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L'architecte du concept d'"ennemi intérieur" / The architect of the 'internal enemy' concept

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Behaeddine Chakir (1872-1922)
© www.ermenisoykirimi.net


L'architecte du concept d'"ennemi intérieur"
par Mehmet Polatel
Agos (Istanbul), 08.05.2015


[Behaeddine Chakir, arrivé d'Erzurum à Istanbul en mars 1915, était convaincu que le Teşkilat-ı Mahsusa, autrement dit le réseau de renseignement Organisation Spéciale, de sinistre mémoire, devait désormais se focaliser sur l'"ennemi intérieur." Le rapport qu'il présenta au Comité Central du Parti Union et Progrès fut déterminant dans la décision de mettre en œuvre la "déportation."]

Le docteur Behaeddine Chakir naquit en 1874 à İslimiye (actuellement Sliven) en Bulgarie. En 1896, il obtint son diplôme à l'Ecole Médicale Militaire, puis exerça comme médecin particulier du prince Şehzade Yusuf İzzeddin Efendi. Lorsque ses liens clandestins avec les Jeunes-Turcs furent révélés, il fut exilé à Erzincan [Erzindjan]; mais en 1905 il s'enfuit à Paris.

L'un des Jeunes-Turcs les plus influents

Une fois à Paris, sa mission essentielle fut de fédérer les Jeunes-Turcs et de jeter les bases d'un comité révolutionnaire. Pour Chakir Bey, l'action précédait l'idéologie et, en créant différents départements au sein du comité central de cette organisation nouvelle, il en devint l'un des membres les plus influents. Il remania entièrement Şuray-ı Ümmet1, l'organe officiel de l'organisation, qu'il plaça sous le contrôle vigilant du comité central. Outre ces changements organisationnels, Chakir Bey imprima à la nouvelle organisation une orientation davantage panturquiste. Ses opposants l'accusèrent de réduire le mouvement Jeune-Turc à une opération nationaliste.

A Erzurum en 1914

Suite au rétablissement de la monarchie constitutionnelle en 1908, Chakir Bey regagna Istanbul et commença à travailler comme médecin légiste à la Faculté de Médecine Darülfünum d'Haydarpaşa. Puis il se rendit à Edirne, alors occupée, et exerça comme directeur du Croissant Rouge. Capturé par les forces bulgares durant la guerre, il ne fut libéré qu'après le traité de Londres2. Behaeddine Chakir garda le pouvoir au sein de l'organisation durant la période de la monarchie post-constitutionnelle. Il fut élu membre du comité central au congrès de 1915 du parti Union et Progrès, où il adhéra jusqu'en 1918. Chakir Bey fut aussi parmi les fondateurs du Teşkilat-ı Mahsusa, l'Organisation Spéciale. Son rôle au sein du réseau de renseignement était celui de chef de la division politique, mais il fut aussi en charge des provinces voisines du Caucase. C'est dans le cadre de ces fonctions, qu'il se rendit à Erzurum en août 1914 et qu'il travailla à la formation d'unités irrégulières.

8ème congrès du parti Dachnak  

Il assista au 8ème congrès du parti Dachnak avec Hilmi Bey. L'objectif de cette délégation envoyé par le parti Union et Progrès était de s'assurer le soutien des Arméniens de Russie et de l'empire ottoman dans l'éventualité d'une guerre, en gardant un œil sur l'occupation du Caucase. Mais le parti Dachnak rejeta cette offre, déclarant que les Arméniens soutiendraient le pays dans lequel ils résidaient, en cas de conflit. Selon certaines sources, ce refus ulcéra Chakir Bey, qui aurait déclaré : "C'est une trahison ! A un moment aussi critique, vous refusez de défendre l'Etat et vous soutenez les Russes !" Dès que la mobilisation fut décrétée, Chakir Bey lança une politique anti-arménienne sur le front du Caucase. Au point qu'il s'opposa au major Süleyman Askerî, le chef du Teşkilat-ı Mahsusa. Dans un télégramme adressé à Behaeddine Chakir, le 2 octobre 1914, Askerî déclare qu'il est nécessaire d'assurer l'impartialité des Arméniens, même s'ils ne collaborent pas, et qu'ils "ne devraient pas avoir le cœur brisé," tant que ce n'est pas nécessaire. Mais Chakir Bey écrit à Talaat Pacha, en critiquant Askerî : "Il dit que l'on ne doit ni provoquer, ni détruire les Arméniens. Tout est possible, pieds et poings liés."

"L'homme qui inventa la déportation"

Chakir Bey joua un rôle influent dans la montée et l'organisation d'un sentiment anti-arménien dans la région. Le consulat de Grande-Bretagne à Erzurum signale qu'il encourage un chauvinisme islamo-turc, qu'il se rend dans les villages pour prêcher les musulmans et qu'il désarme les soldats arméniens. Les témoins de cette période relatent le rôle important de Chakir Bey dans la décision de la déportation. Hüseyin Cahit Yalcın3écrit textuellement : "Il fut le principal inspirateur et inventeur du processus de déportation." Yalcın déclare qu'il parcourut seul les provinces orientales et qu'il prépara la plate-forme nécessaire à la déportation. Arif Cemil4écrit de son côté que Chakir, qui fit le voyage d'Erzurum à Istanbul en mars 1915, était convaincu que le Teşkilat-ı Mahsusa devait désormais se focaliser sur l'ennemi intérieur, et que le rapport qu'il présenta au comité central du parti Union et Progrès joua un rôle clé dans la décision de "déportation" prise par le parti.

Suite à cette décision du comité central, Behaeddine Chakir retourna à Erzurum et créa un comité spécial de déportation. Ce comité, composé de dirigeants unionistes et d'administrateurs locaux, de notables de la ville et d'officiers de l'armée, était censé mettre en œuvre le processus de déportation et de destruction à Erzurum et dans ses environs. En juin, Chakir partit à Trabzon. Des témoins relatent l'augmentation des incidents lors de l'arrivée de Chakir dans la région, et que l'ordre de déportation des Arméniens suivit immédiatement sa rencontre avec le gouverneur. Chakir joua aussi un rôle dans le massacre des Arméniens de Kharpert. Le télégramme qu'il envoya au gouverneur Sabit Bey, qui fut aussi présenté comme élément de preuve lors des procès organisés à la fin de la guerre, éclaire son rôle de surperviseur et d'organisateur du processus génocidaire : "Est-ce que les Arméniens déportés de là-bas ont été liquidés ? Donne-moi des informations au sujet des massacres et des exterminations. Est-ce que les personnes dangereuses sont massacrées ou seulement chassées des villes et déportées ? Fais-le moi savoir clairement, mon frère."5Suite à ce genre de preuves, Chakir Bey fut condamné à mort par contumace pour avoir été complice du massacre; mais la sentence ne fut jamais exécutée car, à l'instar d'autres dirigeants unionistes, il s'enfuit lui aussi en Allemagne à la fin de la guerre. Il fut aussi jugé dans l'affaire principale où les dirigeants unionistes furent mis en accusation, mais cette affaire ne fut pas menée à terme. Lors de ce dernier procès, Vehip Pacha déclara que la personne qui, dans la 3ème armée, fournissait des bourreaux, les gérait et les déployait, était Chakir Bey; ajoutant que les autorités locales se soumirent à ses ordres et que toute cette catastrophe était arrivée du fait de son action. Dans le rapport qu'il publia en 1919 sur le génocide, le Patriarcat arménien rendit lui aussi Chakir responsable du massacre de 500 000 Arméniens dans six provinces et aussi de la supervision directe du massacre de centaines de milliers de déportés dans les camps de Syrie et de Mésopotamie.

Assassiné à Berlin

Ce personnage puissant du parti Union et Progrès et de l'Organisation Spéciale, coupable au premier chef du génocide, fut abattu et tué par l'organisation Némésis, le 17 avril 1922, à Berlin, la ville où il avait fui. Comme d'autres dirigeants unionistes, la république de Turquie ne l'oublia pas. En 1926, sa femme et ses deux fils se virent attribuer une résidence à Şişli, ainsi qu'un tiers du capital de deux magasins à Galata, le tout provenant de biens arméniens "abandonnés."   
       
NdT

1. Şuray-ı Ümmet [Conseil de la Nation Musulmane], publié à Paris et Istanbul (1902-1910).
2. Le traité de Londres (30 mai 1913) mit fin à la première Guerre balkanique
3. Hüseyin Cahit Yalcın (1875-1957), journaliste turc
4. Arif Cemil, Birinci Dünya Savaşında Teşkilat-ı Mahsusa, Istanbul : Arma, 2006
5.  Télégramme adressé par Behaeddine Chakir au vali de Kharpout, Sabit bey, le 21 avril 1915 - traduction : http://www.imprescriptible.fr/ternon/2_chapitre2
___________

Traduction : © Georges Festa - 07.2017

Voir aussi Denis Donikian, "Behaeddine Chakir (1870-1922)", in Petite encyclopédie du génocide arménien- http://denisdonikian.blog.lemonde.fr/2007/11/06/272-behaeddine-chakir-1870-1922/




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