Stepan Zorian (1889-1967)
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Zorian : chroniques du début du 20ème siècle
par Eddie Arnavoudian
Groong, 02.03.2015
Du début des années 1910 au début des années 1930, le nouvelliste Stepan Zorian (1889-1967) a produit certaines des plus belles évocations de l'existence, telle qu'elle fut vécue dans les faits par la population de l'Arménie Orientale, lors de ces décennies tourmentées faites de bouleversements politiques sans précédent et de mutations historiques radicales; de l'immédiat premier avant-guerre, juste avant le génocide, au début de l'ère soviétique; de plusieurs siècles sans Etat et de cent années de domination coloniale tsariste sur ce qui n'était guère plus qu'un recoin colonial du Caucase, à la Première république, puis à son homologue soviétique d'Arménie.
Zorian, qui se présente comme un "chroniqueur de mon époque," observe ces décennies avec une précision critique, impartiale, exempte de préjugés déformants, de ce patriotisme de propagande, qui n'est que trop familier chez ces auteurs pétris de bonnes intentions, mais didactiques, bien que toujours généreux avec cette "pâte de la vie," pour reprendre Hagop Ochagan, qui confère à la littérature une valeur durable. Marque de son talent, le fait que plus d'un siècle après leur création, les protagonistes de Zorian sont instantanément identifiables, même si, plus précisément parce que, campés avec brio dans la réalité de l'Arménie Orientale au début du 20ème siècle, ils sont ciselés sans faille dans leur particularité nationale et leur universalité naturelle.
Fourmillant de personnages uniques, entiers et néanmoins typiques au plan social, l'authenticité, la vitalité et la spontanéité du monde imaginaire de Zorian rappelle celui d'Hovhannès Toumanian et d'Aksel Bakounts. Ses récits, tendus des drames des hommes et des femmes les plus ordinaires, racontent comment ceux-ci rencontrent et affrontent des événements qui, au total, réorganisent l'existence globale et celle des Arméniens. Zorian dresse la carte des brutalités, sans effusion de sang, de rapports sociaux et individuels quotidiens "normaux," inégaux, de brutalités silencieuses qui, aujourd'hui encore, réduisent des millions de gens, les rendent passifs, font que leur existence est atomisée et aliénée. Il note l'impact de la guerre et de la révolution, tout en évoquant avec émotion les relations entre les communautés arméno-orientales et les soldats turcs envahisseurs, et en saisissant en profondeur les maux provoqués par la déshumanisation des femmes et des hommes en temps de guerre et de paix.
Tout au long se manifeste un humanisme inspiré, non pas imposé de l'extérieur, abstrait, mais évident dans des personnages admirablement conçus et dans leurs rapports, un humanisme qui relève et reconnaît l'humanité persistante, obstinée, de ses protagonistes au plan le plus déshumanisé - des femmes, en particulier, mais aussi du "Turc" diabolisé par le chauvinisme arménien. Baignée d'empathie et de pathétique, l'œuvre de Zorian montre des hommes et des femmes capables d'être plus grands et plus nobles que les formes dans lesquelles ils sont contraints et réduits par les altérations d'ordre social ou national, les superstitions et l'obscurantisme. Ce qui lui permet, à partir des fissures de situations et d'événements impossibles, de tracer des possibilités de transformation et de passage d'une passivité et d'un isolement abjects à une action collective optimiste, de la haine nationale aux solidarités humaines.
I. La brutalité sans effusion de sang
Nighol Aghbalian accueillit, à juste titre, chaleureusement le jeune Zorian lors de la publication en 1918 des Hommes tristes, son premier recueil de nouvelles. Qui montre immédiatement un talent instinctif pour convoquer un personnage et une personnalité à l'aide d'un ou deux détails seulement. Nombre de passages témoignent en outre d'une finesse dans la peinture de l'émotion et de l'état d'humeur via une métaphore poétique ou une tournure éloquente. Insérées dans un récit qui est lui-même simplicité et clarté, ces textes mettent l'accent sur des rapports révélateurs de la "tristesse" du titre. Source d'une grande polémique à son époque, le titre suggère une "tristesse" existentielle, une impuissance, un isolement et de mauvais traitements, la "tristesse" d'un égoïsme et d'un individualisme lamentables, d'une faiblesse face aux puissants, une "tristesse" d'autant plus tragique qu'elle est cimentée par la supposition d'une permanence inaltérable de l'existant.
La brutalité de rapports "la plupart du temps" humiliants et avilissants, tolérés en silence, est ciselée dans chaque page où la narration alerte, assurée et aisée de Zorian esquisse maître et serviteur, mari et femme, maître et directeur, de même que commerçants du lieu, femmes de chambre qui se languissent d'amour, domestiques, travailleur immigré, étudiants radicaux, anciens prisonniers, mendiants, employés, prêtres, imposteurs, égoïstes et autres. Autant d'individus bien réels, dont aucun n'est faussé par quelque attribut patriotique, national ou autre, artificiel ou imposé, des hommes et des femmes de la cambrouse, de tous âges et de toutes origines, mais qui ici parlent arménien et sont décrits dans leurs bourgades et villages provinciaux sous occupation tsariste.
Des hommes et des femmes ordinaires, "moyens," brisés par l'absurdité, la cruauté et l'arrogance mesquines du quotidien, incapables de forger leur propre existence et dans l'incapacité d'affronter le malheur qui les accompagne, et dont la vie est passive et fataliste. Pour eux, l'existence ne propose rien qui vaille. Piégés dans un marécage social, pris dans la routine par des forces à leur insu, il n'est aucun débordement de passion, aucune vision ni poussée d'ambition susceptible de féconder quelque enthousiasme et d'annoncer quelque libération. Or, au sein même des limites d'une telle existence, que subissent encore des millions de gens aujourd'hui, Zorian extraie la véritable tragédie dans ce qui a été gâché, dans ce qui a été perdu, dilapidé, volé, malmené et rejeté avec dédain, le tout empreint d'une empathie intense.
"L'administrateur" incarne l'arrogance et la vulgarité, la tyrannie et la prétention malveillante infligées par de mesquines élites provinciales aux gens ordinaires, réduits en réalité à de simples rouages disponibles. Ici notre administrateur, qui tente de se faire passer pour un grand bienfaiteur de la communauté, n'est qu'un grossier commerçant, traitant avec arrogance ces inférieurs, plus faibles, s'assurant toujours que ses poches soient bien garnies aux dépens d'autrui. "Le Père Simon," un homme d'Eglise, autre pilier de la communauté, est de la même trempe. Egocentrique, rusé, il guette en permanence la moindre occasion de faire des affaires, abusant volontiers de coutumes d'hospitalité sans égards pour ses hôtes épuisés, censés l'accueillir et le nourrir. Bien que radin et vaquant à ses occupations avec un plein sac de superstitions médiévales, le Père Simon est néanmoins aussi un triste personnage, souffrant de la perte de ses trois fils, victimes d'une maladie mortelle. "Le dîner" résume magistralement l'exercice d'un pouvoir fantasque par ces élites, l'humiliation qu'ils exercent sur leurs subordonnés, et en particulier l'élite arménienne, leur mépris pour les classes inférieures de leur propre communauté. La servitude, qui tient du servage, est épouvantable. Le maître, présenté en train de commander un dîner, détient les économies de son serviteur, des économies accumulées pour permettre à son épouse d'acheter une vache. Celui-ci n'ose donc ni protester, ni se plaindre, et ne peut encore moins partir. Il doit supporter le moindre caprice d'un maître ainsi intouchable.
Courtes, mais très animés, ces histoires délimitent des existences déchues des réseaux de solidarité et de soutien. Un malheureux jeune immigré, originaire du Lori, tout juste libéré de prison, erre dans les rues de Tbilissi en quête d'aide de la part d'un proche, un commerçant dont la réussite est due au père du jeune homme. Mais, pour le commerçant, son parent ne représente désormais qu'une somme à passer aux pertes et profits. Dans l'univers marchand de Tbilissi, les liens ruraux de communauté et de solidarité ne comptent pour rien. Le jeune homme est envoyé balader, après avoir été obligé d'acheter un "Sucrier" dont il n'a nul besoin. Ailleurs, deux mendiants des rues se battent "Sur le trottoir" pour leur territoire et s'assurer les faveurs des passants. Un vieil homme pathétique, à moitié estropié, ne peut arriver à la hauteur d'une femme plus jeune dans cette guerre pour la survie du plus valide. Des extrêmes de solitude créent une indifférence impitoyable aux malheurs, y compris de ceux qui partagent le même sort misérable. Même une fin imparfaite n'atténue pas le tableau d'une existence gâchée, victime d'une maladie affective et mentale, en l'occurrence dans "Bropos," qui souffre d'hypochondrie et d'une peur irraisonnée du désastre et du feu.
Ces hommes et ces femmes vivant sans perspectives subissent en silence et passivement. Zorian dépeint avec force cette soumission silencieuse, qui n'a même pas conscience de sa propre aliénation. A l'écart de tout milieu solidaire, ses histoires présentent ce genre d'existence comme une insulte à l'humanité, comme une soustraction et un rejet de ce que sont les êtres, de ce qu'ils espèrent ou auraient pu espérer. Plus qu'un rappel réconfortant d'"Aide-toi et le Ciel t'aidera,"Les Hommes Tristes soulève des questions indignées de tous ordres, livrant à l'abandon des millions de gens.
II. Dans la masse - Guerre et humanisme
Aux marges de l'empire tsariste, dans la mesure où une marge peut l'être, l'Arménie Orientale, comme tout autre avant-poste colonial, n'était néanmoins jamais très éloignée du percepteur des impôts ou de l'officier en charge de la conscription. Si bien que lors de l'éclatement de la Première Guerre mondiale, des milliers de jeunes hommes, originaires des villages les plus reculés, furent appelés pour combattre et périr dans la boue de lointaines tranchées, dans des batailles qui n'étaient ni de leur fait, ni dans l'intérêt de leurs communautés ou de leur nation. Par un grand paradoxe de l'histoire, c'est cette guerre et les révolutions qui s'ensuivirent qui ont entraîné les hommes et les femmes des provinces d'Arménie Orientale dans la masse des évolutions globales. Lors des moments essentiels de ce processus, Zorian fut un témoin et chroniqueur de premier ordre.
Considéré souvent comme le meilleur recueil de Zorian, pouvant rivaliser avec ceux des grands maîtres européens, La Guerre(1925) aborde rarement le front, traitant surtout son impact sur ceux qui restent à demeure et ceux qui en reviennent mutilés. Entrelacé d'un humour laconique, sardonique, l'ouvrage fait le procès sans concession de ceux qui orchestrent la guerre, de ceux qui - toujours à l'abri d'un périlleux champ de bataille - transforment les fils des petites gens en machines à tuer. Même si les élites tsaristes ou européennes se font rares, leur pouvoir absolu est, à chaque étape, évident. Ce sont eux, et non le peuple, qui prennent toutes les décisions, qui entraînent mort et destruction, qui éteignent les lumières. Une compréhension à couper le souffle, dans les moindres détails, de la vie rurale décrit l'impuissance d'hommes et de femmes ordinaires face à des classes dirigeantes qui, en mobilisant pour la guerre, bouleversent les rythmes de la vie collective et de l'activité rurale, sans égards pour les conséquences humaines. Tout aussi frappante, la condamnation des prédateurs qui posent, exploitent et tirent profit de la guerre aux dépens d'autrui. Et pourtant, telles des flambées d'espoir dans cet enchevêtrement de sang et de haine, se font jour des expériences remarquables qui réunissent ceux que leurs maîtres opposent mutuellement.
Le volume s'ouvre par une évocation sans pareille des lieux et de l'époque. Leurs fils et leurs proches à la guerre, avides d'informations, artisans analphabètes, employés agricoles et villageois font cercle autour du "Lecteur," le marchand Minas qui, avec d'évidentes difficultés, lit les reportages des journaux sur des batailles dans des lieux lointains, dont ils n'ont qu'une vague idée. Emouvante, cette mère qui espère naïvement que le journal lui rapportera des nouvelles sur le sort ou le bien-être de son fils. Campé avec un humour attachant, un Minas pontifiant nous est présenté, protégeant désespérément son statut d'"homme éduqué" des questions d'un forgeron sagace, bien qu'illettré. Or Minas bénéficie d'un statut quasi religieux car il peut au moins lire. Zorian ne rate pas l'occasion de se moquer des journalistes prétentieux de son époque (et de la nôtre !), qui rendent la tâche de Minas bien plus ardue par leur déploiement en masse de mots étrangers incompréhensibles et superflus.
Par la suite, toute une constellation de récits décrivent des terrains allant des tranchées russo-allemandes ("Près du puits") aux fronts russo-turc et arméno-turc plus proches. Des histoires de familles attendant des lettres de la part de fils silencieux dans des terres lointaines ("Guerre"), des histoires de tragédies dues au stress post-traumatique, pour la victime et sa famille ("La souffrance de Vahan"). D'autres vilipendent la lâcheté braillarde d'une jeunesse dorée jouant aux patriotes ("Le Patriote"), donnent à voir des commerçants cyniques profitant de femmes que la guerre a rendues veuves ("Au Marché"), décrivent une guerre transformant les coutumes les plus obstinées ("Une bonne fortune") et comment celle-ci s'arrange souvent de l'oppression des femmes ("La bru de Zakar"), comment elle les traite comme du bétail à acheter ou à vendre. Ces histoires abordent aussi le pouvoir d'humanisation de la musique ("La Chanson"), le vécu des prisonniers de guerre, la perte de tout sentiment de valeur parmi les mutilés, désormais incapables d'être utiles à leurs familles.
Certains de ces drames recomposent une vérité souvent négligée : l'essentiel des souffrances, des douleurs et des morts de la guerre n'est pas provoqué par l'ennemi, mais par la population elle-même, par les violences, les préjugés, des us et coutumes rétrogrades, visant en particulier les femmes prises au piège dans des réseaux de soumission et de misogynie. Les adversaires mortels de "La bru de Zakar" ne sont pas des soldats turcs envahisseurs, mais sa propre communauté et famille. Esther est enlevée par des militaires turcs qui s'emparent de son village. Mais elle n'est ni tuée, ni violée. Certes, elle aurait pu l'être. Mais elle parvient à s'enfuir. Or personne ne croira au récit de sa fuite, ni à son "honneur [resté] intact." Même si cela peut refléter les attentes des soldats turcs, la réalité brutale est que la parole d'une femme n'a aucun poids. Evitée et incomprise, Esther est poussée au suicide, assassinée par un "code d'honneur" pervers au point que, quand bien même elle aurait été réellement violée, elle serait tout autant ostracisée. Dans "Au marché," la mère est elle aussi victime d'un Arménien, et non pas d'un Turc ! Ayant pour cadre Erevan, tandis que les ventes font rage, les habitants arméniens s'apprêtant à fuir l'avance ennemie, une veuve de guerre appauvrie, qui vend elle aussi des marchandises pour nourrir ses deux enfants, est piégée et abusée par un prédateur sexuel misogyne (1).
Le sang n'arrive toutefois pas à submerger tout ce que les êtres humains ont en partage; une humanité commune n'est jamais annulée de façon permanente par la guerre. Dans "La Chanson," nous sommes témoins de moments qui s'élèvent au-dessus des haines antagonistes. La figure émergente et la mélodie obsédante de "La Chanson," entonnée par un chanteur turc exhortant à mettre fin aux hostilités, hypnotisent les deux camps qui, durant un temps, mettent fusil à terre. Comme si, dans une prière silencieuse, Arménien et Turc semblaient ne faire qu'un, tandis qu'ils écoutent et ressentent les affinités plus profondes d'identités plus nobles. "La Chanson" est l'un de ces textes qui affirment ces affinités humaines, culturelles et sociales objectives et qui semblent promettre des temps meilleurs à venir. Même si certains récits sont entachés d'un pâle romantisme, celui-ci est soutenu par un élan poétique au plan de la description et de la représentation.
Déchirement et réconfort concourent dans "La mort d'Ohan" qui, mettant au jour des haines et des préjugés profondément ancrés, leur oppose une vérité inaliénable. Arménien et Turc, en dépit de leur nationalité, appartiennent à la même famille humaine. Mis à mort par ses compatriotes sous prétexte d'avoir renseigné l'ennemi, Ohan n'a fait qu'aider un jeune soldat turc malade à rejoindre son bataillon en retraite. Auparavant, mû par une haine meurtrière contre les Turcs dont les militaires ont tué son propre fils, Ohan projette d'assassiner le jeune Turc, gisant malade et impuissant, à sa merci. Or le meurtre d'un autre humain, quelle que soit sa nationalité, n'est jamais chose aisée. Et pour Ohan cela s'avère impossible. Lorsque, dans un moment de reprise, le jeune Turc ouvre les yeux, Ohan voit en eux et dans ses traits son propre fils. Vengeance et haine se dissipent pour donner vie à une générosité humaine qui l'amène à aider le jeune homme à retrouver les siens.
Fut-ce en miniature, des solidarités libres de toute animosité d'ordre nationaliste ou étatique font surface dans les situations les plus inhabituelles. Pris au piège dans une tranchée, sous un soleil de plomb, le fantassin Barséghian, mourant de soif, se risque à chercher de l'eau pour lui et ses camarades dans un "Puits d'eau voisin," situé au milieu de la zone tampon qui sépare troupes allemandes et tsaristes. Il réussit. Conscients du besoin essentiel en eau des humains, conscient de l'humanité de leurs adversaires, les troupes tsaristes les autorisent eux aussi à savourer le plaisir d'un verre. Comme une reconnaissance du fait que "nous sommes tous de l'eau," s'ensuit alors une joyeuse fraternisation des deux côtés. Une allégresse humaniste que ne partagent pas les hauts gradés et l'officier qui a fermé les yeux est exécuté. Mais une interrogation et un défi ont été lancés.
III. La victoire des "gens tristes"
Tandis que la marée de la révolution russe de 1917 gagne l'Arménie Orientale, Stepan Zorian est à nouveau présent, durant l'ultime phase de sa carrière de chroniqueur, relevant avec une indiscutable sympathie ce qu'il ressent comme une émancipation des "gens tristes." Néanmoins, dans Les débuts (1930) et ailleurs, cette sympathie n'est ni une chirurgie cosmétique "socialiste réaliste" dogmatique, ni un panégyrique doctrinaire en l'honneur du "Parti" ou d'une idéologie abstraite de la "lutte de classe du prolétariat." Sans jamais se faire le porte-parole des apparatchiks ou des bureaucrates, derrière les slogans et les étendards de la révolution, Zorian cherche l'humain ordinaire.
Passant à la loupe certaines questions difficiles du processus révolutionnaire à ses débuts - la désunion des familles, les choix que cela entraîne pour ceux qui s'allient à des tendances politiques opposées, le défi des certitudes religieuses parmi les générations plus âgées, l'affrontement Fédération Révolutionnaire Arménienne - Bolcheviks, les campagnes pour éradiquer l'analphabétisme, le sort d'un clergé jusque là privilégié et désormais déchu - Zorian montre comment, dans des époques de bouleversement, l'affaiblissement et la rupture des lois et des coutumes anciennes facilite l'émancipation du peuple de ses chaînes, permettant ainsi un épanouissement des énergies et des ambitions. "Les débuts" saisit ce genre de moments où les "gens tristes," en particulier les femmes, parviennent à se relever et tiennent à faire savoir qu'eux aussi ont quelque chose à apporter, des potentiels à réaliser, des rêves auxquels donner vie.
"La bibliothécaire" est saisissant par l'énergie et le courage de la jeune Victoria, émergeant comme militante et dirigeante communiste, marquant bien l'espace que le processus révolutionnaire a créé pour la pleine expression des femmes. Il enchante lors de scènes où la maman de Victoria compose avec la contestation des traditions par sa fille, sa participation à une sphère publique auparavant réservée aux hommes, avec les défis que cela représente pour sa vision du rôle des femmes, ainsi que ses idées préconçues sur la religion. "La maîtresse" réchauffe les cœurs, tandis qu'il expose le vécu d'une femme lors des premières campagnes en Arménie soviétique pour éradiquer l'analphabétisme. Montrant Margo parvenir à l'indépendance et se gagner le respect de tous, tandis qu'elle lutte pour réaliser ses ambitions, le récit décrit la mutation d'une ambition égoïste et centrée sur soi en un accomplissement via des actions de solidarité sociale.
Une nouvelle, "La Cité blanche," saisit en partie l'ambition sociale libérée au début de l'ère soviétique à travers son récit de la pose des fondations de la ville, selon de supposés "principes socialistes." Elle enregistre aussi une part des contradictions de l'existence dans les petites villes, faisant revivre les relations entre hommes et femmes, entre membres et non-membres du parti, et l'affrontement entre fonctionnaires du parti essayant de bâtir la ville en s'inspirant des idéaux socialistes, et la population urbaine à demi-paysanne avec son intelligentsia prérévolutionnaire. Tandis que nous croisons Dikran, sa femme Anna et sa liaison avec l'architecte de la ville - Minas - un bourgeois invétéré, "La Cité blanche" illustre bien la situation soumise de la femme arménienne mariée, tout en relatant les possibilités de libération offertes par les débuts de la période révolutionnaire. Sa demande, comme condition pour préserver son mariage, d'être autorisée à sortir pour travailler, est authentique au plan historique.
Tourbillonnant autour du "Président du Comité révolutionnaire," les mille détresses de familles déchirées par les luttes entre la Fédération Révolutionnaire Arménienne, dirigeant la Première République d'Arménie, et les révolutionnaires bolcheviks cherchant à la renverser. Une mère s'inquiète pour ses deux fils membres de la F.R.A., arrêtés par les Bolcheviks. Des affres d'autant plus insupportables que sa fille est mariée au président du comité révolutionnaire responsable de cette arrestation ! L'angoisse, les regrets et les dissensions sont éloquents. "Le dernier prêtre,"à propos d'un clergé encore toléré lors de ces débuts, dresse le tableau impressionnant d'un carriérisme opportuniste avec des prêtres prêts à entrer au service, non pas pour protéger des âmes des athées bolcheviks, mais pour se constituer un revenu à une époque instable et ce, uniquement après avoir comparé et fait le calcul avec d'autres sources !
Excellent lorsqu'il décrit une société et un peuple plongés dans la passivité et les difficultés, les récits de Zorian sur la révolution sont plutôt amoindris, marqués par un recul de l'engagement critique, un sorte d'anémie souvent empreinte d'un romantisme peu convaincant. Victoria dans "La bibliothécaire," qui sort du lot, n'est qu'un exemple. Elle est simplement trop vertueuse, un ange presque impeccable, pur, de la révolution ! Où sont les aspects plus sombres d'individus et de situations qui ne doivent pas être rares ? La sympathie de l'écrivain pour des hommes et des femmes qui se tiennent désormais debout estompe peut-être son regard critique ! Bien que n'ayant jamais été communiste, Zorian fut peut-être entraîné par le potentiel d'émancipation offert par le processus révolutionnaire. Les meilleurs de ces récits furent composés avant le triomphe final du stalinisme. Très tôt cependant, Zorian, comme partisan d'une émancipation du peuple, pencha pour ceux qui, s'étant emparé du pouvoir au nom du peuple, espéraient les accolades de l'intelligentsia de gauche comme contrepoids à ceux qui dénonçaient la révolution comme une victoire de Satan.
"Les débuts" reste néanmoins une reconstitution littéraire d'importance, se saisissant de manière critique de cette vérité selon laquelle les sympathies des gens ordinaires pour la révolution sont toujours fonction non pas d'une quelconque idéologie doctrinaire, d'une "manipulation" ou d'une "tromperie" bolchevik, mais de ces questions fondamentales les plus banales qui font rêver les "gens tristes" en Arménie et au-delà et pour lesquelles ils vont jusqu'à combattre, bien avant d'entrer en contact avec une idéologie et une politique révolutionnaires ou avec le parti bolchevik. Malgré leurs imperfections, dans les récits révolutionnaires de Zorian, nous prenons encore la mesure d'hommes et de femmes bien réels et authentiques de cette époque, des hommes et des femmes pas encore ossifiés dans ce mélange de "réalisme socialiste" corrompu, voués à devenir les pantins héroïques d'un stalinisme triomphant.
IV. Un homme d'envergure et de principes
L'essentiel du parcours créateur de Stepan Zorian se déroulera dans ce qui devint l'Arménie soviétique. Il s'y acquit une dimension nationale méritée et joua un rôle actif dans la vie littéraire. Mais durant, et malgré, les purges staliniennes et une bureaucratie tyrannique, il ne fit aucune concession notable, en particulier aux adeptes grossiers du réalisme socialiste. Il eût préférer cesser tout net d'écrire. Soulignant le fait que l'artiste doit tout dépeindre, il rejetait l'idée d'une société soviétique sans tares. Or la réalité de l'Arménie soviétique à la fin des années 1930, dans les années 1940 et 1950, ne devait pas naître de sa plume. Lorsque les pressions visant à idolâtrer et ainsi falsifier l'existence soviétique se firent trop grandes, Zorian retourna au roman historique, genre auquel il s'était essayé plus tôt (2).
Point final à sa carrière de chroniqueur, avant de revenir à l'Arménie du 5ème siècle, Zorian publia toutefois L'Histoire d'une vie, récit imaginaire, tout de tambours, de danses et de marches, d'une enfance et d'une jeunesse au nord-est de l'Arménie au tournant du 20ème siècle. Plus qu'un tableau captivant d'une existence au sein de la misère, de l'oppression étrangère et de coutumes sociales rétrogrades, il y a là un éclairage sur l'histoire d'une vie en tant que telle, une lecture palpitante recréant comme par enchantement la fantaisie d'une enfance, en fusionnant son mélange d'émotions chaotiques, de troubles, d'efforts et d'envies, d'ambitions innocentes, de plaisirs et de souffrances. Quasiment à chaque page, l'on croise la magie et la tragédie des premiers âges de la vie.
La résistance à l'occupation étrangère occupe une place centrale dans la vie de Souren, à une époque où toutes les écoles arméniennes sont fermées par les autorités tsaristes, dans le cadre de leur stratégie visant à saper l'émergence d'un mouvement national arménien. Le passage ultérieur de Souren à l'âge adulte est saisi avec émotion dans les évocations de son amour non payé de retour pour Anahid. Il est peut-être audacieux et discutable, mais il est raisonnable d'affirmer que L'Histoire d'une vie est tout à fait comparable au David Copperfield de Charles Dickens. Tous deux communiquent avec intelligence et humour le miracle, l'aventure, le mystère et la magie de l'enfance. Tous deux restituent la réalité souvent oubliée de l'univers d'un enfant, marqué par de grandes, profondes et très diverses expériences émotionnelles et intellectuelles, touchées par une insondable innocence, laquelle rend l'enfance si enchanteresse.
Toujours au sommet de son art, la trilogie historique de Zorian - La Forteresse arménienne, Le roi Pap et, dans une moindre mesure, Varazdat- est à bien des égards une lecture palpitante. Sans toutefois élever le roman historique arménien au-dessus de sa médiocrité bien ancrée. Conjectures intelligentes et élan de l'imagination compensent le manque de faits concrets servant à recréer les circonstances historiques de manière crédible. Tandis que se noue l'intrigue, les romans de Zorian abordent nombre de réalités sociales et politiques d'alors - rapports entre serfs et noblesse, rôle de l'Eglise, affrontement entre le souverain et ses vassaux, conflits entre Arménie et empire byzantin. Néanmoins, l'impression demeure d'un manuel d'histoire romancé, de premier ordre comme tel, mais dépourvu de qualités, insuffisamment ancré dans l'époque historique.
Outre son œuvre romanesque, Zorian fut prolifique dans d'autres domaines, reprenant contes populaires, fables et légendes arméniennes, écrivant des histoires pour enfants, des ébauches, des scénarios de films et bien plus encore. Ses mémoires sur les figures littéraires et culturelles de son époque, ainsi que ses recensions critiques, à la fois pénétrantes et mordantes, sur nombre d'ouvrages et de pièces de théâtre, dont un ensemble remarquable sur Toumanian, dont il était très proche, se distinguent. Marque d'un esprit indépendant et hardi, son approche subtile et sa défense pleine de panache du poète Vahan Térian, avant sa sacralisation à l'époque soviétique, lorsque Térian fut l'objet d'un discrédit pour son appartenance au parti bolchevik. Franc et énergique en toutes circonstances, Zorian avait terriblement tort, quand il avait tort; sa condamnation brutale des Vergers en feude Gourguen Mahari étant un cas regrettable. Un manque fâcheux de jugement littéraire, peut-être, mais qui demeure honorable, n'ayant rien à voir avec les venimeuses dénonciations "patriotiques" et autodafés qui éclatèrent lors de la première parution des Vergers en feu.
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Hrant Matévossian, célèbre romancier des années 60, voit dans Stepan Zorian "un puissant représentant de la prose classique," ajoutant :
" Si la prose arménienne a quelque chose qui la porte au niveau international, c'est presque dû uniquement aux nouvelles de Zorian."
Le talent, et même le génie, de Zorian fut malheureusement gaspillé, un gâchis au sujet duquel il éprouva une vive amertume à la fin de sa vie. Amer de s'être vu refuser la possibilité de créer de son mieux, au lieu d'être un écrivain de profession, contraint à des travaux de traduction ! Il ressentait aussi de l'amertume, et à juste titre, pour le rejet et le mépris qu'il subit de la part de la jeune avant-garde envieuse de la littérature arménienne soviétique, dont Bakounts et Tcharents. Elle se donne libre cours dans une "Note autobiographique," figurant dans son Journalinédit :
"Je me vois comme quelqu'un qui aurait pu, peut-être, devenir un écrivain de qualité, si les conditions l'avaient permis... Malheureusement je n'ai jamais été écrivain de métier, ne m'étant consacré véritablement à la littérature que cinq années durant, de 1915 à 1920... Par la suite, des soucis pour gagner ma vie, et d'autres circonstances, m'ont empêché de faire ce que j'aimais le plus au monde... Et si j'ai créé quelque chose d'original, ce fut entre la traduction, l'édition et autres activités périphériques... Je possède un grand nombre de matériaux importants prêts à être produits. Mais j'ai évité tout retour en arrière pour ne plus être mis au supplice au plan spirituel et physique."
Citer plus largement donne la mesure de la profondeur de sa désillusion :
"L'activité de traduction peut mettre en pièces quelqu'un, en particulier celui qui, ayant son œuvre à produire, est contraint de l'abandonner [...] Quand j'ai achevé une traduction, je suis, de toute façon, si épuisé que je suis incapable de lire un journal, excepté reprendre un texte inachevé... Ma souffrance ne peut être comprise que par ces mères qui, mues par le besoin de gagner de l'argent, au lieu d'allaiter leur propre nourrisson, se proposent pour en nourrir d'autres. Pour une telle mère, il vaudrait cent fois mieux ne pas avoir d'enfants pour ne pas souffrir."
Ses Œuvres choisies en douze volumes (1977-1990), ainsi que trois autres recueils publiés après la période soviétique, assurent néanmoins à Zorian une place honorable dans la trajectoire de la prose arménienne, aux côtés d'Abovian avant lui et de Bakounts après lui, enregistrant, comme tous deux le firent, une authentique expérience nationale, où se déploie un humanisme omniprésent. Parmi ces volumes, cinq ou six au moins livrent un véritable enseignement littéraire, philosophique, social et culturel sur la vie. A la mesure de Zorian, cet ensemble de textes en prose de qualité lègue toutefois de riches rites de passage à travers le temps historique et l'expérience existentielle humaine.
Notes
1. Faisant allusion, presque en passant, à la ville multiethnique qu'était alors Erevan, "Au marché" donne à voir une réalité de la capitale arménienne, rarement présente dans la fiction romanesque. A cet égard, les écrivains arméniens (et géorgiens, azéris) soviétiques (et, de fait, la plupart de leurs prédécesseurs) ne sont pas, à quelques exceptions près, des auteurs pleinement nationaux. Il s'agit, plus précisément, d'écrivains dont l'œuvre reflète fidèlement la vie d'une communauté précise au sein d'une société métissée au plan ethnique. Tous partagent un espace économique, politique ou municipal, ainsi que des éléments culturels existants dans des villes telles que Tbilissi, Bakou et Erevan. Même s'ils vécurent des existences surtout discrètes, une littérature nationale ne peut être véritablement authentique, si elle ne s'intéresse pas à ces éléments et à leur rencontre.
Une littérature nationale parvenue à maturité, en particulier, ne pouvait éluder ce processus historique, à la fois dramatique, important, déterminant et tragique, que fut la mutation ethnique des Etats du Caucase à l'époque soviétique. Epuration ethnique, assimilation forcée et entraves au libre développement de la nation dans les trois Etats caucasiens illustrent un aspect plus sombre de l'existence, qui ne trouva pas d'expression significative dans la littérature arménienne d'alors. A l'instar de nombreux autres aspects plus noirs, tout cela fut balayé par un grossier "réalisme socialiste," au service de l'appareil soviétique, limité au tableau essentiellement partial d'un paradis social inexistant. Il est à noter que, même dans les récits humanistes de Zorian sur la révolution, les non Arméniens sont absents.
Si bien que, là où nous rencontrons des rappels littéraires sur les réalités multiethniques de la région (chez Abovian, Brochian, Chirvanzadé, Aghayan et d'autres), ceux-ci doivent être appréciés tels des joyaux à notre époque de réveil des antagonismes, des guerres et des atrocités nationales. Ils sont les rappels inestimables des possibilités, de l'espoir et des potentiels liés à une coexistence harmonieuse.
2. Un immense merci, donc, à Anahit Sahinian qui, plus tard, à partir des années 1950, produira sa remarquable trilogie romanesque, comptant certaines réalités essentielles de ces décennies.
[Diplômé d'histoire et de sciences politiques de Manchester (Angleterre), Eddie Arnavoudian anime la rubrique de littérature arménienne de Groong. Ses essais littéraires et politiques paraissent aussi dans Haratch (Paris), Naïri(Beyrouth) et Open Letter (Los Angeles).]
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Traduction : © Georges Festa - 07.2015 - Reproduction interdite.
Avec l'aimable autorisation d'Eddie Arnavoudian.