Ivan Aïvazovski, Le Catholicos Khrimian Hayrig près d'Etchmiadzine, huile sur toile, 1895
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ՀԱՅՐԻԿ ՀԱՅՐԻԿ [Hayrig Hayrig]
par Vahe H. Apelian
Keghart.com, 27.08.2015
J'ai lu récemment ՀԱՅՐԻԿ ՀԱՅՐԻԿ [HAYRIG HAYRIG], qui éclaire d'un jour nouveau cet homme, Mkrtich Khrimian, davantage connu dans l'histoire arménienne par son surnom "Hayrig," suggérant un père affectueux et attentionné. Ara Aginian, décédé en 1976, écrivit ce livre qui parut sous forme de supplément dans un journal arménien. Les éditions Aras ont publié en 2004, à Istanbul, l'édition que j'ai lue.
L'ouvrage, qui est un essai biographique, débute à l'époque où Mkrtich, jeune immigré de 16 ans, pose le pied à Istanbul et s'achève par sa mort à l'âge de 87 ans à Etchmiadzine. Certains entretiens cités dans le livre sont réputés avoir eu lieu, mais l'ensemble du récit est probablement en partie le fruit de l'imagination de l'A., afin de rendre son récit cohérent et lisible.
En lisant ce livre, il devient évident que Khrimian sortait du lot. Sa vie durant, de l'adolescent immigré d'Istanbul au vénérable pontife, il séduisit tout un chacun par ses attributs physiques. Il était grand, beau garçon, aux yeux bleus expressifs. Même l'éminent historien anglais H.F. B. Lynch, qui le rencontra lors de son intronisation comme catholicos, fait état de cette impression. Ses dons eussent permis à tout ambitieux de s'élever dans l'échelle sociale. Il appréciait, d'autre part, la compagnie des petites gens et resta totalement imperméable au statut social et à la richesse. Il distribuait le salaire qu'il percevait en tant que haut dignitaire de l'empire ottoman, ce qui le mit souvent en difficulté.
La classe dirigeante arménienne d'Istanbul, désireuse de côtoyer le Patriarche qui siégeait au sommet de son ordre social, fut consternée de le voir aller à la rencontre et fréquenter des immigrés arméniens, venus de l'intérieur du pays, lesquels occupaient des emplois subalternes et vivaient dans des foyers (khans). Lorsque cette même élite se récria contre son comportement sans précédent jusqu'alors, qui ne saurait, disaient-ils, convenir à un Patriarche en exercice, il les envoya balader, en leur répondant : "Ça n'aurait pas dû arriver et c'est arrivé ! Vous n'aviez pas vu ça avant, maintenant vous voyez !" Cinq ans après sa démission en tant que Patriarche, son successeur, Nersès II Varjapétian, le nomma en 1878 pour diriger la délégation arménienne au Congrès de Berlin, alors que Khrimian connaissait peu le turc, mis à part d'autres langues étrangères, et n'occupait aucune fonction administrative. Il fut choisi pour diriger la délégation en raison de sa forte personnalité, de son physique imposant et de la loyauté qu'il professait.
Mkrtich Khrimian naquit en 1821 (1820 ?) dans une famille aisée de marchands, peut-être originaires de Crimée, Khrim en arménien. Sa vie se compose de deux périodes distinctes. Il passa les trente-quatre premières années de son existence comme laïc, cherchant sa voie. Ses seize premières années se déroulèrent à Van auprès de ses parents et des prêtres du lieu, à apprendre comment lire et écrire l'arménien, une rareté à l'époque dans l'intérieur des terres. Il arriva à Istanbul à 16 ans en quête de savoir, alors que les autres immigrés cherchaient du travail pour s'en sortir. Il s'acquit très rapidement une réputation de jeune homme prometteur, hors de l'ordinaire. Peu de temps après son arrivée, il devint le protégé d'un amira arménien qui l'hébergea dans son palais et le nomma tuteur de ses deux enfants, lui trouvant une place d'enseignant dans une école arménienne.
Son séjour à Istanbul dura quatre ans. Il revint dans sa famille, découvrant que son père était décédé. Il se lança dans des entreprises commerciales qui s'avérèrent désastreuses au plan financier. Heureusement, sa famille aisée pouvait compenser les pertes. Cédant à contrecœur aux souhaits de sa mère, il épousa la jeune fille qui lui avait été choisie, selon la coutume d'alors. Il devint un père attentionné pour sa fille, grâce à quoi il noua un attachement avec son épouse avec qui il ne partageait pas grand chose. Son envie de voyager, en quête de savoir, l'emporta finalement et il partit, entamant un pèlerinage pour faire le lien avec les racines de son peuple. Il visita Etchmiadzine et d'autres sites historiques arméniens, revint à Istanbul et publia son premier livre, grâce à la générosité de l'amira Ayvazian, en mémoire du fils de cet amira, dont Khrimian avait été le tuteur. Il revint chez lui après sept ans d'absence pour découvrir que sa femme, sa fille et sa mère étaient décédées. C'est alors qu'il eut la révélation de l'appel du célibat et de la prêtrise, mieux à même de lui permettre d'éclairer son peuple, qui de fait ne vivait pas seulement dans une misère abjecte, mais aussi dans l'ignorance.
Durant la seconde période de son existence comme prêtre célibataire, il resta un franc-tireur, même s'il gravit tous les échelons de la hiérarchie jusqu'au sommet comme Catholicos de Tous les Arméniens. Au lieu de trouver dans l'Eglise les outils et le soutien dont il avait besoin pour éclairer les masses arméniennes, il découvrit un clergé frileux, vilipendant ses entreprises, parallèlement à l'opposition des grands propriétaires terriens arméniens. La création d'une première imprimerie arménienne au cœur de l'Anatolie fut pour lui un combat ardu. Il devint un paria, suscitant une animosité grandissante, quoi qu'il fît. Certains Arméniens conspirèrent contre lui et manigancèrent deux tentatives d'assassinat. Allant jusqu'à monter les autorités turques à son encontre. Mais il se gagna les cœurs de la population au sens large, qui se mit à l'appeler Hayrig, un surnom affectueux qui lui plaisait beaucoup. Et c'est sur son instance qu'il gravit les échelons ecclésiastiques, leur restant toujours fidèle.
Six ans après la ratification de la Constitution nationale arménienne par la Sublime Porte, il fut élu Patriarche de Constantinople en 1869. Peu après son élection, il fit de l'amendement de la Constitution sa priorité. La centaine de milliers d'Arméniens d'Istanbul comptaient trois fois plus de représentants au sein de l'Assemblée Nationale que l'ensemble des Arméniens dans l'intérieur des terres, qu'il estimait à trois millions. Un chiffre plausible, étant donné que les massacres hamidiens et d'Adana, parallèlement à l'usurpation rampante des existences et des biens des Arméniens, n'avaient pas encore eu lieu, décimant la population à hauteur de deux millions, à l'aube du génocide.
Il rencontra une violente opposition de la part des élites. Ne pouvant amender la Constitution afin que ses fidèles pussent être représentés de manière plus équitable, faire entendre leurs doléances et que des mesures fussent prises, il se démit en 1873, mais continua de demeurer une autorité morale et un intellectuel avec lequel il fallait compter. De connivence avec les Arméniens, la Sublime Porte finit par le contraindre à un "pèlerinage permanent"à Jérusalem en 1890. Au grand scandale de la population de Jérusalem, ses coreligionnaires le traitèrent plus en paria que dans sa patrie. Or tous, ennemis comme amis, savaient qu'ils avaient affaire à un être d'exception, lequel inspirait au peuple une loyauté et une estime inébranlables. Lorsque le siège du Catholicos de Tous les Arméniens devint vacant par la mort de son prédécesseur, il fut élu à l'unanimité Catholicos de Tous les Arméniens en 1892. Son voyage de Jérusalem à Etchmiadzine prit des mois. Pas une communauté ne voulut manquer le pontife nouvellement élu sur sa route pour occuper le trône établi par Grégoire l'Illuminateur.
Son règne comme chef suprême de l'Eglise arménienne fut peut-être le couronnement de ses longues années de service auprès du peuple. Peut-être en fut-il radouci. La population dans son ensemble le comprit mieux. Ces années se révélèrent des années harmonieuses entre le berger et ses ouailles, tous milieux confondus. Sa réputation de champion de la nation arménienne se renforça encore lorsque l'Aigle vieillissant, auquel il aimait se comparer, s'opposa avec succès aux ordres du tsar tout-puissant, désireux de nationaliser les biens de l'Eglise arménienne.
Il fut un écrivain et un éditeur prolifique. Il créa la première imprimerie en Arménie Occidentale et lança un journal intitulé Artsvi Vaspourakan (L'Aigle de Van) en 1855. En 1863, il lança un journal du même ordre, intitulé Artsvik Darno (L'Aigle du Taron). Outre ces deux journaux, l'ouvrage que j'ai lu le crédite de quinze ouvrages parus entre 1849 et 1909. A l'instar de Khatchatour Abovian (1809-1848) en Arménie Orientale, il écrivait dans un arménien occidental dialectal, pimenté d'arménien littéraire et classique. Il cultivait un respect particulier pour les écrivains arméniens. Lorsque le jeune poète Bédros Tourian, qui lui avait dédié un poème lors de son élection comme nouveau Patriarche de Constantinople, mourut à l'âge de 21 ans, ses disciples demandèrent à ce qu'un orchestre accompagnât son cercueil, conformément aux dernières volontés du jeune poète. La présence d'un orchestre lors de funérailles était du jamais vu, en sorte que l'Eglise ne leur accorda pas son autorisation. En désespoir de cause, ils en appelèrent au Patriarche Khrimian qui leur déclara - réponse restée dans les annales - qu'il ne leur donnerait pas non plus sa permission, mais qu'il les pardonnerait, au cas où ils passeraient outre.
A ce jour, Khrimian Hayrig est davantage connu comme messager du célèbre discours qu'il prononça en 1878 à son retour du Congrès de Berlin, où il avait dirigé la délégation arménienne. Ce discours reste connu dans l'histoire de l'Arménie comme le "Discours de la louche de fer (ou de papier)." Il y compare son expérience du Congrès de Berlin à une fête où les participants, à l'aide de leurs louches en fer, se servent du harissa, un plat arménien très apprécié. De son côté, il tient une louche en papier et ne peut donc rien ramasser pour lui, alors qu'il est le plus grand et le plus imposant des délégués. Il exhorte alors la population à s'armer et à s'armer mutuellement.
De nos jours, il n'est pas rare de lire que ce fut un révolutionnaire, citant à l'appui ce fameux discours. La lecture de cet ouvrage m'a permis de réaliser que ce genre d'interprétation est par trop simpliste. Les révolutionnaires ont pour ambition de renverser un ordre existant et de lui substituer un ordre idéologiquement plus favorable. Pour établir un parallèle, en langage moderne, Khrimian était plus un avocat du droit du peuple à porter les armes, le Saint Graal de la Constitution américaine, qu'un défenseur de la révolution. Jamais il ne plaida pour renverser par les armes l'Etat, que ce soit celui du sultan ou du tsar. Il ne voyait pas comment remplacer ces Etats.
Des membres du plus ancien parti politique arménien, le parti Hentchak, tentèrent de l'entraîner dans leur sillage, tandis qu'il se trouvait en Arménie Occidentale. Il refusa d'avoir affaire à eux. Le parti Dachnak fut créé à Tiflis en 1890, deux ans avant son élévation au catholicossat. Le parti se tint à ses côtés contre la nationalisation des biens de l'Eglise, mais il est peu probable qu'il y ait eu quelque affinité idéologique entre lui et ce parti. Il était et resta en son for intérieur un ecclésiastique, soucieux de protéger l'institution qu'était l'Eglise arménienne. Il désirait améliorer le sort du peuple arménien dans le cadre de l'ordre établi. Les notions d'Arménie libre et indépendante ou de socialisme lui étaient étrangères. Il ne voulait qu'une chose : protéger les Arméniens de toute usurpation illégitime. Lorsque la Sublime Porte et les Puissances européennes se révélèrent incapables ou rétives à assurer la caractère sacré du labeur, de l'honneur, des vies et des biens du peuple arménien, il l'exhorta à prendre en main son destin et à s'assurer ces mêmes droits.
Il décéda le 27 octobre 1907 et est enterré à Etchmiadzine.
HAYRIG HAYRIG constitue une lecture fascinante, dressant le portrait d'un monde dont le génocide finira par faire table rase.
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Traduction : © Georges Festa - 10.2015