Otto Liman von Sanders (1855-1929)
The Project Gutenberg eBook,
The New York Times Current History: the European War, February, 1915
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Liman von Sanders : une affaire d'honneur
par Muriel Mirak-Weissbach
DARMSTADT, Allemagne - De quoi l'honneur est-il fait ? Il ne s'agit pas là d'une question abstraite, mais des plus concrète en lien avec une polémique qui a récemment éclaté en Allemagne. L'affaire concerne la désignation des "tombes d'honneur" dans un cimetière historique de la ville de Darmstadt, non loin de Francfort.
L'automne dernier, j'ai fait partie avec mon mari d'un petit groupe de visiteurs du Darmstadt Altfriedhof, un des cimetières les plus anciens et les plus célèbres d'Allemagne. Guidés par Fred Kautz, un historien allemand d'origine canadienne, nous avons parcouru les allées, nous arrêtant devant neuf tombes, apprenant de lui et de son confrère Peter Behr les histoires des défunts et découvrant pourquoi ils s'étaient vus - ou pas - accorder la qualité de "tombes d'honneur." Il y avait là le prêtre protestant antinazi Karl Grein, qui défendit la liberté de culte pour sa congrégation; Konrad Mommsen et son épouse Ulla, eux aussi antinazis, qui publièrent le Testament politique de son grand-père Theodor Mommsen après la guerre; le résistant communiste Georg Fröba; et le capitaine de vaisseau Ludwig Fischer, qui sauva 28 marins lors d'un naufrage, au prix de sa vie.
Puis nous arrivâmes à la tombe du général Liman von Sanders (1855-1929), à qui cet honneur fut décerné en raison de ses états de services durant la Première Guerre mondiale, en tant que général allemand engagé dans les Dardanelles, dirigeant les forces de l'empire ottoman. Sur sa pierre tombale est inscrit non seulement son grade militaire officiel, mais aussi la mention "Le Vainqueur de Gallipoli." Nous apprîmes ensuite qu'en 2015, le général von Sanders fut officiellement déchu de cet honneur, ainsi que six autres défunts. La raison ? Officiellement, du fait de son rôle en tant qu'officiel militaire durant ce conflit. En fait, les autres personnalités militaires enterrés avec les honneurs ont été de même défroqués sur ordre des autorités municipales de Darmstadt au motif que "leur statut reposait uniquement sur des succès militaires."
Mais l'histoire ne s'arrête pas là. Les Arméniens qui connaissent le nom de Liman von Sanders savent aussi (ou devraient savoir) qu'il fut responsable du sauvetage de quelques 6 000 à 7 000 Arméniens à Smyrne (Izmir). Ne devrait-il pas être honoré pour cela ?
Le retrait des lauriers
La décision de déchoir Liman von Sanders et d'autres de leur statut dans ce cimetière a été signalée dans la presse le 22 juin 2015, trois ans après qu'un comité consultatif d'experts se soit réuni pour réétudier leurs cas. Dans leurs conclusions rendues publiques, intitulées Documentation sur les tombes d'honneur de Darmstadt, le comité d'experts associait von Sanders avec un certain von Hutier, général d'infanterie et partisan d'Hitler : "Comme dans le cas du général [...] Oskar von Hutier, qui concerne aussi Otto Liman von Sanders, la question essentielle doit être posée : des succès militaires suffisent-ils en tant que "bons et loyaux services" pour permettre à quelqu'un d'être distingué par une tombe d'honneur dans la ville ?" Ajoutant l'insulte au préjudice, le texte laisse entendre qu'il "dut sûrement être impliqué, au moins indirectement, dans la déportation et le massacre des Arméniens." En guise de preuve documentée à l'appui de cette affirmation, les auteurs se réfèrent à "son action à un poste de responsabilité en Turquie orientale."
Le dossier historique
Qui était Otto Liman von Sanders ? Né en 1855, il était, lorsque la Première Guerre mondiale éclata, "un des trois seuls officiers allemands avec le rang de général ou d'amiral à être d'origine juive [...] et sans réelles perspectives de carrière au sein du corps profondément antisémite des officiers." En 1913 il saisit l'occasion inespérée d'avancer dans sa carrière militaire, lorsqu'il se vit proposer la direction de la Mission militaire allemande au Bosphore. Ce qui n'était pas sans risques, puisqu'il entrera en conflit avec le ministre turc de la Guerre, Enver Pacha, plus jeune que lui de 26 ans et notoirement incompétent au plan militaire. D'après Joseph Pomiankowski, le plus haut représentant militaire austro-hongrois en Turquie, il était inévitable que von Sanders, éduqué dans la discipline prussienne et rompu aux études et à la pratique militaires, renâcle à accepter Enver comme son égal, encore moins son supérieur. En novembre 1914 une confrontation se produisit lorsque Liman von Sanders refusa l'offre d'Enver d'assumer le commandement de la 3ème Armée ottomane engagée dans la campagne du Caucase contre les Russes. Sachant pertinemment que l'armée turque était loin d'être suffisamment équipée pour entreprendre une telle offensive hivernale, von Sanders déclina la proposition et ce fut le lieutenant-général Friz Bronsart von Schellendorf qui dirigea la campagne à sa place. Campagne qui tourna à un désastre militaire et humanitaire retentissant : 90 % des 100 000 hommes de troupe avaient trouvé la mort en février 1915. La grande majorité d'entre eux ne furent pas tués par le feu ennemi, mais moururent de faim ou de froid. Tentant de justifier leur défaite, Enver et Schellendorf prétendirent que la faute incombait aux Arméniens, qui les avaient poignardés dans le dos.
La question centrale concernant l'expérience de von Sanders en temps de guerre touche au génocide arménien. Comme nous l'avons relevé plus haut, les responsables de la suppression de son statut d'honneur à Darmstadt soutiennent qu'il "dut être impliqué" d'une manière ou d'une autre dans les déportations. Or les archives officielles indiquent le contraire, que son engagement fut mûrement réfléchi, efficace et honorable.
Cela se passe à Smyrne. Von Sanders s'y rend début novembre 1916 pour inspecter deux divisions. Dans une lettre datée du 12 novembre 1916, adressée à Radowitz, chargé d'affaires à l'ambassade d'Allemagne à Constantinople, von Sanders inclut un rapport qui lui a été remis par le comte von Spee, consul d'Allemagne, concernant les déportations des Arméniens. Von Sanders écrit : "Comme ces déportations empiètent sur le secteur militaire - responsables du service militaire, utilisation des voies ferrées, mesures sanitaires, agitation au sein de la population d'une ville proche de l'ennemi, etc. - j'ai informé le vali [gouverneur] que, sans mon autorisation, ces arrestations et ces déportations en masse ne seront plus tolérées. J'ai informé le vali qu'il sera fait usage d'armes pour empêcher ce genre de situation, en cas de récidive. Le vali a cédé et m'a informé que cela n'arrivera plus." Il ajoute que, puisque les ordres de déportation émanent de Constantinople, il se pourrait qu'ils cherchent à contourner ses ordres. Liman note ici : "A ma connaissance, le nombre d'Arméniens vivant à Smyrne s'élève à 6 ou 7 000, parmi lesquels les habitants les plus aisés de la ville, mais aussi de sinistres personnages."
Le 13 novembre, Radowitz adresse un télégramme au ministère des Affaires Etrangères, signalant : "La déportation en masse des Arméniens a débuté ces deux derniers jours. Le maréchal Liman von Sanders s'y est opposé au motif des intérêts militaires. Un rapport suit." Il demande aussi que l'Allemagne "intervienne autant que possible pour faire cesser ou du moins retarder les déportations des Arméniens de Smyrne," proposant de mettre les Arméniens à l'abri en Allemagne, palliant au manque de main-d'œuvre dans ce pays. Le message note aussi : "Les Etats-Unis ont à nouveau protesté contre la déportation des Arméniens et demandé instamment que nous y remédions."
Ce même jour, Radowitz écrit au chancelier allemand (Bethmann Hollweg) pour lui signaler les déportations à partir de Smyrne, qui ont débuté le 9 novembre, et déclare : "Le maréchal Liman von Sanders, présent à Smyrne, a fait valoir au vali que ces déportations en masse sont nuisibles au plan militaire et qu'il ne tolèrerait plus d'autres arrestations et déportations."
Le 17 novembre, l'ambassadeur en mission extraordinaire à Constantinople, Kühlmann, envoie un télégramme au ministère des Affaires Etrangères, précisant qu'après avoir évoqué l'idée d'envoyer des Arméniens en Allemagne et "en accord avec von Sanders," il juge cette option inopportune au plan politique. "Sur intervention du maréchal [von Sanders]," ajoute-t-il, "les déportations des Arméniens de Smyrne ont cessé."
Dans un message adressé à Bethmann Hollweg le 17 novembre, Kühlmann joint un rapport de von Sanders sur les déportations de Smyrne. Les ordres de ces déportations provenaient de Constantinople sous prétexte que des bombes et des armes avaient été découvertes dans un cimetière arménien, prétextes qu'il considère en partie inventés par les autorités turques. "L'intervention du maréchal,"écrit-il à propos de von Sanders, "est aussi bienvenue, car à Smyrne [...] la rumeur se répand que les autorités militaires allemandes ont exigé l'expulsion des Arméniens."
Le rapport joint de Liman von Sanders détaille les déportations. Le comte von Spee, consul d'Allemagne, précise-t-il, l'a informé que "le 8 novembre et la veille, de nombreuses arrestations d'Arméniens ont eu lieu à Smyrne et que ces Arméniens ont été transférés par train vers l'intérieur du pays." Il poursuit : "J'ai mené mon enquête auprès de plusieurs autorités. Il m'a été confirmé que plusieurs centaines d'Arméniens ont été arrêtés par la police - parfois brutalement, allant chercher de vieilles femmes et des enfants malades jusque dans leurs lits la nuit - et qu'ils ont été conduits directement à la gare. Deux trains bondés d'Arméniens ont été acheminés. Une grande agitation règne dans la ville quant à ces événements." Le 10 novembre au matin, il continue : "J'ai envoyé le chef d'état-major de la 5ème Armée, le colonel Kiasim Bey, au vali et je lui ai fait savoir que je ne tolèrerai plus ces arrestations et ces transferts en masse qui ont de multiples incidences au plan militaire dans une ville menacée par l'ennemi. Au cas où la police poursuivrait néanmoins de tels agissements, je ferai en sorte que les troupes placées sous mon commandement les empêchent par la force des armes. J'ai donné au vali jusqu'à midi ce même jour pour prendre sa décision." Sa menace fut efficace. "Vers 13 heures 30,"écrit-il, "le major Kiasim Bey revint de chez le vali [...] et m'informa que les arrestations et les transferts avaient cessé et seraient interrompues."
Mais il y a plus. Dans son rapport, il se tourne alors vers les Grecs. "Le même soir, 3 Grecs sont venus me voir d'Urfa près de Smyrne (environ 25 000 habitants grecs) et m'ont signalé que les dix notables les plus respectés et les plus riches d'Urfa ont été arrêtés sans avoir été entendus par 30 gendarmes, puis envoyés ici dans ce but, et qu'ils ont été emprisonnés à Smyrne. Les Grecs demandent de l'aide." Le 11 novembre, von Sanders va voir personnellement le vali. "Au cours de notre longue discussion, le vali m'a expliqué les motifs de l'arrestation en masse des Arméniens. Je ne pus admettre ces motifs, grandement infondés, et j'ai fait valoir que la situation militaire nécessitait expressément le plus grand calme dans la ville de Smyrne, peuplée principalement de Grecs." Il exige aussi une enquête sur les habitants d'Urfa, apparemment innocents, qui ont été arrêtés. En réponse à sa demande, le vali l'informe peu après par écrit "des lieux où les Arméniens sont conduits [...] et que ceux qui seront reconnus innocents seront ramenés à Smyrne."
D'autres dépêches diplomatiques apportent une nouvelle confirmation. L'ambassadeur Kühlmann envoya un télégramme au ministère des Affaires Etrangères à Berlin le 17 novembre 1916, déclarant : "La déportation des Arméniens de Smyrne a cessé, suite à l'action du maréchal [von Sanders]."
La correspondance diplomatique officielle contient d'autres détails importants, le fait, par exemple, que le vali subissait des pressions de la part des officiels Jeunes-Turcs à Smyrne en raison de sa mansuétude à l'égard des Arméniens, alors que les déportations étaient réclamées par Constantinople. Ces archives montrent comment les Turcs diffusaient délibérément de fausses informations à Smyrne, prétendant que les Arméniens avaient des bombes, et les rumeurs qui circulaient, selon lesquelles c'était les Allemands qui voulaient expulser les Arméniens, etc.
Faussement accusé
Après la guerre, durant l'hiver 1918-1919, des journaux français, anglais et suisses diffusèrent de fausses informations sur la complicité supposée de von Sanders dans le génocide et, en février 1919, les Anglais l'envoyèrent en prison à Malte. Les dirigeants Jeunes-Turcs, responsables du génocide, avaient fui en Europe, aidés par l'Allemagne, et seuls quelques personnages intermédiaires furent traduits en personne en justice. Les Français soupçonnaient von Sanders d'avoir commis des crimes contre des chrétiens et d'avoir saccagé la villa de leur consul durant la campagne de Gallipoli. Mais, au cours de leur enquête, ils furent dans l'incapacité de produire des preuves à l'appui de ces accusations, entre autres. Pour sa défense, un conseiller municipal de la minorité grecque de Bandirma, le docteur Konstantin Makris, écrivit en juillet 1919 aux autorités et signala comment, sous son autorité militaire, von Sanders avait fait tout son possible pour défendre les minorités chrétiennes. Ne pouvant étayer leurs accusations, les Anglais furent obligés de le faire sortir de prison et, à la mi-août, il apprit qu'il serait libéré et autorisé à renter en Allemagne, sans plus d'explication.
Etre honoré ou pas
Revenons à Darmstadt. Où cela nous mène-t-il concernant la "tombe d'honneur" ? Se peut-il que le comité d'experts n'ait pas eu accès à ces documents émanant des archives militaires du ministère allemand des Affaires Etrangères ?
J'ai contacté à plusieurs reprises le bureau du maire de Darmstadt, Jochen Partsch, suite à notre visite du cimetière et, en décembre, l'on m'a adressée au service de presse, qui m'a conseillé de soumettre par écrit mes questions au maire, ce que j'ai fait. J'ai demandé, tout d'abord, sur quels motifs l'"honneur" avait été retiré de sa tombe.
Ecrivant "au nom du maire," Herr Klaus Honold, du service de presse, me fournit des réponses préparées par les archivistes. "Otto Liman von Sanders,"écrit-il, "figure parmi les plus grands chefs militaires allemands de la Première Guerre mondiale. Dans l'histoire militaire allemande, du moins, le "Héros de Gallipoli" est crédité personnellement de la défense de la péninsule, importante au plan stratégique, de Gallipoli par la 5ème armée turque et donc de l'échec de la conquête du détroit des Dardanelles (et de Constantinople) par les forces de l'Entente. De fait, avant Gallipoli, Liman von Sanders mena une guerre statique coûteuse, conduisant parfois à un bain de sang. Il fut ainsi responsable de la mort de dizaines de milliers de soldats anglais, australiens, néo-zélandais et autres. Il convient cependant d'apprécier la bataille de Gallipoli d'un point de vue militaire ou historico-militaire. Pour le comité d'experts sur les tombes d'honneur, ce point de vue procède d'une vision actuelle et non d'une vision pouvant servir à justifier une reconnaissance comme tombe d'honneur.
Ce, pour expliquer la décision de retirer les honneurs. Néanmoins, ajoute la lettre, comme ils reconnaissent son rôle en tant que "personnage historique, la tombe restera un lieu personnalisé de commémoration et sera en outre entretenue par la ville de Darmstadt."
Je voulais savoir si ce comité d'experts compte des gens connaissant le génocide arménien et le rôle de Liman von Sanders. Contestant leur affirmation selon laquelle il "dut être au moins indirectement impliqué dans la déportation et le massacre des Arméniens," je fis mention de son action à Smyrne, qui conduisit à la survie de 6 à 7 000 Arméniens. A ce titre, le statut d'"honneur" ne pouvait-il être rétabli ?
Quant à sa soi-disant implication dans les déportations et les massacres, le maire répondit que von Sanders "en avait connaissance et que cela influença son action à la tête de l'armée." L'on peut se demander en quoi "cela influença son action." Mais insinuer une culpabilité semble erroné. Le maire reconnaît : "Cela ne signifie pas qu'il participa activement aux déportations et aux massacres."
Je pose la question : s'il ne fut pas responsable, fut-il un défenseur des victimes ? Après s'être assuré que le comité avait étudié en profondeur le rôle de von Sanders dans les événements arméniens, le maire m'écrivit que cette instance "a toutefois décidé de ne pas prendre ce fait en considération, car le sujet est contesté au plan de la recherche historique." Certes, les documents émanant des archives du ministère des Affaires Etrangères établissent clairement qu'il agit contre les déportations à Smyrne, "mais la motivation est sujette à diverses spéculations." Citant les motifs invoqués par Sanders, rappelés plus haut, le maire écrit : "Les documents ne prouvent pas de manière explicite que Liman von Sanders empêcha réellement les déportations, ni qu'il sauva la vie de 7 000 personnes." Si son journal n'avait pas été détruit lors d'un incendie en 1944 à Potsdam, poursuit la lettre, on aurait pu en savoir davantage. Liman lui-même "après 1916 n'aborda jamais la question des déportations, et nullement en faveur des Arméniens. D'autres officiers allemands en Turquie eurent une position bien plus claire durant et après la guerre, allant jusqu'à dénoncer les massacres."
Il s'ensuit que le comité "ne voit aucune raison" pour revenir sur sa décision. "Sur la base de l'état actuel des connaissances, il ne livra aucune résistance humanitaire contre la politique d'expulsion des Arméniens."
Un procès d'intentions
La lettre du maire a ceci de déconcertant qu'elle refuse obstinément de reconnaître que des Arméniens, au nombre peut-être de 7 000 à Smyrne, furent sauvés grâce à l'intervention de Liman von Sanders, un fait confirmé par plusieurs autres officiels allemands dans la correspondance diplomatique. Ce comité d'experts aurait peut-être dû étudier plus attentivement les archives du ministère allemand des Affaires Etrangères, publiées par Wolfgang Gust.
Peut-être aurait-il dû consulter le docteur Tessa Hofman, une chercheuse reconnue sur le génocide, qui a publié de nombreuses études sur le sort des Arméniens et des Grecs dans l'empire ottoman. Interrogée lors d'un entretien sur les mesures prises par les forces de l'empire allemand pour faire cesser les marches de mort et les massacres, elle répondit : "Mis à part des notes de protestation inefficaces, les diplomates allemands et les militaires allemands de haut rang dans l'empire ottoman jouèrent en fin de compte le rôle d'observateurs; la seule exception est le général de cavalerie allemand, d'origine juive, Otto Liman von Sanders, qui empêcha dans une large mesure - à l'exception de 300 déportés le 13 août 1916 - les déportations des Arméniens placés sous sa juridiction; dans la ville de Smyrne, à cette époque, il y avait, selon diverses estimations, entre 6 000 et 20 000 Arméniens, plus 30 000 autres dans la région environnante. Lorsque," poursuit-elle, "la même année, le gouverneur de la province d'Aydin, Rahmi, ordonna la déportation de l'ensemble de la population grecque d'Ionie, von Sanders s'opposa à nouveau à cet ordre, avec le soutien du ministère des Affaires Etrangères, tout comme il empêcha une tentative pour déporter les Grecs de Smyrne fin 1917." Hofmann ajoute que von Sanders ordonna cependant l'"évacuation" de 2 000 à 20 000 Grecs d'Aivalik (Aivali), "sous prétexte de leur espionnage et de leur trahison supposés en faveur des Alliés." (Selon d'autres sources, von Sanders menaça de "démissionner de ses fonctions au sein de l'armée ottomane en décembre 1917, suite à la décision du ministre ottoman de la Guerre, Enver Pacha, d'ordonner 'la déportation de quasiment tous les Grecs de la côte vers l'intérieur.' Son action fut soutenue par le ministère allemand des Affaires Etrangères, qui fit savoir qu'il 'condamnait fermement les déportations.'")
En résumé, il existe suffisamment de preuves dans les archives historiques pour établir le fait que von Sanders intervint, souvent avec succès, pour mettre fin aux déportations. Or le comité d'experts soutient le contraire. Tout aussi dérangeant, le procès d'intention du comité à l'égard de von Sanders : admettant qu'il fit cesser les déportations, le fait qu'il justifia son action au plan militaire semble, en l'occurrence, miner la valeur de celle-ci. Mais, comme l'a noté ailleurs l'historien Kautz, Liman von Sanders agit exactement comme Oskar Schindler, lorsqu'il fit état d'arguments militaires pour sauver des Juifs des chambres à gaz. Cela dévalorise-t-il son action ?
Le point de vue d'un expert
Frustrée par cette prise de position étrange d'un comité d'experts, je me suis tournée vers mon ami Wolfgang Gust pour avoir son avis. Voilà ce qu'il a à dire sur cette affaire :
"Certes, Liman von Sanders commandait la Mission militaire allemande en Turquie et, de ce fait, les troupes turques, les Allemands ne fournissant au début que des officiers. Ce n'est que lors de la campagne des Dardanelles que des troupes allemandes classiques furent aussi déployées [...]
Au début de la guerre, un vif affrontement éclata entre [l'ambassadeur d'Allemagne] Wanghenheim et Liman, d'un côté, et Enver de l'autre, s'agissant de savoir qui commandait réellement les troupes germano-turques. Enver revendiquait la chose pour lui, ou pour le sultan (qu'il représentait en tant que commandant), alors que Liman insistait pour avoir le commandement. Quant à savoir quelle décision officielle fut prise à l'époque, ce n'est malheureusement pas clair ou, du moins, sujet à interprétation. Wangenheim écrivit à Bethmann Hollweg : 'Le général Liman m'a toutefois informé officiellement à l'avance avoir convenu d'un accord détaillé avec le ministre de la Guerre Enver, qui prévoit la Mission militaire avec le commandement en chef effectif.' Si Berlin exigea ce commandement effectif, l'accord exact convenu entre Enver et Liman n'a jamais été dévoilé.
Concrètement, Enver déploya comme chef d'état-major Bronsart von Schellendorff (qui, à l'époque, appartenait à la fois à la Mission militaire allemande et au ministère turc de la Guerre), et d'autres officiers allemands (qui étaient aussi membres de la Mission militaire), qui ont tous soutenu le génocide contre les Arméniens, ou ne s'y sont aucunement opposés. En tant qu'officier de commandement, Liman von Sanders aurait pu épargner à des centaines de milliers d'Arméniens le sort qui les attendait. Mais, comme Enver était le contact le plus important avec le Comité Union et Progrès, la partie allemande garda le silence sur le conflit. Enver donnait les ordres et Liman, à la fois obstiné et plutôt isolé, livrait un combat difficile, combat qui atteignit cependant un point culminant lors du sauvetage des Arméniens de Smyrne."
Ayant en tête cet historique détaillé, je lui demande que faire des délibérations et des décisions du comité d'experts de Darmstadt. Wolfgang Gust me répond ce qui suit :
"Je m'interroge simplement quant à savoir si le comité d'experts sur les tombes d'honneur a étudié en profondeur le rôle de Liman von Sanders en lien avec les déportations et le massacre des Arméniens en 1915-1916. Le fait que le comité ait décidé de ne pas prendre en compte le rôle positif de Liman, au motif que ce sujet est censé faire polémique dans la recherche historique, est tout simplement faux, car ce sujet n'est tout simplement pas contesté par les historiens sérieux. De même, il est absurde de dire que les archives n'établissent pas clairement le fait que Liman von Sanders empêcha réellement la déportation des Arméniens de Smyrne et qu'il a sauvé la vie de 7 000 personnes. Comme le montrent les observations de Tessa Hofmann, Liman von Sanders a peut-être sauvé bien d'autres vies, malgré plusieurs cas documentés dans lesquels on tenta de l'en empêcher. La motivation de Liman n'est pas, comme le comité d'experts le laisse entendre, sujette à spéculation, tout simplement parce que le sujet n'a pas du tout été traité.
Après la guerre, des diplomates allemands, ou des officiels, selon le comité d'experts, prirent des positions claires et dénoncèrent le massacre. Quels étaient ces hauts responsables allemands ? Presque tous les diplomates allemands qui avaient dénoncé en interne le génocide en 1915-1916 se comportèrent très différemment après la guerre; à de très rares exceptions près, comme le consul Rössler, ils rejoignirent les nazis et adhérèrent au NSDAP (parti nazi).
Liman recourut à des arguments accessoires pour empêcher la déportation des Arméniens, mais Schindler fit de même plus tard pour sauver des Juifs de la mort. Après la Seconde Guerre mondiale, il était encore moins opportun de reconnaître une réussite sans faille concernant un crime contre l'humanité, en particulier de la part d'un général prussien - même les Arméniens ne cessaient d'hésiter. Il n'est donc pas étonnant que leurs organisations officielles aient gardé le silence concernant ces événements à Darmstadt."
Mémoire et commémoration
Tandis que je me tenais face à sa tombe, je songeais à l'importance pour l'histoire de Liman von Sanders d'être étudiée. Lors du débat qui a conduit à la résolution sur le génocide au Bundestag, les Allemands ont découvert, beaucoup pour le première fois, le génocide et les Arméniens en tant que peuple. Les historiens ont aussi étudié de manière plus critique le rôle joué par l'Allemagne impériale, alors alliée en temps de guerre avec l'empire ottoman. Les Allemands ignoraient-ils ou étaient-ils indifférents ? Furent-ils complices ou même coresponsables ? Des Allemands savaient-ils et refusèrent-ils de cautionner le génocide ? Si oui, comment les commémorer ?
Dans la tragédie de Shakespeare, Marc Antoine, s'exprimant lors des funérailles de Jules César, enjoint à ses compatriotes romains de l'écouter. "Je viens pour inhumer César, et non pour le louer," déclare-t-il.
The evil that men do lives after them,
The good is oft interred with their bones;
So let it be with Caesar.1
[Le mal que font les hommes leur survit,
Le bien est souvent enterré avec leurs os;
Qu'il en soit ainsi de César.]
C'est apparemment ce que les autorités de Darmstadt ont décidé : "Qu'il en soit ainsi de Liman von Sanders." Quel que soit le mal qui ait pu faire, il lui a survécu. Elles y ont veillé.
Mais le bien qu'il fit, pour quelles raisons devrait-il être enterré dans son cercueil ? Non, il ne doit pas l'être.
NdT
1. William Shakespeare, Jules César, acte 3, scène 2
___________
Traduction : © Georges Festa - 07.2017