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Un témoin allemand méconnu du génocide arménien : Helene Stockmann
par le Dr. Hayk Martirossian
The International Raoul Wallenberg Foundation (New York), 17.02.2017
Helene Stockmann naquit le 24 juillet 1866 à Świdnica (Schweidnitz, actuellement au sud-est de la Pologne). Son père était avocat. Helene avait quatre sœurs plus jeunes et un frère dont elle dut s'occuper. A l'âge de 28 ans, elle s'inscrivit au séminaire de formation d'enseignants de Wroslaw (Breslau), où elle étudia deux ans et dont elle fut diplômée, puis travailla en Suisse. En 1902 elle exerçait comme professeur et, au printemps 1903, elle se chargea de l'administration d'une institution d'enseignement à Legnica (ville de Liegtnitz).
En 1906 Helene s'inscrivit à l'Institut Biblique de Malche et, son diplôme en poche, partit le 2 octobre 1907 à Marash avec les épouses Brunnemann et Palentinat, ainsi qu'avec Christine Eckert, Lina Jakob et Ina Meincke, arrivant dans cette ville le 15 octobre. Helene commença à travailler comme institutrice à l'orphelinat pour jeunes filles "Bethel," sous la direction de B. Rohner, tout en apprenant l'arménien. Helene géra l'école pour filles de Bethel, fondée en octobre 1908, où au début 96 enfants apprenaient dans quatre classes. L'année scolaire suivante, le nombre d'élèves s'accrut brusquement en raison de la multiplication du nombre d'orphelins, suite aux massacres de 1909. L'école entama l'année scolaire avec 207 enfants répartis dans sept classes. Durant les premières années à l'école, les enfants apprenaient l'arménien, le turc écrit en arménien et l'ottoman. Parallèlement, les enfants suivaient des cours d'éducation religieuse, d'algèbre, de chant, de travaux manuels, d'histoire nationale, d'éducation physique et de dessin. A partir de la sixième année, les enfants apprenaient l'histoire, la géographie, les sciences naturelles et l'allemand. Entre autres questions liées à la conduite du processus éducatif, Helene soulignait le manque d'enseignants et de manuels scolaires.
Maîtrisant déjà l'arménien, Helene enseignait aussi à l'école dominicale, réalisant des traductions avec sa collègue arménienne Yéghia à des fins éducatives. Même si en 1911 la mission reçut l'autorisation officielle de conserver ses écoles, Helene était très préoccupée par les 15 villages avoisinants privés de prêtre apostolique ou protestant, d'enseignant homme ou femme, où pas même un habitant ne savait ni lire, ni écrire. Un des principaux sujets d'inquiétude d'Helene étant le problème de l'enseignement dans les zones rurales, elle sollicitait régulièrement une aide pour les enfants de plusieurs villages, pour leur permettre d'accéder aux études et aux soins. Dans ce domaine, Hedvig Büll et Mary Levonyan, qui avaient fait leurs études à Bâle, lui furent très utiles.
Suite à l'ouverture de la mission d'Haruniye, Helene y travailla un temps, impressionnée par le niveau des enfants en allemand. A l'automne 1912, l'inauguration de la nouvelle école eut lieu sous l'égide d'Helene, école qui différait grandement des autres de par ses normes éducatives; dès la troisième année, les enfants y écrivaient des dictées, fait sans précédent dans les autres établissements d'enseignement. L'école comptait des enseignants arméniens et européens comme Ovsanna Guiondjian, Mariam Samilian, Armenouhie Zhirikian, Altoun Yapoudjian (toutes anciennes élèves de l'orphelinat), Mary Levonyan, Hedvig Büll, Helene et d'autres encore. En cinquième année, l'allemand était enseigné. La semaine scolaire s'achevait par une messe. Outre les enfants de la mission, des enfants de la ville, au nombre de 40, fréquentaient aussi cette école. Dans ses lettres, Helene parle souvent de Guiourdjou, élève en première année, de Guioulouza, élève en quatrième année, et de Siranouche, élève en troisième année, originaires de cette ville et qui fréquentaient l'école, tout en y étant pas élèves, ainsi que d'autres, mentionnant fréquemment leur nombre à l'orphelinat.
En juillet 1913 Helene partit en Allemagne pour s'y reposer, y arrivant le 19, puis revint à Marash le 7 février, l'année suivante, avec les époux Zeller. Durant son séjour en Allemagne, Helene continua de se rendre utile, participant à des rencontres, où elle présentait ses actions, sollicitant du public une aide financière afin de former des enseignantes susceptibles d'éduquer d'autres enfants et d'enseigner en zone rurale.
Helene se rendait aussi régulièrement dans les villages, dont Chyuruqkoz, où elle rencontra un prêtre de l'Eglise apostolique arménienne, puis Medz Guiough (Yenicekale), où vivaient des Arméniens apostoliques, protestants et catholiques, où la congrégation catholique franciscaine était alors active, et où des missionnaires protestants américains avaient bâti une église, un presbytère et des classes.
Malgré les obstacles liés à la Première Guerre mondiale en 1914, les cours redémarrèrent dans sept classes, organisés dans l'orphelinat pour garçons "Bethshaloum" sous l'égide d'Hélène. Sur les dix enseignantes, huit étaient de nationalité arménienne. Elles refusèrent de percevoir un salaire afin de réduire les frais de la mission. Sous la direction d'Helene, en particulier durant la guerre, l'étude de l'allemand fut largement encouragé, alors que le niveau dans cette langue était inférieur à celui de la mission d'Haruniye.
En 1918 elle s'occupa de sa collègue enseignante Ovsanna Guiondjian qui avait contracté le tuberculose et qui avait été très éprouvée par le sort de son peuple et de sa famille. A cette époque, Helene était la seule Allemande à travailler auprès d'Arméniens.
Helene fut l'un des témoins oculaires allemands des massacres d'Arméniens en Cilicie et du génocide arménien. Comme la censure régnait sur tout le territoire de l'empire et que non seulement les lettres, mais aussi toutes les notes envoyées par des correspondants étaient contrôlées, désireuse d'informer le consul d'Allemagne à Alep, Walter Rössler, sur les événements de Marash et de Zeïtoun survenus en mars 1915 et de lui demander son soutien et sa médiation, Helene, directrice d'école, partit à Alep en mars 1915 et y rencontra personnellement le consul; elle lui révéla les atrocités commises et lui remit son rapport daté du 21 mars 1915. Suite à ces déclarations, Rössler se rendit à Marash, y résida un temps et ainsi la situation dans cette ville s'apaisa quelque peu. En outre, le consul Rössler adressa une partie du rapport rédigé par Helene au chancelier du Reich, Bethmann-Hollweg. Helene y relève que les mesures les plus rigoureuses sont prises contre les Arméniens; parfois des innocents sont punis et maltraités au point que tous confirment les accusations portées contre eux en répondant par l'affirmative. Citant aussi les mesures prises contre les Arméniens de Zeïtoun, elle ajoute que "ces atrocités sont indescriptibles, même les femmes sont battues."
En 1916 Helene se rend à nouveau à Alep pour apporter son aide à B. Rohner, qui travaillait à la mission locale fondée en décembre 1915. En juin 1916, de retour d'Alep à Marash, Helene fut attaquée par une bande et dévalisée dans un endroit appelé Kapuchan. Heureusement, la missionnaire ne fut pas tuée. A la demande des Anglais et des Français, Helene quitta Marash avec ses collègues des missions d'Haruniye et de Marash en septembre 1919. Le groupe partit tout d'abord à Constantinople, puis de là, au prix de grandes difficultés, en Allemagne, pour arriver le 21 novembre à Hambourg. Dans un premier temps, Helene s'établit avec Johanna Hacker et Adele Herold, à Uchtenhagen, puis à Tübingen afin de recouvrer leur santé dans l'une des cliniques locales.
Helene est décédée en 1927.
Extrait de l'ouvrage L'action missionnaire allemande dans l'empire ottoman : la Mission de Marash (1896-1919) [en arménien].
[Le Dr. Hayk Martirossian est né en 1980. En 1997-2003 il étudie au département d'études turques à la Faculté d'Etudes Orientales de l'université d'Etat d'Erevan (niveau licence et maîtrise). En 2003-2005 il sert dans les forces armées arméniennes. Il travaille ensuite au Musée-Institut du Génocide Arménien, ainsi qu'à l'Institut d'Archéologie et d'Ethnographie de l'Académie Nationale des Sciences d'Arménie. En 2014 il soutient sa thèse de doctorat auprès de l'Institut d'Etudes Orientales de l'Académie Nationale des Sciences, intitulée Le Comité de Francfort de la Société Allemande de Bienfaisance pour le Secours Arménien et son action dans les régions peuplées d'Arméniens de l'empire ottoman en 1896-1919. Il a été boursier DAAD [Office Allemand d'Echanges Universitaires] et KAAD [Service d'Echange Académique Catholique d'aide aux étudiants étrangers] et lauréat d'une bourse de l'ANSEF [Fonds National Arménien aux Sciences et à l'Education]. Il est l'A. de la monographie L'action missionnaire allemande dans l'empire ottoman : la Mission de Marash (1896-1919). Il maîtrise l'arménien (sa langue maternelle), l'allemand, le turc, le russe et l'anglais.
Il est actuellement chercheur associé dans le cadre du Programme de Bourses Œcuméniques (EKD) de l'Eglise Evangélique et mène des recherches à l'université Friedrich-Alexander d'Erlangen-Nuremberg en Bavière (Allemagne).
Il est aussi chercheur associé à la Chaire d'histoire et de théologie de l'Orient chrétien dans cette même université.]
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Traduction : © Georges Festa - 08.2017