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Entretien avec le professeur Gerhard Fiolka :
"Nier un génocide c'est traumatiser à nouveau les survivants."
par Sibilla Bondolfi
Swissinfo.ch, 10.01.2017
[Le nationaliste turc Doğu Perinçek demande que la Suisse renonce à pénaliser quiconque nie le génocide arménien. Il s'appuie sur un arrêt de la Cour Européenne des Droits de l'Homme. Or, pourquoi aurait-on le droit de nier le génocide arménien et pas la Shoah ? Entretien avec le professeur de droit pénal Gerhard Fiolka, de l'université de Fribourg.]
Il y a quelques années, l'instance judiciaire la plus haute de Suisse, le Tribunal Fédéral, a condamné le politicien turc Doğu Perinçek pour avoir qualifié le génocide arménien de "mensonge impérialiste." Mais en 2015, la Cour Européenne des Droits de l'Homme (CEDH), dont le siège est à Strasbourg, a condamné à son tour la Suisse pour violation de la liberté d'expression. Le Tribunal Fédéral a dû annuler cet arrêt. La Suisse n'est néanmoins pas prête à retirer la négation du génocide de sa législation.
La semaine dernière, lors d'une conférence de presse1 au consulat de Turquie à Zürich, Doğu Perinçek a ravivé la polémique en demandant à la Suisse de révoquer la reconnaissance du génocide arménien. Il a applaudi en outre l'initiative parlementaire2 du député Yves Nidegger, demandant à retirer la notion de génocide de l'article 261 bis du code pénal.
Swissinfo.ch s'est entretenu sur l'arrêt controversé de la CEDH et la législation antiraciste suisse avec Gerhard Fiolka3, professeur de droit international à l'université de Fribourg.
- Swissinfo.ch : Que pensez-vous de l'arrêt de la CEDH selon lequel la négation du génocide arménien fait partie de la liberté d'expression ?
- Gerhard Fiolka : Les arguments ne sont pas plus convaincants que la décision, laquelle, par ailleurs, a été prise à une faible majorité. La Grande Chambre de la CEDH a conclu qu'il n'était pas nécessaire de punir la négation du génocide arménien dans notre société démocratique, parce qu'il n'existe pas de lien particulier avec la Suisse et que les événements ont eu lieu il y a très longtemps.
Cette décision affecte gravement le caractère discrétionnaire des Etats. Jusqu'alors, la CEDH leur avait laissé une marge de manœuvre appréciable face aux déclarations immorales ou critiquant la religion, en estimant que l'autorité étatique était la mieux placée pour évaluer les limites imparties à la liberté d'expression. En Europe, bien sûr, cette liberté n'est pas illimitée et les lois imposent de nombreuses restrictions.
- Swissinfo.ch : Pourquoi est-il possible pour la CEDH de nier le génocide arménien, mais pas la Shoah ?
- Gerhard Fiolka : La Grande Chambre de la CEDH considère que la négation de la Shoah est la manifestation d'une idéologie antidémocratique et antisémite. Par conséquent, elle est dangereuse. Cet argument ne me convainc pas. Il participe simplement d'une affirmation faisant une différence entre la Shoah et d'autres génocides, mais il n'est pas objectif et présente à nouveau les Juifs comme un cas particulier.
- Swissinfo.ch : Pourquoi la Suisse n'a-t-elle pas modifié sa législation contre le racisme suite à l'arrêt de Strasbourg ?
- Gerhard Fiolka : Les décisions de la CEDH concernent toujours une violation des droits fondamentaux dans des cas individuels. Par conséquent, une condamnation ne permet pas nécessairement de tirer des conclusions pour d'autres cas ou pour telle ou telle législation pénale. Il est vraisemblable qu'une interprétation plus restrictive de la loi permette à l'avenir d'éviter la violation de la liberté d'expression.
Selon moi, rien n'oblige à modifier la loi. Le 3 mars 2016, le Conseil National (Chambre basse) a rejeté une motion visant à supprimer la législation concernée, ce qui suggère qu'il n'y a pas actuellement de consensus politique suffisant pour modifier ou éliminer cet article.
- Swissinfo.ch : Que pensez-vous de l'initiative parlementaire d'Yves Nidegger qui demande d'éliminer la mention du génocide de la législation pénale ou d'ajouter que le génocide doit "... avoir été constaté par un tribunal international compétent" ?
- Gerhard Fiolka : Selon moi, ce serait une erreur de le faire. La négation d'un génocide est toujours traumatique pour le groupe concerné. En Suisse, l'on peut être condamné pour avoir déclaré que les machines à coudre de tel fabricant sont légèrement obsolètes au plan technique. En vérité, je ne vois pas pourquoi nous ne pourrions pas punir la négation d'un génocide.
Se limiter aux génocides reconnus par les tribunaux internationaux compétents réduirait largement le nombre de génocides concernés par la législation. Sur les génocides perpétrés au Rwanda et à Srebrenica, par exemple, des tribunaux internationaux se sont prononcés. Sur la Shoah il n'existe pas de jugements similaires. Les procès de Nuremberg n'ont pas jugé la Shoah, mais les responsables d'une guerre d'agression et de crimes de guerre.
Par ailleurs, la notion de génocide est définie par le code pénal suisse et par les traités internationaux. De ce fait, un juge suisse est en mesure de déterminer si les faits historiques répondent à la définition de ce crime. Enfin, la question n'est pas de savoir si une instance - que ce soit un parlement, un tribunal, un oracle ou la majorité des téléspectateurs - "reconnaît" un génocide, mais s'il a été réellement perpétré au sens pénal du terme.
- Swissinfo.ch : Quelles sont les exigences pour les preuves historiques ?
- Gerhard Fiolka : Le tribunal doit apprécier les preuves présentées et conclure que les événements historiques représentent un génocide ou un crime contre l'humanité. La Shoah et le génocide arménien sont bien documentés. Pour parler de génocide, il faut démontrer surtout que ses auteurs avaient l'intention d'exterminer un groupe ethnique précis. Dans le cas arménien, l'on entend dire parfois que les gens ont péri suite à des actes de guerre. Mais soyons clairs : quand des milliers de gens d'un groupe ethnique, y compris des femmes et des enfants, ont été déportés et qu'on les a obligés d'effectuer des marches prolongées à travers des déserts inhospitaliers, il est normal de se retrouver sur le bac des accusés pour avoir tenté de les exterminer.
- Swissinfo.ch : Pourquoi aurait-on le droit de mentir, mais pas de nier un génocide ? Autrement dit, quel est le but de la législation antiraciste ?
- Gerhard Fiolka : En niant un génocide, on fait à nouveau violence au groupe concerné et on lui inflige un nouveau traumatisme. La négation est souvent une manière d'insinuer que les "prétendues" victimes cherchent à tirer profit d'un génocide imaginaire, ce qui a un impact direct sur l'image de leur groupe. Le génocide et les crimes contre l'humanité sont si graves qu'ils ne portent pas seulement atteinte aux personnes concernées, mais à l'humanité tout entière.
Notes
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Traduction : © Georges Festa - 02.2017