Conjurer l'effacement : les photographes arméniens dans l'imaginaire photographique du Moyen-Orient
par Christopher Atamian
The Armenian Weekly, 16.03.2018
[Compte rendu de deux titres récemment parus aux éditions Al-Ayn de Beyrouth dans la série "Photographes du Moyen-Orient."]
Deux ouvrages récents, parus dans la série "Photographes du Moyen-Orient" aux éditions Al-Ayn de Beyrouth (collection Traces), aident à combler maintes lacunes culturelles au sein du Moyen-Orient - autant de vides suscités par une série dévastatrice, faite de colonialisme, de guerres, d'idéologies rivales et de camps de réfugiés. Des traditions entières ont été éliminées ou anéanties, tandis que les familles ont subi le même sort. Ces conflits ont aussi entravé une meilleure connaissance de la richesse des talents artistiques présents dans cette région du monde.
Désormais, pour la première fois peut-être, le grand public et la critique vont découvrir l'œuvre de deux photographes talentueux, Karnik Tellyan et Hovsep Madénian, tous deux libano-arméniens.
Les Arméniens ont grandement contribué à l'univers de la photographie, d'Ara Güler en Turquie et Youssuf Karsh au Canada à des artistes contemporains plus proches de chez nous aux Etats-Unis, comme Ara Oshagan, Nubar Alexanian et Scout Tufankjian. Au Moyen-Orient, en tant que chrétiens et hommes d'affaires entreprenants au sein d'une société musulmane qui méprisait le travail de l'image et ces technologies nouvelles, il n'est pas étonnant qu'au début et au milieu du 20ème siècle, les Arméniens en soient venus à jouer un rôle essentiel dans ce domaine. De la Turquie au Liban et à l'Iran, les Arméniens furent à l'avant-garde du développement et de l'expansion de la photographie - et du portrait, plus précisément. Lors d'un récent entretien, Tufankjian expliquait que, du fait peut-être de leur expérience des persécutions et des exodes, les Arméniens sont attirés en particulier par un moyen d'expression qui vise à mettre en relief un sentiment affirmé de l'existence et de la réalité - preuve, s'il en est, de leur présence et de leur survie existentielle, ainsi que de leur communauté.
La photographie de couverture de Karnik Tellyan (Al Ayn, 2017) montre une grande maîtrise de la technique du noir et blanc. A première vue, nous découvrons ce qui semble être un groupe d'enfants patinant en se tenant la main, formant un grand cercle. Impossible de distinguer leurs visages - combiné à la neige et à la qualité raffinée du support papier, l'ensemble rayonne quasiment d'une impression d'immatérialité. En y regardant de plus près, il s'avère que ces enfants et leurs chaperons sont tout simplement de sortie en hiver et portent des chaussures - et non des patins. L'aspect flou de la photo et la juxtaposition admirable entre les personnages tout de noir vêtus et le manteau blanc recouvrant le décor, ainsi que la nature géométrique de la composition (au centre et à l'arrière-plan), retiennent le regard du spectateur. Accoutumés comme nous le sommes à accumuler des images du Moyen-Orient (guerres, oasis en plein désert, harems), cela nous surprend d'autant : un kaléidoscope hivernal qui pourrait tout aussi bien avoir pour cadre les Alpes ou le Vermont.
La vie de Tellyan abonde tant en catastrophes évitées à la dernière minute et en épisodes relevant presque du vaudeville qu'elle ressemble presque à une comédie burlesque de Hollywood ayant pour héros un immigré persécuté - qui parcourt le monde en échappant à la mort, ne survivant que pour gagner un peu d'argent qu'il perd ensuite sans qu'il n'y soit pour rien, pour finalement se hisser au sommet du métier qu'il s'est choisi et fonder des studios dans trois quartiers de Beyrouth. Né à Kayseri en 1904, il échappa au Grand Crime - le Medz Yéghern - et s'installa par la suite au Liban. Au cours des années qui suivirent, il fut recruté par Agfa, leader mondial dans le secteur. Il réalisa plusieurs films documentaires à succès en Allemagne, ainsi que des portraits pour l'armée et de riches familles d'Iran et d'Irak, puis travailla à nouveau en Europe de l'Est et en Allemagne. Lors de son séjour en Allemagne, il échappa de justesse aux sbires de Hitler et partit s'établir au Liban. Il y fonda une famille et poursuivit ses innovations - qui furent nombreuses - jusqu'en 1985, date à laquelle le studio ferma dans le climat de corruption et d'économie moribonde qui succéda à la période dite de guerre civile libanaise.
Tellyan découvrit des méthodes entièrement nouvelles de développer la pellicule et était si méticuleux que même ses employeurs allemands admiraient son professionnalisme et sa précision. Une étude de l'ethnologue et artiste Houda Kassatly, qui fait suite à une longue note biographique sur la vie de Tellyan, nous apprend que la plupart de ses archives furent perdues après la fermeture de son studio : photos et matériel furent tout simplement jetés ou brûlés par des membres de sa famille et des employés ignorant la valeur ethnologique, artistique et historique de ses photos.
Cet ouvrage est donc un vrai trésor : portraits de fermiers récoltant des pastèques, de farouches tribus druzes, ou de falaises admirablement dentelées, gorgées d'eau - Tellyan saisit l'âme de ces lieux et de ces gens avec un talent rare. Travaillant douze heures par jour, six jours par semaine, il tourna un film sur les derviches de Konya et un autre sur une minorité ethnique de Serbie, les Valaques. Sa production fut prolifique y compris durant une certaine période de son existence où il dut cultiver des tomates et autres denrées agricoles pour subvenir à ses besoins.
Passons aux années 1960 et 1970. Tellyan deviendra célèbre dans tout le Liban et le Croissant fertile. Le photographe avait un sacré culot : les prêtres du Mont Athos refusant d'être filmés, il engagea tout simplement des gars du coin, déguisés comme lui en religieux et reconstitua des cérémonies religieuses soi-disant authentiques.
Hovsep Abraham Madénian, alias Saro plus simplement, était lui aussi un réfugié du génocide arménien. Né en 1915 à Hadjin, sa famille et lui parvinrent par miracle à quitter Adana pour le Liban. Après avoir étudié au Séminaire arménien d'Antélias et enseigné à l'Ecole Chalieh en Syrie, Saro regagne le Liban où il devint célèbre pour ses éblouissants portraits : élégantes Libanaises principalement, prenant la pose à la manière des starlettes de Hollywood (d'autres imitant les déesses grecques), photos de mariage, mais aussi photos de famille et de la communauté faisant la chronique des premières colonies arméniennes dans le Grand Beyrouth et les villes environnantes.
Or Saro, décédé au Liban à 97 ans en 2012, était plus qu'un "simple" photographe portraitiste, même si son grand talent fut précisément - comme dans le cas de Karsh - de hisser la technique du portrait à une forme d'art. Saro fut lui aussi à l'avant-garde de plusieurs procédés et techniques de colorisation. Il n'avait aucun scrupule à rendre une chemise jaune plus jaune qu'un canari ou un rouge à lèvres plus vrai que nature. Certains de ses portraits semblent illustrer de surnaturels univers en technicolor, comme ceux que représentent le pop art et la décoration d'intérieur américaine des années 1950. Obéissant à une impulsion qui pourrait sembler aujourd'hui étrange, il n'hésita pas non plus à affubler un soldat palestinien d'un membre amputé, se contentant de le dessiner ou de le peindre. Le passé, effacé, était rétabli.
Un des objectifs de la photographie, aux yeux de Saro, était d'embellir le sujet - et ses lumineux portraits faisaient apparemment l'unanimité. Difficile de comprendre aujourd'hui, à une époque de selfies sans fin, le rôle important qu'ont joué autrefois les photographes portraitistes dans la vie culturelle et professionnelle de communautés entières. Comme le relève Kassatly dans Saro (Al Ayn, 2015), Madénian se distingua aussi par le fait que ses studios étaient situés dans des villes en dehors de Beyrouth - à Bikfaya et dans le quartier de Tarik el-Jdideh, près des camps de réfugiés palestiniens. Comme elle le rappelle, il prenait des photos de bébés au naturel tout bonnement, nus comme au jour de leur naissance, en habillant d'autres de savants costumes de cowboys en miniature, avec chapeau, étui et revolver. Qu'il ait réalisé un tel kitsch relève du miracle.
Incorrigible artiste multimédia, Saro présentait parfois au préalable ses futures créations sous la forme de dessins au fusain. Telle photographie de bédouin livre ainsi un sublime témoignage ethnologique sur sa tenue vestimentaire, ainsi que sur les traits de son visage, sa coupe de cheveux et sa moustache; telle autre est de toute évidence une reconstitution, l'homme étant représenté grand avec un sourire démesuré et une large ceinture autour de la taille, le tout baignant dans un halo lumineux, verdâtre.
Entre les mains de Saro, le studio devint une scène et chaque outil à sa disposition servait à créer une œuvre d'art accomplie - dans un sens, abstraction faite d'un registre traditionnel de genre et de discours, il se rapproche davantage d'une Cindy Sherman à ses débuts que, mettons, d'un Avedon, pour situer les choses dans un contexte américain contemporain.
Le récit biographique et érudit de Kassatly nous fait aussi découvrir les noms d'autres Arméniens qui ouvrirent la voie à cette forme d'art au Moyen-Orient et dont l'œuvre est elle aussi largement méconnue en Occident. Parmi les plus connus, citons deux moines de Jérusalem dénommés Krikorian et Garabédian; Halladjian à Haïfa; et Guiragossian, Varoudjan et Sarafian à Beyrouth.
L'on est saisi de vertige quand on songe au travail ardu, mais fascinant, qu'il reste à faire pour les mettre en lumière. Tant de talent, tant de perspectives critiques à suivre !
[Ecrivain et producteur d'origine italo-arménienne, petit-fils de survivants du génocide arméniens, Christopher Atamian est diplômé de l'université de Harvard, de la Business School de l'université Columbia, de la Film School de l'université de Californie du Sud (USC), et ancien boursier Fulbright. Outre ses créations et activités professionnelles en tant que cadre dirigeant dans d'importants médias et sociétés de conseil (ABC, Ogilvy & Mather, J.P. Morgan), il milite au sein d'associations. Ancien président et actuellement membre du conseil d'administration d'AGLA New York, il a fondé en 2004 Nor Alik, une ONG à but non lucratif à l'origine du premier Festival International du Film Arménien. Il a aussi coproduit en 2006 la pièce Trouble in Paradise, mise en scène par Elyse Singer et récompensée d'un Obie Award, ainsi que plusieurs clips vidéo et courts-métrages. Sélectionné à la Biennale de Venise 2009 pour sa vidéo Sarafian's Desire, il a été décoré de la Médaille d'Honneur d'Ellis Island en 2015. Il collabore régulièrement à de grands médias comme The New York Times Book Review, le Huffington Post, Scenes Media et le Weekly Standard, tout en poursuivant ses créations au cinéma et au théâtre.]
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Traduction : © Georges Festa - 03.2019