, il s'adresse aux lecteurs : "Bien que décidé à le faire depuis des années, je n'arrivais pas à écrire sur cette période horrible de la déportation. Et cependant elle est très présente dans mon âme et mon cœur. Même si je n'ai aucunement l'intention d'ouvrir à nouveau mes blessures, je puis, peut-être, apaiser ma souffrance en racontant à nouveau mon histoire."

Armenag Antranigian poursuit en relatant la perte de sa maison, de sa terre, la mort de sa mère, de ses frères, de sa belle-sœur et de ses enfants, ainsi que celle de son épouse, de son village et de son peuple.

"Vous découvrirez l'angoisse et la souffrance d'un être qui, affamé et assoiffé, erre nu, misérable et sans défense parmi les montagnes,"écrit-il. "Même un mendiant est libre d'errer sur cette terre, alors que nous, les Arméniens, étions forcés de nous cacher tels des reptiles pour éviter la mort."

Il continue en ajoutant, d'une manière poignante : "Une nation sans Etat est une nation sans Dieu. Si nous avions eu notre propre Etat, ces crimes et ces massacres auraient peut-être pu être empêchés."

"Je ne regrette pas ma jeunesse. Je regrette mon bonheur perdu," conclut-il.            

Les autres contributeurs sont : le Dr. Vazken Ghougassian (rédacteur en chef), Iris Papazian (rédacteur), Mary Gulumian (appui technique), Khajag Zeitlian (conception de la couverture), Osep Tokat, ainsi que les professeurs Robert Hewsen et George Aghjayan (historien).

Pour Hagop Antranigian, cette aventure consistant à retrouver les mémoires de son grand-père et à les faire publier représente quinze années de persévérance.

"J'ai beaucoup réfléchi et je suis très heureux de faire partie à part entière de mon Eglise et de ma communauté arménienne," reconnaît-il. "Les routes et les ramifications qui se font jour sans cesse, grâce aux informations que m'a laissé mon grand-père, sont vraiment incroyables." 

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Traduction : © Georges Festa - 02.2016


Artists at War

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Le site Artists at War donne la parole à des artistes originaires de pays en guerre


KITTERY, Maine - Artists at War - qui propose des témoignages d'esprits créateurs impactés par les brutalités de notre temps - vient d'annoncer une nouvelle plate-forme dédiée à des entretiens de première main avec des artistes vivant en zones de guerre, ou déplacés en raison de conflits politiques, menant leur propre guerre au moyen de leur art. Pour en savoir plus sur Artists at War, consulter http://www.artistsatwar.net, Facebookou contacter la fondatrice et créatrice du site, Jackie Abramian : Jackie@artistsatwar.net

Le site propose actuellement des entretiens avec quatre artistes : Berj Kailian (peintre, survivant du génocide arménien), Sam Bak (peintre, survivant de la Shoah), Rania Kinge (entrepreneure sociale, créatrice de bijoux - Damas, Syrie) et Nada Abu Taleb (peintre, Sana'a, Yémen). La page de chaque artiste comprend des liens vers les réseaux sociaux, permettant aux internautes de contacter et de communiquer en direct avec les artistes. De nouveaux entretiens seront publiés régulièrement.

Le projet s'inspire de deux événements majeurs qui ont eu lieu en 2015 : la commémoration au niveau international du 100ème anniversaire du génocide arménien - première épuration ethnique du siècle dernier, lors duquel un million et demi d'Arméniens furent anéantis et des centaines de milliers de réfugiés arméniens contraints de fuir dans des pays voisins; le déclenchement de la pire crise migratoire depuis la Seconde Guerre mondiale, avec l'exode de 60 millions de réfugiés et de personnes déplacées à travers le monde.

Dans sa page "It All Started Here" [Tout a commencé là], Abramian rend hommage aux artistes Kailian et Bak, survivants du génocide arménien et de la Shoah respectivement. Abramian considère Kailian et Bak comme des artistes en guerre pionniers, leur art témoignant de façon centrale des crimes innommables de l'humanité.  

"La dichotomie complète, douloureuse dans les régions actuellement en proie à la guerre met en lumière les enseignements évidents et ignorés de notre histoire," déclare Abramian. "En tant que descendante de survivants du génocide arménien, j'ai entendu trop souvent les slogans "Plus jamais ça !" proférés par les dirigeants du monde, pour assister finalement à des ordres de guerres nouvelles mises en œuvre. Artists at War fait entendre les voix méconnues d'artistes vivant dans des zones de guerre - et en guerre, armés de leur art. Il met à nu les existences abîmées de millions de citoyens ordinaires qui n'ont jamais contribué à déclarer des guerres, mais qui en sont devenus par inadvertance les victimes en première ligne."

Artists at War est un site multimédia fait d'entretiens et de tribunes d'artistes vivant dans des zones de guerre, ou réfugiés de guerre en provenance de zones de conflit, exilés dans des pays d'adoption, menant des guerres artistiques globales pour faire entendre les peurs, les atrocités et les épreuves liées à l'oppression, à l'épuration ethnique et à la tyrannie. Le site est l'œuvre de Jackie Abramian, auteur de plusieurs ouvrages, dont des entretiens avec des artistes arméniens contemporains et des artistes en exil, vivant aux Etats-Unis. Pour plus d'informations, consulter : http://www.artistsatwar.net/home.html


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Traduction : © Georges Festa - 03.2016


Keith David Watenpaugh - Bread From Stones: The Middle East and the Making of Modern Humanitarianism

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 © University of California Press, 2015


Parution de Bread From Stones du professeur Keith David Watenpaugh
Asbarez, 23.03.2016


MISSION HILLS (Californie) - Le Musée Ararat-Eskijian et la National Association for Armenian Studies and Research (NAASR) [ont présenté] Bread From Stones: The Middle East and the Making of Modern Humanitarianism [Du pain avec des pierres : le Moyen-Orient et la création de l'humanitarisme moderne], du docteur Keith David Watenpaugh (Université de Californie, Davis), le 3 avril à 16 heures, au 15105 Mission Hills Road, Mission Hills, Californie, 91345.

Bread Stones (University of California Press, 2015), un ouvrage très attendu de l'historien Keith David Watenpaugh, renouvelle l'analyse de la théorie et de la pratique de l'humanitarisme moderne. Le génocide et la violence de masse, le trafic d'êtres humains et l'exode forcé de millions de personnes en Méditerranée orientale, au début du 20ème siècle, servent de toile de fond à cette exploration du rôle de l'humanitarisme dans l'histoire des droits de l'homme. Centré sur la réaction internationale au génocide des Arméniens ottomans dans l'histoire de l'humanitarisme et des droits de l'homme, Watenpaugh étudie comment des organisations telles que le Near East Relief et le sauvetage de toute une génération d'enfants arméniens victimes de trafics ont contribuer à jeter les bases de la communauté arménienne en diaspora.

Historien et professeur associé sur l'islam moderne, les droits de l'homme et la paix, Keith David Watenpaugh enseigne au département d'études religieuses à l'Université de Californie, à Davis. Il est l'auteur de Being Modern in the Middle East: Revolution, Nationalism, Colonialism, and the Arab Middle Class (Princeton University Press, 2012) et de nombreux articles parus dans The American Historical Review, The International Journal of Middle East Studies, Social History et Middle East Report.  

Pour plus d'informations sur la conférence du professeur Watenpaugh, veuillez contacter l'Ararat-Eskijian Museum au (747) 500-7585 ou ararat-eskijian-museum@netzero.net, ou la NAASR au (617) 489-1610 ou hq@naasr.org.

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Traduction : © Georges Festa - 04.2016


Arman J. Kirakossian, The Armenian Genocide in Contemporary American Encyclopedias; Hambersom Aghbashian, Turkish Intellectuals Who Have Recognized the Reality of the Armenian Genocide

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 © Armenian Genocide Museum - Institute of the National Academy of Science, 2015; Nor Or Publishing Association, 2015


Parution de deux nouveaux ouvrages de référence sur le génocide arménien
par Aram Arkun


Etude d'Arman J. Kirakossian sur le traitement du génocide arménien dans les encyclopédies américaines

De nombreux Arméniens ne peuvent s'empêcher de consulter une encyclopédie ou un ouvrage de référence pour voir ce qu'ils contiennent, au cas où, sur l'Arménie et les Arméniens. Un des premiers sujets qu'un Arménien recherche concerne le génocide arménien. Le docteur Arman J. Kirakossian rend service à ces Arméniens avec son récent ouvrage, The Armenian Genocide in Contemporary American Encyclopedias (Erevan : Armenian Genocide Museum - Institute of the National Academy of Science, 2015).

Kirakossian étudie une quarantaine d'encyclopédies, de dictionnaires, de manuels et de guides de référence parus aux Etats-Unis ces quinze dernières années. Ce livre de 183 pages contient un index des patronymes et des toponymes, une liste des encyclopédies et des articles concernés, ainsi qu'une bibliographie des ouvrages sur le génocide arménien utilisés dans les ouvrages de référence. L'A. s'intéresse à la définition générale du génocide et à la comparaison du génocide arménien avec la Shoah, avant d'aborder la Question arménienne et les massacres de masse antérieurs à la Première Guerre mondiale, tels que les massacres hamidiens et ceux de 1909 en Cilicie.

Le génocide arménien, les réactions britanniques et américaines, l'information sur les personnes liées au génocide, les procès des responsables mis en accusation après la Première Guerre mondiale, les aspects féministes, les témoignages des survivants, le déni, la reconnaissance internationale sont couverts dans toute une série d'ouvrages de référence. Un thème spécifique, le syndrome de stress post-traumatique chez les survivants du génocide arménien, est brièvement noté dans un court chapitre d'une page, lequel reprend l'article d'une encyclopédie.

Une information de base sur la diaspora arménienne moderne, recomposée à travers le génocide, est fournie dans un court chapitre. Le génocide arménien dans l'art et la littérature fait l'objet du chapitre final.

Historien, l'A. est actuellement ambassadeur de la république d'Arménie en Autriche et son représentant permanent auprès de l'Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (O.S.C.E.), ainsi que d'autres organisations internationales à Vienne. Entre autres fonctions, il a exercé comme ministre arménien des Affaires Etrangères et premier vice-premier ministre. Outre le présent ouvrage, il a publié quatre autres livres en anglais sur des thématiques arméniennes.

Essai d'Hamberson Aghbashian sur les intellectuels turcs ayant reconnu le génocide arménien      

Au cours de ces dernières années, outre la prolifération d'encyclopédies et d'ouvrages de référence mentionnant le génocide arménien, le nombre d'écrivains et d'intellectuels turcs ayant reconnu celui-ci a considérablement augmenté. Des lecteurs occasionnels ont croisé au moins quelques noms, mais même des spécialistes ne seront peut-être pas familiers de nombre d'entre eux. Hamberson Aghbashian a compilé un ouvrage, Turkish Intellectuals Who Have Recognized the Reality of the Armenian Genocide(Altadena, Calif.: Nor Or Publishing Association, 2015), qui tente de combler ce vide.  

Ce livre de 142 pages n'est pas un ouvrage d'érudition détaillé, mais plutôt un recueil d'études biographiques de deux à quatre pages sur plus de 50 écrivains turcs. Dans une étude, au moins, l'A. ajoute l'information obtenue grâce à des contacts personnels avec la personne concernée.

L'ouvrage n'analyse pas explicitement les approches diverses des intellectuels figurant dans ce livre, quant à la terminologie décrivant les événements de 1915, certains choisissant de ne pas utiliser le mot génocide.

Ce volume comprend une préface du docteur Levon Marashlian, professeur d'histoire et de sciences politiques au Glendale Community College, et de brèves observations du docteur Raffi Balian, du Parti libéral démocrate arménien (Comité du district Etats-Unis Ouest), d'Hagop Mardirossian, éditeur de l'hebdomadaire Nor Or; de Vatche Semerdjian, président de la section de la Tekeyan Cultural Association à Los Angeles, et du docteur Ohannes Kulak Avedikian, président du Comité culturel de l'Association of Istanbul Armenians. Ces deux dernières contributions sont rédigées en arménien, contrairement au reste de l'ouvrage. Plusieurs observations expriment l'espoir que ce volume aidera à combattre la négation du génocide arménien, soutenue par l'Etat turc, et "réveillera les masses" en Turquie.

L'ouvrage inclut un extrait de la Convention des Nations sur le génocide, une courte biographie de Raphaël Lemkin, qui inventa le mot génocide, et une liste d'Etats, de régions et de grandes organisations internationales ayant reconnu officiellement le génocide arménien.

Hambersom Aghbashian est né à Bagdad. Auparavant actif au sein de l'Union Générale Arménienne de Bienfaisance (U.G.A.B.) et du diocèse de l'Eglise arménienne d'Irak à Bagdad, et membre fondateur de l'Iraqi Armenians Benevolent Association de Los Angeles, il publie régulièrement dans la presse arménienne.

Ce livre représente une première étape en livrant un matériau de base pour l'étude des opinions divergentes sur le génocide arménien parmi les intellectuels turcs. Des comptes rendus d'ouvrages parus sur le sujet, par des universitaires comme Fatma Müge Göçek, professeur de sociologie à l'université du Michigan à Ann Arbor, existent déjà.    

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Traduction : © Georges Festa - 04.2016 


Avo Kaprealian - Houses without Doors

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 © Bidayyat Productions, 2016


Houses without Doors : un voyage de 100 ans
par Harout Ekmanian


Houses without Doors (Syrie, Liban)
2016, couleur, 1h28
En arménien, arabe, français et espagnol, sous-titré en anglais
Réalisateur : Avo Kaprealian
Producteur : Bidayyat et A. Kaprealian
Distributeur : Bidayyat Productions

Quelle est la différence entre un long métrage et un documentaire ? Un long métrage rassemble des acteurs interprétant des rôles dans le cadre d'un scénario; un documentaire s'inspire d'un synopsis et présente des recherches sur des questions concernant la vie de personnages réels. On pourrait dire que le film d'Avo Kaprealian, Houses without Doors, participe des deux. Ses premiers courts métrages appartiennent eux aussi au même modèle, étrangers au genre classique, tout en intégrant des séquences d'archives dans son travail.

La scène initiale est un recueil de parades militaires, mais le message du film n'a trait qu'à la paix. Près de l'appartement d'Avo, face à l'église du quartier arménien d'Alep, des gens chantent des hymnes joyeux pour un mariage et alignent leurs voitures pour parader dans les rues; puis, un autre jour, ils s'alignent à nouveau, cette fois pour les obsèques d'une jeune femme victime d'un bombardement nocturne.

Le film est un tableau amer illustrant la fin de la communauté arménienne d'Alep, jadis prospère, formée au Moyen Age et devenue le cœur battant de la diaspora arménienne après le génocide de 1915 perpétré par les Turcs ottomans. Cette terre qui fut un havre de paix pour une majorité de réfugiés et de survivants arméniens, il y a un siècle, est actuellement dévastée; son peuple autrefois accueillant se voit déraciné et plongé dans la misère. La vie de la communauté est un microcosme de la société syrienne en général, qui revit les expériences d'il y a un siècle. C'est une histoire dramatique, faite de mort, d'exil et de survie.

Avo est lui-même d'origine syro-arménienne, une réalité mise en évidence dans ce film, grâce en particulier à l'influence de légendes du cinéma arménien, telles qu'Artavazd Pelechian et Don Askarian. Les spectateurs ont droit à des aperçus sur la vie en Syrie en temps de guerre, chez eux et durant l'exode. Les enfants à la maison jouent au gendarme et au voleur, copiant le régime contre l'opposition, tandis que les enfants déplacés parlent de leurs rêves, d'avoir un animal de compagnie et d'aller à l'école. La vie des habitants en temps de guerre et de privations est présentée avec réalisme à travers les files d'attente pour le pain et les bébés en poussette observant des missiles en plein ciel. Chaque scène est mise en parallèle avec le passé, relatant d'anciennes histoires extraites de films comme Mayrig d'Henri Verneuil, qui évoque le génocide arménien et le vécu des réfugiés. Tandis que la voix d'un survivant des marches de mort, extraite de Mayrig, parle de l'angoisse qui saisit le père Sérovpé (le prêtre de son village), dans la scène en contrepoint un hadji syrien erre non loin des postes de contrôle. Une autre scène, reprise à nouveau de Mayrig, où un marcheur de mort voit son pied ferré sans pitié par la gendarmerie turque, est suivie d'une séquence d'archive sur le sultan Abdülhamid II, tristement célèbre pour sa tyrannie et sa cruauté. L'enchaînement parfait des scènes, ainsi que l'harmonie des matériaux audio et visuels repris de plusieurs films, composent un récit idéalement combiné, qu'il est difficile de rendre avec des mots. Voilà pourquoi le cinéma sert d'outil de mémoire et transmet son message à l'avenir.

Le personnage principal du film d'Avo est sa mère, Lena, qui finit par plier bagage et abandonner sa maison avec toute la famille en direction du Liban. C'est à elle que revient le mérite du titre de ce film. Les rêves peuvent être interprétés très diversement. Dans le rêve de Lena, lorsqu'elle voit sa maison d'Alep sans portes pour la guider à l'intérieur, elle comprend qu'il n'y aura pas de retour. Elle traverse le même périple douloureux que ses ancêtres entreprirent 100 ans plus tôt depuis l'Arménie Occidentale. Le film livre un tableau intime de la vie quotidienne d'une famille arménienne d'Alep, avec des scènes de genre comme les offices religieux, les processions solennelles, les naissances, les funérailles, les réunions de famille et les échanges en privé. C'est là un excellent document historique.

Au plan technique, le film est réussi. Les scènes sont habilement ficelées et laissent entendre que Lena, contrairement à son mari, est très à l'aise avec la caméra omniprésente de son fils. Les sous-titres sont très lisibles.

Avo pose de nombreuses questions dans Houses without Doors. Toutefois, la question peut-être la plus urgente pourrait bien être la ligne ténue séparant la justice de la vengeance. Dans une scène il montre un militant syrien des droits de l'homme, Mohamed Abdul Wahab, roué de coups et proférant ces mots fameux face à l'objectif : "Je suis un humain ! pas un animal ! Tous ces gens-là sont comme moi !", devenus un slogan pour les Syriens en révolte. Avo recourt aussi aux séquences d'archives pour raconter l'histoire de Soghomon Tehlirian, survivant du génocide arménien, qui rendit justice au million et demi de victimes en abattant le cerveau de ce crime, Talaat Pacha, dirigeant Jeune-Turc, en plein jour à Berlin. Si le film d'Avo ne tente pas de proposer un remède pour obtenir justice, il ne répugne pas pour autant à dire ce qu'il en pense. Dans le générique de fin, il dédie son film à la mémoire de Soghomon Tehlirian.

En fin de compte, tout en abordant des problèmes politiques concernant la Syrie, la Turquie et l'Arménie, l'approche critique d'Avo en tant qu'artiste empêche le film d'être récupéré au plan politique par quelque partie que ce soit. Si un tel choix peut rendre ce film impopulaire dans plusieurs milieux, il confirme en soi le talent, la passion et la sincérité du réalisateur.

La première internationale de Houses without Doors [a eu] lieu samedi 12 février au Festival international du film de Berlin 2016, à l'Akademie der Künste [Académie des Beaux-Arts] de Berlin, en Allemagne.               

Harout Ekmanian a travaillé plusieurs années comme journaliste dans la presse arabe, arménienne et occidentale, avant le début de la guerre en Syrie. Diplômé en droit de l'université d'Alep, il a été boursier à l'Institute for the Study of Human Rights de l'université Columbia en 2015. Ekmanian travaille dans le secteur des médias et du développement en Arménie au sein de la Fondation Civilitas et de l'Association des journalistes d'investigation en Arménie (HETQ). Il parle couramment l'arménien, l'arabe, l'anglais et le turc, avec des notions en français et en espagnol. Il collabore régulièrement à The Armenian Weekly.

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Traduction : © Georges Festa - 04.2016 


Tom Vartabedian - Philip Brown : Armenians of the Merrimack Valley

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E. Philip Brown - Tom Vartabedian
Armenians of the Merrimack Valley
Arcadia Publishing, 2016

par Breanna Edelstein



HAVERHILL, Mass. (Haverhill Gazette) - Pour ce qui est d'écrire, ces deux-là forment un duo dynamique.

Retraité, Tom Vartabedian, qui a passé 40 ans comme reporter et photographe à la Haverhill Gazette, continue d'écrire pour ce journal.

Il se passionne pour la culture arménienne de sa famille, en particulier le génocide arménien advenu il y a un siècle.

Professeur d'histoire dans le secondaire à Haverhill, Philip Brown se passionne de même pour le sujet, en particulier les gens et les événements qui ont forgé le passé d'Haverhill.
Récemment, il a contribué à deux ouvrages plébiscités par les habitants - l'un faisant la chronique d'Haverhill et l'autre sa chronique sportive.

Actuellement, Vartabedian et Brown s'apprêtent à publier un nouvel ouvrage illustrant leur intérêt pour l'histoire locale, la culture et le génocide arménien. Fruit du travail d'une année, Armenians of the Merrimack Valley, destiné à la collection "Images of America," combine l'expérience littéraire et l'héritage arménien dont s'enorgueillit Vartabedian et les vastes connaissances historiques de Brown. Prévu pour être publié en février, l'ouvrage présente aussi plus de 150 photos.

Il y a plusieurs années, les deux hommes se sont rencontrés au lycée d'Haverhill, où Brown enseigne l'histoire internationale. Vartabedian présentait une conférence annuelle sur les droits de l'homme et le génocide arménien, souvent peu étudié.

"Les jeunes sont curieux et souvent perturbés par ces informations, mais ils apprécient. C'est quelque chose dont ils n'avaient aucune idée," précise Brown au sujet du génocide. "Et quand on relie ces histoires à la vie réelle, ça rend tout ça encore plus réel."

L'ouvrage évoque le million et demi d'Arméniens tués par l'empire turc ottoman, à partir de 1915. Un million d'autres Arméniens furent déplacés et dispersés. De nombreux réfugiés se retrouvèrent à Merrimack Valley et formèrent des familles à Haverhill, Lawrence et Lowell.

Pour Vartabedian, il existe un lien très proche avec cette histoire terrible.

Sa mère, Jennie, a été la dernière survivante du génocide à mourir à Haverhill. Elle est décédée il y a trois ans. Son livre lui est en partie dédiée.

"Je profite vraiment de tous les projets que je réalise, en essayant de donner en retour quelque chose à mon métier et mon héritage," déclare-t-il.

A l'époque de l'intervention de Vartabedian au lycée d'Haverhill, Brown travaillait sur sa maîtrise d'histoire et cherchait un sujet pour son mémoire.

"J'ai vécu toute ma vie à Haverhill et je connaissais Tom pour son travail dans la Gazette," précise Brown. "Quand il est venu à l'école cette année-là pour le 100ème anniversaire du génocide, nous avons évoqué plusieurs projets et nous avons fini par nous lancer dans ce livre."

Brown a contacté les éditions Arcadia, qui leur a proposé un contrat.

"Il a découvert un créneau avec la communauté arménienne, très présente à Merrimack Valley," précise Vartabedian au sujet de Brown. "Il s'est dit qu'il tenait là un formidable sujet. Je me suis engagé car je suis actif dans cette communauté et nous avons collaboré. J'ai toujours été comme ça. Ma vraie passion c'est mon héritage."

Tandis que les deux hommes préparent la publication du livre, ils reconnaissent le manque de recherches universitaires et de connaissances parmi le grand public entourant cet événement historique majeur.

"Je me suis demandé pourquoi, à 50 ans passés, je n'avais pas lu davantage à ce sujet," poursuit Brown à propos du génocide. "Quand on en prend conscience, c'est très perturbant."

Tout en menant ses recherches, il réalisa que des gens qu'il connaissait de longue date avaient perdu des proches dans le génocide, couvert par un simple paragraphe dans d'épais manuels d'histoire.

Armenians of the Merrimack Valley se propose de changer la donne.

"Ce livre concerne les gens qui ont fait l'histoire d'Haverhill," déclare Vartabedian. "Ceux qui se sont établis ici en tant qu'immigrés, élevé leurs familles et fait la fierté de cette ville."

NdE : Article paru à l'origine dans la Haverhill Gazette, le 7 janvier 2016, sous le titre "New Book Spotlights Valley Immigrants" [Un nouvel ouvrage met en lumière les immigrés de notre vallée] :

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Traduction : © Georges Festa - 04.2016



Heide Rieck-Wotke - Traces allemandes dans l'histoire et la culture arméniennes / Traces of Germany in Armenian History and Culture

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 Portrait de Frédéric Ier Barberousse, miniature de 1188
© http://www.histoire-fr.com


Traces allemandes dans l'histoire et la culture arméniennes
par Heide Rieck-Wotke


BOCHUM, Allemagne - Que savons-nous des traces laissées depuis le Moyen Age en Arménie, de celles des empereurs, évêques, érudits, artistes, fermiers et alpinistes allemands ? Tel est le thème que l'historien arménien Azat Ordukhanyan a exploré lors d'un débat avec l'écrivaine allemande Heide Rieck-Wotke, le 12 mars dernier, à l'université de Bochum. Président de l'Armenisch-Akademischen Verein 1860 [Association Académique Arménienne 1860], Ordukhanyan a collaboré avec Heide Rieck-Wotke sur plusieurs événements culturels arméniens, ces dernières années, dans la Ruhr allemande. Des images projetées sur un écran animaient cette conférence devant une foule imposante.

L'histoire des Allemands en Arménie suit deux routes historiques principales : la première, dans le sillage des Croisades, conduit en Cilicie (dans la Turquie actuelle); la seconde part d'Ulm, longe le Danube vers la Mer Noire, puis passe par Odessa en direction du Caucase vers le territoire de l'actuelle république d'Arménie.

Exemple typique des nombreux aristocrates et dignitaires religieux allemands qui traversèrent le royaume arménien de Cilicie (1080-1375) sur leur route vers Jérusalem lors des Croisades, Ordukhanyan présenta les dernières années de l'empereur romain germanique Frédéric Ier, dit Barberousse. En 1190, durant sa croisade vers Jérusalem, Barberousse emporta avec lui une couronne, qu'il avait prévu de déposer sur la tête du prince arménien Levon II, le faisant roi de Cilicie. La veille de cette cérémonie officielle, l'empereur allemand voulut se rafraîchir dans les eaux agitées du Calycadnus [Göksu]. Mais il ne revint jamais chez son hôte. Qui peut imaginer les affres de Levon II, lorsqu'il apprit que son hôte illustre, venu d'Allemagne, s'était noyé ? Plus question de célébrer un couronnement. Mais bien plutôt des funérailles.

Le cœur de Frédéric Ier fut embaumé et enterré dans la cathédrale arménienne de Sainte-Sophie à Tarse, tandis que sa dépouille mortelle fut envoyée à Jérusalem, mais transférée à Tyr (au Liban actuel), du fait du conflit en cours. La cathédrale arménienne n'existe plus. Elle a été transformée en une mosquée turque. On peut y lire sur une plaque :

"Non loin d'ici, le 10 juin 1190, l'empereur romain germanique Frédéric Ier Barberousse s'est noyé dans le Göksu à la tête de son armée sur leur route vers la Palestine, après avoir conclu un accord avec le sultan seldjoukide Kılıç Arslan II pour traverser pacifiquement son territoire."

Huit ans plus tard, Henri VI, le fils de Barberousse, tint la promesse qu'avait faite son père, lorsqu'il envoya un représentant dans le royaume d'Arménie. En 1198, le cardinal de Mayence, Conrad de Wittelsbach, en qualité de légat du pape et représentant de l'empereur d'Allemagne Henri VI, couronna le prince arménien Levon II, faisant de lui le roi Levon Ier de Cilicie (1187-1219, connu aussi sous le nom de Léon Ier) en la cathédrale de Sainte-Sophie. Il fut aussi appelé "le Lion des montagnes." La sainte onction fut donnée par le catholicos arménien Grigor Abirad [Grégoire VI Apirat]

Dans leur ouvrage intitulé Schwaben im Schwarzmeergebiet und im Kaukasus [Les Souabe sur la côte de la Mer Noire et dans le Caucase] (Erevan, 2003], Alexandre Yaskorski et son fils Rudolf Yaskorski documentent le départ de la Fraternité des Enfants du Christ depuis la Souabe, la Hesse, le Luxembourg et la Bavière. Il y a deux cents ans, cette communauté chrétienne de plus de 8 000 hommes et femmes, jeunes et âgés, avait un objectif fort lointain et pourtant, dans un sens, si proche, parce qu'évident : cet objectif était la montagne sacrée de l'Ararat. Au début du 19ème siècle, ces pieux chrétiens croyaient qu'un second déluge submergerait la terre. Ils seraient sauvés sur le sommet du Mont Ararat et pourraient survivre en s'en remettant à Dieu; car il leur avait été prophétisé qu'en 1836 Jésus reviendrait sur terre. C'est pourquoi ils adressèrent une lettre au tsar de Russie Alexandre Ier, en lui demandant la permission de traverser une partie de son empire. La requête fut accordée sans difficulté, car la mère du tsar était une Allemande, Sophia Dorothea Augusta von Württemberg (en russe : Maria Fyöderovna). C'est ainsi que, durant l'été 1816, 40 familles avec tous leurs bagages partirent d'Ulm et se mirent en route - longeant le Danube et traversant la mer Noire. A Odessa ils firent une halte pour se reposer. En février 1817, le général de l'armée russe du Caucase, Yermolov, les autorisa à s'installer à 35 kilomètres de Tiflis, et dès septembre 1817 le village baptisé "Marienfeld" comptait tant d'habitations qu'au printemps 1818 ils étaient en mesure d'adresser des lettres chez eux avec le message suivant : "Vous pouvez venir." Immédiatement, 1 500 familles avec 5 000 enfants et jeunes gens firent route via le Danube vers l'Est, en 14 colonnes, près de 8 000 personnes, dont des vieillards et des malades. Trois mille d'entre eux périrent, chemin faisant, et beaucoup furent si épuisés qu'ils ne purent continuer et restèrent à Odessa. Seuls 500 membres de la Fraternité des Enfants du Christ restèrent fidèles à leur mission et poursuivirent jusqu'au Mont Ararat.

A Tiflis, en Géorgie, les colons apprirent des autorités et des soldats russes qu'il serait trop dangereux d'aller plus loin - à cause des farouches Kurdes, Turcs et Tatars. (Il s'agissait de la région de l'actuel Azerbaïdjan.) En conséquence, les "villages souabes" - Katharinenfeld, Marienfeld, Elisabethtal, Aleksandersdorf, Petersdorf, Freudenthal et Alexanderhilf - se développèrent à 35 kilomètres environ de Tiflis. Les colonies de Neudorf, Lindau et Gnadenberg furent créées en Abkhazie. L'allemand était la langue usitée. C'est ainsi que d'autres communautés allemandes apparurent (telles que Old Katharinenfeld, Annenfeld, Helenendorf, Alexejevka, Grünfeld, Eichenfeld et d'autres régions à l'Est, comme la province d'Arzach, le district de Koxt, durant la période tsariste : la province d'Yelisavetpol, actuelle république d'Azerbaïdjan). Vers 1900, il y avait près de 25 000 Allemands dans le Caucase. Suite à l'arrivée des troupes allemandes en Union Soviétique en 1941, tous les Allemands furent déportés en Sibérie et en Asie Centrale.

Quelques colons, néanmoins, progressèrent plus avant et fondèrent en 1891 trois villages allemands entre Kars et Gumri (Petrovka, Estonka et Vladikars). Ils se spécialisèrent dans la viticulture, la sylviculture et la chasse. Pratiquement chaque village possédait son école et son église. Rapidement, quelques Suisses s'installèrent eux aussi dans cette région, créant deux laiteries et fromageries, envoyant plus tard du fromage suisse dans tout le territoire de l'empire tsariste. Chaque famille allemande possédait de 50 à 70 vaches. En 1914, l'armée russe tsariste déporta la plupart de ces villageois dans la province d'Yelisavetpol, au-delà de l'empire ottoman.

En 1921, un traité fut signé entre deux mouvements révolutionnaires, à savoir les Bolcheviks (Lénine et Staline) et le mouvement d'Atatürk : le 16 mars le traité de Moscou et le 13 octobre 1921 le traité de Kars. Entretemps, la montagne sacrée de l'Ararat fut arrachée aux Arméniens.

En 1971, un petit-fils d'immigrés allemands a photographié une maison à Petrovka, près de Kars, où vivaient des musulmans. Au-dessus de l'encadrement de la porte, il distingua une poutre en bois avec une inscription gravée en allemand : "Recommande ton sort à l'Eternel; place aussi en Lui ta confiance" (Psaume 37:5)

La moitié seulement des Souabes, Bavarois, Hessiens et Luxembourgeois prévus pour le Mont Ararat l'ont vu. Y eut-il un déluge au 19ème siècle ? - telle est la question que pose cet auteur, qui ajoute : "Au 20ème siècle un déluge s'abattit sur l'humanité, d'une manière si horrible que même une montagne sacrée ne put la sauver... " Depuis 1921, l'Ararat ne se trouve plus en territoire arménien.

En 1946, Staline donna l'ordre aux prisonniers de guerre allemands de faire sauter l'une des deux églises allemandes de Tiflis. Suite aux protestations, elle ne fut pas réduite à néant, mais démolie, démantelée pierre par pierre, les pierres étant utilisées à d'autres fins. Les prisonniers de guerre allemands furent aussi contraints par le dictateur de construire un pont invraisemblable à Erevan qui, pour les tourner en dérision, fut baptisé le "pont de la Victoire."

Scientifiques allemands en Arménie

En 1829, le professeur Friedrich Parrot, géologue et géographe allemand, originaire de l'université allemande de Dorpat en Estonie, obtint du tsar de Russie l'autorisation d'explorer l'Ararat. Depuis des temps immémoriaux il était strictement interdit d'escalader la montagne sacrée. Parrot fit appel à l'aide du catholicos des Arméniens et c'est ainsi que le jeune écrivain, chercheur, pédagogue et traducteur Khatchatour Abovian devint son compagnon de route. Afin d'escalader la montagne, ils emmenèrent avec eux des soldats russes et des guides de montagne arméniens, venus des villages environnants. Le 27 septembre 1829, à 15 heures 15, le groupe atteignit la cime du Massis (le Grand Ararat). Ils dansèrent de joie sur la glace et Abovian plaça une croix, qu'il avait amenée d'Etchmiadzine, sur le sommet. Le 8 novembre, ils escaladèrent le Sis (le Petit Ararat). Dans toute l'Europe, la presse réagit avec indignation, pleine de colère et de haine après un tel sacrilège. Ne fut-il pas question d'un procès ? Mais, prévoyants, les explorateurs eurent la sagesse de ramener du sommet des blocs du glacier. Jamais leurs plantes des pieds ne touchèrent la montagne sacrée. La neige et la glace les protégèrent de tout contact. En 1845, Abovian effectue une nouvelle ascension, cette fois avec à ses côtés le professeur Otto Wilhelm Hermann von Abich, géologue et minéralogiste allemand (1806-1886). (Un minéral, appelé l'abichite, porte le nom de ce scientifique allemand.)  

En 1914, avec le docteur Johannes Lepsius, théologien allemand, l'écrivain arménien Avetik Issahakian, fonda la Deutsch-Armenische Gesellschaft [Société Germano-Arménienne] à Berlin. Avetik Issahakian est le nom d'une bibliothèque sur la place de la République à Erevan. L'édifice fut construit en 1896 par l'architecte allemand Nikolaus von der Nonne, qui édifia aussi de nombreuses demeures qu'il mit en location à Erevan. Un temps, Nonne fut aussi maire de Bakou.

On aurait pu apprendre bien d'autres histoires ce soir-là à Bochum, si le temps l'avait permis; mais, en conclusion de cette captivante conférence, interrompue de temps à autre par des questions d'Heide Rieck-Wotke, les auditeurs s'empressèrent d'ajouter leurs commentaires et leurs interrogations.

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Traduit de l'allemand en anglais par Muriel Mirak-Weissbach.
Traduction française : © Georges Festa - 04.2016


Neil McPherson : I Wish to Die Singing: Voices from the Armenian Genocide

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Neil McPherson
I Wish to Die Singing: Voices from the Armenian Genocide
London : Oberon Books, 2016

Armenian Voice (Londres), n° 67, Spring 2016


Commémorant le centenaire des déportations qui lancèrent le génocide arménien, I Wish to Die Singing: Voices from the Armenian Genocide [J'aimerais mourir en chantant : paroles du génocide arménien] est un drame documentaire controversé, dévoilant les secrets et les atrocités oubliées d'un génocide nié - présentant le rapport d'un témoin oculaire, des images, de la musique, de la poésie des poètes majeurs d'Arménie, et des témoignages à la lettre de survivants d'une des plus grandes injustices historiques de tous les temps.

Sur les recherches et l'écriture de cette pièce, consulter le blog de l'A. : http://bit.ly/1QAIcWQ  

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Traduction : © Georges Festa - 04.2016


Neil McPherson - Interview

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 © Finborough Theater (Londres), 2015


Présentation à Londres d'une pièce consacrée au génocide arménien
Entretien avec Neil McPherson
par Emma Pearson et Katie Welsford
Armenpress, 14.05.2015


EREVAN, 14 MAI, ARMENPRESS. I Wish to Die Singingest un nouveau drame documentaire, puissant, qui met en scène à Londres l'histoire du génocide arménien. Combinant des personnages frappants, repris de témoignages de survivants, avec une section finale entièrement centrée sur les réalités politiques actuelles de la reconnaissance et la non-reconnaissance du génocide, il informe son public tout en l'émouvant.

L'histoire est simple et atroce, portée par le vécu de trois enfants arméniens qui portent témoignage de la tentative d'extermination de tout un peuple, émaillée par toute une série de citations historiques destinées à contextualiser les événements. Le public observe tandis que l'innocence des enfants leur est sans cesse volée, leur existence fracassée par les brutalités qu'ils subissent et dont ils sont contraints d'être témoins lors des marches de mort à travers le désert.

L'auteur et réalisateur de la pièce, Neil McPherson, évoque l'accueil de la pièce, son message politique et le fait de porter cette tragédie nationale, vieille d'un siècle, dans un théâtre londonien de cinquante places.

- Qu'est-ce qui t'a a donné l'idée de produire une pièce sur le génocide arménien ?
- Neil McPherson : En fait, j'avais écrit tout d'abord une pièce sur le génocide pour le 90ème anniversaire, il y a dix ans. Et puis, à mesure que le centenaire approchait, j'ai cherché pour voir si quelqu'un projetait une pièce pour le commémorer. Il en existe d'excellentes par des Arméno-Américains - mais elles sont courtes, centrées sur le vécu de la diaspora arménienne en Amérique, et il est nécessaire de savoir beaucoup de choses sur le génocide avant de les voir - si bien que beaucoup de gens dans le public à Londres auraient été tout simplement perdus, n'étant pas déjà spécialistes en histoire. J'ai donc eu envie de présenter les faits pour des néophytes. Je n'ai trouvé personne qui l'ait déjà fait - donc je l'ai fait !

- As-tu des liens personnels avec l'Arménie ?
- Neil McPherson : Non. Je suis Ecossais. Mais on peut partout faire le lien avec les génocides et l'épuration ethnique. Les Ecossais ont connu l'épuration ethnique au 19ème siècle [lors des 'Highland Clearances'] (1). En fait, avant de devoir procéder à des coupes dans la pièce en raison de sa longueur, on avait tous ces génocides passés qui défilaient à l'écran derrière la scène - la Shoah, bien sûr, mais aussi les atrocités perpétrées par la Russie, la France et naturellement le Royaume-Uni - l'épuration des vallées écossaises et la Grande Famine en Irlande. Mais, pour moi, ce qui comptait au sujet du génocide arménien c'était simplement le fait qu'il soit autant oublié et nié, et que tant de gens n'en aient jamais entendu parler.

Un des bons côtés de ce projet à part c'est qu'en fait, ce ne soit ni un Arménien, ni un Turc ou quelqu'un de directement intéressé qui produise cette pièce. Si bien que, lorsque des gens me tweetent : " Ah ! bien sûr ! tu proposes cette pièce ! tu dois être Arménien !", je peux leur répondre que je suis Ecossais - ça leur en bouche un coin !

- Quel était ton principal objectif en proposant cette pièce ? Informer les gens sur le génocide ? Inciter les gens à appeler à sa reconnaissance ?
- Neil McPherson : Nous n'avions pas un objectif unique. Mais nous voulions que les gens sortent en colère - qu'ils aient envie de changer les choses et de reconnaître une injustice. Notamment parce que le Royaume-Uni est si détestable en niant ce génocide - je veux dire par là que le ministère turc des Affaires Etrangères va jusqu'à citer la négation affichée par le gouvernement du Royaume-Uni sur son site ! Pour le 90ème anniversaire, on avait une pétition que les gens pouvaient signer, en lieu de rappel. Maintenant nous espérons que les gens viendront signer une pétition en ligne.

- Concernant le scénario, celui-ci est basé sur des témoignages de survivants. Quelles recherches a-t-il fallu pour les rassembler ?
- Neil McPherson : En fait, notre source essentielle a été cette femme formidable en Arménie [Verjiné Svazlian], qui a interviewé pratiquement tout le monde. Elle a réuni témoignage sur témoignage et en a fait un gros livre. J'ai choisi quatre histoires que j'ai trouvé les plus intéressantes et je m'en suis inspiré pour écrire la pièce. Il y a quelques libertés dramatiques en ce sens que certaines citations sont empruntées à un autre survivant, mais absolument tout est basé sur des événements réels. Ça m'a pris de début janvier jusqu'à la première - le réalisateur était un peu contrarié ! Mais même si le fait de raconter simplement les faits historiques et politiques compte - la dernière partie de la pièce leur est d'ailleurs entièrement consacrée - j'avais envie d'intégrer ces histoires personnelles, pour qu'on aie quelqu'un avec qui on puisse s'identifier au plan émotionnel. On doit quitter le théâtre en colère, mais on doit aussi pleurer.

- Il y a dû y avoir tant d'histoires à choisir ! Le processus de sélection a été difficile ?
- Neil McPherson : Tout à fait ! Il y a tellement de matériaux ! La pièce aurait duré dix heures si j'avais inclus tout ce que j'avais retenu. Notre choix de nous centrer sur des enfants : à l'origine ce n'était pas une décision délibérée. La question était de savoir quels étaient les témoignages intéressants. Nous avons réalisé que ce serait soit un groupe d'enfants parlant au présent, soit de gens âgés parlant au passé - et on savait que le faire au passé serait très ennuyeux. En utilisant des témoignages d'enfants, nous voulions nous en inspirer autant que possible. On a donc exploré la "perte d'innocence" et ainsi de suite.

- Dans la pièce tu tiens à mentionner ces familles turques qui ont aidé des Arméniens à fuir et qui les ont protégés en 1915. A ton avis, c'était un élément important à inclure ?
- Neil McPherson : Tout à fait ! Ce qu'on ne voulait pas faire - et c'aurait été très facile vu le sujet - c'était de faire de l'islam-bashing. Pas du tout ! On veut souligner que le génocide n'est ni raciste, ni religieux - il est nationaliste. On a passé beaucoup de temps à faire en sorte que cette histoire ne tombe pas comme un message du style UKIP - comme un message incitant les gens à la haine. On y a veillé.

- Quel accueil a reçu la pièce ?
- Neil McPherson : Fantastique ! C'est vrai que ce n'est pas évident ! Faire venir des gens pour qu'ils assistent à une pièce sur le génocide quand X-Factor passe à la télé ça n'est jamais facile ! Naturellement la réaction des Arméniens a été très positive - on a même eu une dame qui est venu d'Erevan en avion pour la voir ! Mais ce qui est vraiment génial, en particulier si on compare dix ans plus tôt, c'est la réaction des non-Arméniens. Des Anglais qui n'avaient jamais entendu parler du génocide auparavant sont venus et ont été tout autant touchés par la pièce.

- Comment s'est passée la représentation le 24 avril ?
- Neil McPherson : C'était une soirée ouverte à la presse, donc on était archicomble - il fallait jouer des coudes ! Comme, du reste, le lendemain - 100 ans après Gallipoli. Des services commémoraient Gallipoli à Londres ce jour-là, avec l'hymne national turc entonné devant le cénotaphe, et puis beaucoup de gens sont venus voir notre pièce pour avoir un point de vue différent.

- Des projets pour après ? Aimerais-tu la mettre en scène à Erevan ?
- Neil McPherson : Bien sûr ! En fait, un extrait a été joué à Los Angeles le 28 avril. Le Center Theater Group de Los Angeles a collaboré avec l'Armenian Dramatic Arts Alliance pour produire une lecture d'extraits de nouvelles pièces sur le génocide, et la nôtre en faisait partie. Une bonne chose. Actuellement, j'essaie de trouver le moyen de faire durer la pièce et de la faire connaître à un public plus large.                             

[Armenpress remercie Emma Pearson et Katie Welsford pour cet entretien.]

NdT

1. Highland Clearances : allusion aux déplacements forcés de population dans les Highlands écossais, de la rébellion jacobite de 1708 à la Grande Famine de 1846 - https://fr.wikipedia.org/wiki/Highland_Clearances

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Traduction : © Georges Festa - 04.2016


Taner Akçam, Umit Kurt - The Spirit of the Laws: The Plunder of Wealth in the Armenian Genocide / L'Esprit des lois : le pillage des richesses durant le génocide arménien

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Taner Akçam - Umit Kurt
The Spirit of the Laws : The Plunder of Wealth in the Armenian Genocide
Translated by Aram Arkun
Berghahn Books, 2015

Armenian Voice(Londres), n° 66, Autumn 2015



S'agissant des demandes contemporaines de réparations par la Turquie, la relation entre droit et propriété en lien avec le génocide arménien est des plus pertinente.

Ce livre étudie la confiscation des biens des Arméniens lors du génocide et les tentatives qui ont suivi pour conserver les richesses dont les Arméniens ont été spoliés. A travers une analyse précise des lois et des traités, il révèle que les décrets publiés durant le génocide constituent les piliers centraux du système turc du droit de propriété, conservant leur validité juridique, et même si la Turquie a accepté, via des accords internationaux, de restituer des biens arméniens, elle continue à s'y refuser.

L'ouvrage démontre que les génocides ne reposent pas sur l'abolition du système juridique et l'élimination des droits, mais qu'au contraire, les perpétrateurs d'un génocide manipulent le système juridique pour faciliter leurs projets.   
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Traduction : © Georges Festa - 04.2016


Özcan Alper - Interview

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L'enfance restée dans un train pour l'éternité
Entretien avec Özcan Alper
par Maral Dink
Agos (Istanbul), 11.12.2015


[Nous avons parlé avec Özcan Alper de son film Memories of the Wind [Rüzgârin Hatiralari] et de la question de savoir comment représenter la catastrophe.]

'Qui es-tu ? Tu n'es de nulle part.

Tu n'as pas de maison... Combien de temps encore continueras-tu de vivre en hôte de passage ?

Tout est si calme. Comme un puits rempli de pierres...

Je me souviens plus que je ne saurais dire... Mon imagination est plus vaste que ma mémoire. J'ai vu plus que les restes brisés de ma famille en ruines.'

Ces lignes sont extraites du monologue intérieur d'Aram, le personnage principal de Memories of the Wind; elles sont le lot commun des Arméniens, peut-être de tous les peuples, témoins de souffrances, soumis à l'oppression et à la violence, déportés et devenus des sans-abri. Durant les sombres jours de la Seconde Guerre mondiale, l'écrivain et artiste Aram doit quitter la Turquie, du fait de l'"impôt sur la richesse" et de l'oppression politique. Dans un village à la frontière de la Géorgie soviétique, dans une cabane parmi les bois, il revient à son enfance et au traumatisme de 1915. Il commence à se souvenir des visages qu'il avait profondément enfouis dans sa mémoire; tandis qu'il les retrace, sa plainte gagne le public via ses monologues intérieurs.

- Maral Dink : Commençons par l'histoire du film. Pourrais-tu nous parler du processus d'écriture du scénario inspiré de la vie d'Aram Pehlivanyan ?
- Özcan Alper : A l'époque, on venait juste de terminer le film Future Lasts Forever [Gelecek Uzun Sürer]. Parfois, un poème, un livre ou une situation déclenche des choses en toi. La littérature n'est pas seulement un besoin pour moi; elle a toujours fait partie de ma vie. Un jour, j'étais en train de feuilleter des livres et je suis tombé sur un recueil de poèmes d'Aram Pehlivanyan. Je m'intéresse à la génération intellectuelle des années 1940, à l'œuvre et à l'existence de gens comme Abidin Dino, Yaşar Kemal, Sabahattin Ali et Rıfat Ilgaz. Nous savons que peu de gens parlaient et écrivaient sur les minorités au sein du mouvement socialiste et dans la littérature de cette époque. J'ai découvert qu'Aram Pehlivanyan n'avait pu écrire de poèmes après son exil et ça m'a frappé. J'ai commencé à réfléchir à la situation d'un bon poète incapable d'écrire des poèmes, suite à son engagement dans le mouvement socialiste. Je me suis intéressé à la vie de Vartan et Jak İhmalyan, aux poèmes écrits par Nazım Hikmet à cette époque et aux romans de Sabahattin Ali. Je me suis rendu compte que les intellectuels subissaient un exil spirituel dans le système totalitaire et autoritaire d'alors, en particulier en temps de guerre. C'est ce qu'on appelle la "génération noire," qui a vu à la fois la Première et la Seconde Guerre mondiale. Aram, qui s'inspire de nombreux intellectuels de cette époque comme Pehlivanyan, publie un périodique en arménien et en turc en 1943. Je me suis dit qu'il devait avoir entre 35 et 40 ans en 1943. En remontant dans le temps, le traumatisme et le passé d'un enfant, qui a une dizaine d'années en 1915, commence à apparaître. Je me suis centré sur les écrivains, les artistes, les communistes et les socialistes arméniens de cette époque. Et les fondations du film ont pris forme : l'exil, le fait d'être sans-abri, en marge, en quête d'une maison, de faire face à la mort, à la déportation, au génocide, de lutter pour se réconcilier avec la mort.

- Maral Dink : Dans le film, Aram efface ses souvenirs de 1915 et se présente comme Ahmet à Mikail, avec qui il habite dans le village. D'après toi, serait-ce la conséquence de l'environnement socialiste dans lequel il se trouve ?
- Özcan Alper : Lorsqu'Aram Pehlivanyan est mort en 1979, ses amis communistes se sont référés à lui sous le nom d'Ahmet Saydam; ce qui pose un problème dans ce pays. Nous savons quelle a été l'attitude du mouvement socialiste turc, de l'Union Soviétique et de tous les pays dans le monde à l'égard du génocide arménien. Chacun se soucie de ses intérêts politiques, car le génocide compte un aspect économique majeur. L'argent acquis grâce au génocide a été envoyé en Allemagne par les cerveaux du génocide, puis l'Angleterre s'est emparée de cet argent. L'Occident se souciait de ses intérêts économiques et a voulu dissimuler cette catastrophe; c'est aussi ce qu'il fait actuellement concernant la crise des réfugiés. L'Union Soviétique voulait avoir de bonnes relations avec la Turquie; donc, même en Arménie Soviétique, ils ne permettaient pas aux gens de parler du génocide. Le mouvement socialiste turc a gardé le silence sur 1915, puisqu'il s'appuyait sur l'Union Soviétique, sans pouvoir développer une compréhension autonome. Vedat Türkali a fait son autocritique à ce sujet dans son roman Güven. Et dans un entretien réalisé par Hrant Dink, il déclare que le mouvement socialiste turc ne s'est pas réconcilié avec le génocide.

- Maral Dink : Que dit le silence d'Aram sur les Arméniens murés dans le silence après avoir été témoins du génocide ?
- Özcan Alper : Il peut y avoir deux raisons à ce silence. Après une catastrophe, les survivants n'arrivent pas à avoir un regard rétrospectif, puisqu'ils essaient de refaire leur vie brisée et se débattent avec les difficultés. Sur ce point, Le Roman de la catastrophe de Marc Nichanian est devenu un ouvrage de référence pour moi. Il écrit sur l'expression de la catastrophe dans la littérature et l'art, le témoignage et les modalités du témoignage à travers le génocide arménien. Et aussi I Sommersi e i Salvati [Les Noyés et les Sauvés] de Primo Levi... Levi est un survivant de la Shoah et il écrivit pour témoigner de cette catastrophe, sa vie durant. Or, à 67 ans, il s'est suicidé, incapable de supporter davantage la pression liée au fait de témoigner et à ses souvenirs. Levi déclare que ce ne sont pas les survivants, mais les gens morts durant la Shoah qui sont les véritables témoins. Nous connaissons le suicide de Walter Benjamin, la vie de Stefan Zweig et de sa femme, qui n'avaient pas envie de continuer à être témoins de la barbarie nazie et qui choisirent de mourir dans les forêts d'Amérique Latine.

Les Arméniens ne parlent pas, car ils craignent que la nouvelle génération ne soit impactée. Par ailleurs, est-il même possible de parler après des événements aussi atroces ? Il y a cette histoire dans un des recueils d'histoire orale de la Fondation Hrant Dink. A la fin des années 1960, une femme a envie que son père lui raconte son histoire et de l'enregistrer. Longtemps, son père n'arrive pas à parler. En fait, le silence est en soi une plainte. A un moment donné, Aram fait table rase de son passé. Lorsqu'il fait face à la même violence et à l'exil, le passé commence lentement à surgir. Le passé ne peut jamais être oublié, il revient toujours comme un mauvais rêve. Aujourd'hui, il y a la question kurde, parce que la Turquie n'arrive pas à parler de 1915.

- Maral Dink : Lorsqu'Aram est seul dans les bois, il commence à se souvenir des visages qu'il a vus dans les déserts de Deir-es-Zor. Quel type de recherches as-tu menées sur la mémoire et le fait de se souvenir ?
- Özcan Alper : J'ai lu des études et des écrits sur le génocide arménien, les coups d'Etat à Sarajevo, en Indonésie, en Amérique Latine, sur les traumatismes sociaux, les catastrophes, les génocides et la façon avec laquelle la mémoire collective se forme dans ce genre de situations. Je me suis centré sur l'état mental d'Aram. En même temps, on pourrait dire que j'ai mené une fouille anthropologique. Tout en réfléchissant sur les modalités du souvenir et l'aspect esthétique de cette question, j'ai décidé que ce personnage est capable de revenir au passé grâce au flux de la conscience. Et j'ai réfléchi à la manière d'adapter cette technique littéraire utilisée par des auteurs comme Adalet Ağaoğlu et Virginia Woolf au cinéma. Sur ce point, l'ouvrage de Nichanian m'a guidé à nouveau. Si parler du génocide est impossible, une réalité autre doit être créée. J'ai imaginé que certains visages sont gravés dans la mémoire d'Aram. Après avoir commencé à se réconcilier avec son traumatisme, Aram se met à se souvenir des visages des enfants et des vieilles femmes. Il se souvient du visage de son père et de sa sœur, morts durant le génocide. Le point essentiel est celui-ci : le seul visage dont il n'arrive pas à se souvenir est celui de sa mère. Survivre ne signifie ni bonheur, ni joie de vivre pour Aram; cela signifie tenir en vue d'une vie non désirée. Il souffre de la culpabilité du survivant. Outre le traumatisme social, il y a aussi le traumatisme personnel d'Aram. J'ai essayé de créer un lien entre la mémoire individuelle et collective.

- Maral Dink : En quoi les souvenirs d'Aram concernant sa mère affectent-ils ses rapports avec les femmes ?
-  Özcan Alper : En tant qu'enfant survivant à une catastrophe, l'image de sa mère ne le quitte jamais. Durant le processus d'écriture sur le passé d'Aram, j'ai pensé qu'Aram avait des problèmes avec les femmes, jusqu'à ce qu'il se réconcilie avec sa mère.

- Maral Dink : On voit le père d'Aramdans un trainquittant Konya. En quoi son père influence-t-il la vie d'Aram ?
- Özcan Alper : On ne voit le père d'Aram que dans un train et au moment où il est abattu dans le brouillard. Il y a une scène que j'ai supprimée ensuite du film. Son père dit quelque chose qui détermine l'existence d'Aram : "N'aie pas de rancune, mais n'oublie jamais et va de l'avant." Et puis je l'ai supprimée en me disant qu'elle pouvait avoir l'air didactique. Même si le père ne dit rien dans le film, il influence le combat d'Aram pour continuer à vivre. Il déclare : "Mon père est une voix brisée."

- Maral Dink : On prétend que les films et les ouvrages sur le génocide ont diminué en nombre lors du 100ème anniversaire du génocide. Qu'en penses-tu ?             
- Özcan Alper : Je pense que nous devons dépasser ce genre de débats. En fin de compte, le génocide a aussi conduit à un génocide culturel. A Jérusalem, il existe une des plus grandes bibliothèques arméniennes au monde. J'ai visité cette bibliothèque et quelqu'un nous a guidés. Il nous a emmenés dans une salle; il y avait des milliers d'ouvrages. Il nous a dit : "Voilà les ouvrages qui ont été sauvés d'Anatolie avant 1915. Maintenant, il y a des Arméniens dans le monde entier, mais 100 ans après, la production culturelle n'atteint pas le dixième de celle du passé. Pour moi, c'est ça le véritable génocide." D'après Marc Nichanian, essayer de prouver le génocide équivaut à être sur la même longueur d'onde que les négationnistes. Au lieu de réaliser des films ou des livres sur le génocide, nous devons créer des œuvres qui ramènent le passé au présent en tant qu'entité culturelle. Mon film se passe dans les années 1940 et nous découvrons 1915 à travers les souvenirs. Je l'ai réalisé avec les sentiments hérités du passé et il parle aussi du présent.

- Maral Dink : Dans le film, le monologue intérieur d'Aram ressort et il n'y a pas beaucoup de dialogues. Quelle en est la raison ?
-  Özcan Alper : Je pense que, pour les films, contrairement à la littérature, un dialogue minimum a davantage de sens. Le langage cinématographique et visuel est plus important. Aram est quelqu'un qui s'exprime à travers ses actes. Le silence en tant que tel constitue son langage. Du fait de son traumatisme, il refoule son passé dans son subconscient. A un moment, il a envie de coucher tout ça par écrit en tenant un journal. On a essayé deux choses. J'ai travaillé avec Ahmet Büke, un des meilleurs conteurs de Turquie. Il a tenu un journal, comme s'il était exilé au milieu de nulle part. Puis, j'ai ajouté des éléments de ce journal au scénario. On a décidé d'utiliser des dialogues intérieurs pour refléter l'univers intérieur d'Aram. Et puis on a eu envie de travailler avec quelqu'un qui utilise un langage plus symbolique. J'ai trouvé l'article de Bülent Usta très poétique. Il a lu une cinquantaine de livres sur ce sujet. On a essayé de trouvé le moyen de refléter le processus sans recourir à de nombreux échanges verbaux. On a dû peaufiner le tout. Bülent s'est beaucoup investi. Chaque fois que je visionnais le film, les monologues intérieurs d'Aram me donnaient des sueurs froides.

- Maral Dink : Chaque personnage du film prononce le mot "Rien"à un moment donné. Ce "rien" correspond-il à notre silence dans la vie sociale ?
- Özcan Alper : Durant le processus d'écriture, j'ai réalisé que les personnages ont envie de se dire plein de choses, mais qu'ils gardent le silence pour des raisons diverses. "Rien" ressemble à la version matérialisée des traumatismes sociaux et des problèmes de réconciliation. Dans nos vies personnelles, nous dissimulons des problèmes que nous pourrions facilement régler en en parlant. A mon avis, si nous arrivons à comprendre ça, nous pouvons opérer une vraie rupture au plan social et personnel.

- Maral Dink : En Turquie, 20 000 personnes seulement ont vu The Cut de Fatih Akın. Turcs et Arméniens étaient réservés à propos d'un film qui évoque une tragédie historique. Qu'en penses-tu ?
- Özcan Alper : Fatih Akın a un public, mais avant que le film ne soit projeté, une campagne de lynchage a été lancée et a, en partie, réussi. Je pense que les distributeurs ont eu peur de louer le film. C'est important qu'un réalisateur turc ait tourné un film sur 1915. Le manque d'intérêt des Arméniens s'explique peut-être par leur état mental. D'autre part, il y a un état d'esprit en Turquie qui impacte tout le monde. Je pense que les Arméniens de Turquie sont eux aussi influencés par les codes culturels en Turquie. Une majorité d'entre eux dissimule son identité et se tient à l'écart de la politique. Mais il existe une nouvelle génération qui a envie de changer les choses.

- Maral Dink : Tu as déclaré que les recherches que tu as menées pour ce film ont été aussi un processus d'apprentissage pour toi. Durant ce processus, qu'est-ce qui t'a le plus étonné ?
- Özcan Alper : Nichanian livre un exemple extraite de l'Iliade. Il y a ce dialogue entre Hector et Achille. Hector déclare que quiconque meurt, son corps doit être respecté et remis à ses proches pour des funérailles en règle. Cette histoire montre que le respect dû au deuil est la clé du vivre ensemble, et le deuil est directement lié à la paix. Mis à part tous les livres que j'ai lus sur ce sujet, cette histoire résume l'attitude de l'Etat et du peuple, et le déni du génocide en Turquie. Le corps d'Hacı Lokman Birlik a été traîné par une voiture à Hakkari et celui d'Aziz Güler, mort au combat à Rojava, n'a pas été remis à sa famille, des jours durant; ce qui montre comment l'Etat et le système maintiennent la même violence et barbarie depuis 1915, malgré leurs islamistes et leur identité musulmane. Les Arméniens vivent ce traumatisme. Ces gens détruisent ton peuple, ils ne montrent aucun respect pour les pertes subies et tentent même de t'empêcher de faire ton deuil.

- Maral Dink : Penses-tu que des films politiques puissent être compris, indépendamment des préjugés et des dénis ?
- Özcan Alper : 100 ans après, mis à part le fait de reconnaître le génocide, si on n'arrive pas à voir que le deuil est naturel, alors un problème majeur se pose. La littérature et l'art ne sont pas, eux non plus, exempts de cet état d'esprit. Entre le processus de réalisation du film et la réaction de certains festivals en Turquie, j'ai le sentiment qu'il existe une censure, même si elle n'est que suggérée. Mais le pire c'est l'autocensure. J'ai réalisé ce film parce que je sentais une responsabilité en moi.

[Le personnage principal d'Özcan Alper est inspiré d'Aram Pehlivanyan. Il est né en 1917 à Üsküdar. Après des études au Cours Nersessian-Yermonian et au lycée Guetronagan, il étudia le droit à l'université d'Istanbul. Il commença à écrire des poèmes dès le lycée. A l'université, il milita au plan politique. Il fut arrêté en 1945 et passa 15 mois en prison. La revue Nor Or [Jour nouveau] qu'il publiait avec Aliksanyan et Sarkis Keçyan fut fermée en 1946 au titre de la loi martiale et il passa 3 autres années en prison. En 1950, il publia la revue Grunk [La Grue], mais il partit effectuer son service militaire à Erzurum avant la parution du second numéro. Il travailla au Politburo du Parti Communiste de Turquie. Il mourut à Berlin en 1979. Son recueil de poèmes arméniens et turcs a été publié par les Editions Aras d'Istanbul en 1999.]       

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Traduction : © Georges Festa - 04.2016


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