Eglise Sourp-Khatch [Sainte-Croix] d'Akhtamar, lac de Van, Turquie, 2009
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Tovma Artsrouni [Thomas Arçrouni]
Histoire de la Maison des Artsrouni
Erevan : Presses Universitaires, 1985, 560 p. [en arménien]
par Eddie Arnavoudian
Un Etat fracturé et fragile
L'Histoire de la Maison des Artsrouni (cf. note 1) de Tovma Artsrouni, au 10ème siècle figure parmi les classiques historiques sur l'Arménie aux titres ambitieux tels qu'Histoire des Arméniens ou tout simplement Histoire. A l'inverse, l'on a ici affaire à l'orgueilleuse célébration d'un fief aristocratique, écrite à ce qui fut peut-être son apogée. Or il s'agit plus que d'un simple panégyrique sur l'importance des Artsrouni à la fin du 9ème siècle, plus que l'élaboration d'une noble et ancienne ascendance visant à légitimer et souligner sa situation d'alors. L'ouvrage fait partie de l'arsenal idéologique des Artsrouni, prompts à combattre la suprématie des Bagratides dans une Arménie émergeant de deux siècles de domination arabe.
Tandis qu'il s'emploie à rehausser la position de la Maison des Artsrouni dans une prose souvent dramatique et fréquemment saisissante, Tovma fait état de faits essentiels sur la nature instable et intenable de l'Etat arménien post-arabe des 9ème et 10ème siècles. La monarchie des Bagratides créée en 885, premier Etat arménien depuis l'effondrement de la dynastie des Arsacides [Archakouni] en 429 après J.-C., ne s'avéra être rien de plus qu'un conglomérat de fiefs rivaux, totalement incapable d'évoluer vers un pouvoir centralisé, absolutiste, pouvant assurer les fondements stables d'un développement prochain.
Malgré une croissance économique exponentielle, le nouvel Etat arménien était fracturé à la naissance. Véritable cinquième colonne, des principautés arabes hostiles, enracinées désormais en Arménie historique, ainsi que le fléau d'ambitions centrifuges et d'incessants conflits destructeurs réciproques entre et au sein des fiefs arméniens, se combinaient pour détruire les défenses protégeant d'une dissolution interne, des manigances des grandes puissances et des interminables invasions étrangères. Parmi les lignes de faille figurait l'affrontement Artsrouni-Bagratides.
Cette époque de fragmentation politique suscita pourtant une riche culture - au plan architectural, littéraire, intellectuel et artistique - ainsi qu'une puissante conscience pan-arménienne étayée par le discours sûr de lui d'une histoire arménienne continue, intégrant toutes les classes sociales arméniennes et remontant au-delà de l'ère chrétienne. Il s'agit là d'un sentiment national presque moderne, né d'un essor du progrès économique au 9ème siècle, parallèle à une floraison culturelle, qui avait commencé à unifier un territoire féodal fragmenté. Or les fiefs arméniens nouvellement habilités constituaient des forces usées, appartenant à un ordre ancien, et ne parvinrent pas à protéger et à alimenter ces puissantes bases nouvelles en vue d'un Etat futur.
I.
Comme s'il était mû par l'impératif d'un patriotisme national, quiconque luttait pour la suprématie dans la nouvelle Arménie du 9ème siècle se sentait obligé de revendiquer une œuvre dans le récit historique pan-aménien. C'est précisément ce que fait Tovma ! Reflétant la lutte féroce aux 9ème et 10ème siècles entre la Maison des Artsrouni et celle des Bagratides, le projet de Tovma est d'établir, sinon la supériorité de sa lignée, du moins son équivalence ! Afin de rehausser la Maison des Artsrouni au 9ème siècle, il commence par faire contrepoids aux anciens traités historiques, afin qu'ils prennent véritablement en compte l'apport des Artsrouni au grand œuvre de l'histoire pan-arménienne !
L'Histoire des Artsrouni, de Tovma Artsrouni, débute par un panorama d'ensemble, accompagné des prétentions de leurs princes à être issus d'une ancienne et noble monarchie assyrienne, en fait rien de moins que la lignée du roi Sennachérib (p. 35-36).
Pour étayer sa renommée universelle, Tovma livre des exemples de membres de sa famille au service des grandes puissances d'alors - Assyriens, Perses, Arabes et Byzantins. En fait, très tôt, dans son ouvrage, il accorde peu de place à l'Arménie, à ses rois autochtones ou à sa noblesse. Et ce à dessein ! Les mérites historiques de la Maison des Artsrouni ne doivent aucunement être liés à quelque lignée arménienne, en particulier à celle des Bagratides.
Soutenir l'ascendance ancienne et non arménienne des Artsrouni permet de marquer leur indépendance par rapport aux Bagratides, davantage puissants au 9ème siècle, pour lesquels ils n'éprouvaient guère d'affection, ni de loyauté. Situer leurs origines, leur lignage et leurs états de service en premier lieu parmi les grandes puissances d'alors leur accorde une légitimité qui pourrait être amoindrie, si elle s'enracinait dans un contexte essentiellement arménien. Remarquons qu'ici Tovma n'affiche pas une vision du monde étroitement arménienne ou clanique. Bien que non arméniennes, ces grandes puissances régionales ne sont pas considérées comme étrangères ou oppressives par définition. Servir leur domination n'est pas une humiliation. Certes, il s'agit parfois d'une fonction liée à la servitude, mais aussi au fait d'être citoyens d'une délégation plus large, servant l'étranger avec honneur.
Après avoir débité leurs prétentions à l'universalité, Tovma passe à l'étude de quelques gemmes de la splendeur des Artsrouni dans le cadre d'une histoire de l'Arménie montrant leurs princes au service de ce pays à travers les siècles. On les découvre pleins de dignité et de courage aux côtés de la monarchie arménienne préchrétienne. Plus loin, ils sont parmi "les premiers à se convertir au christianisme" (p. 79). Un rôle majeur leur est attribué lors de deux batailles décisives, au 5ème siècle, contre le pouvoir perse. Lors de la bataille de Vartanantz [Avarayr], en 450 de notre ère,
"Vahan Atsrouni se tint aux côtés de saint Vartan, majestueux et d'un courage hors pair, avançant calmement parmi les rangs perses comme le feu parmi les roseaux." (p. 129)
Un hommage similaire est rendu aux chefs Artsrouni lors de la guérilla menée par Mamikonian de 481 à 484, qui assura l'autonomie, après l'effondrement en l'an 429 de l'Etat arménien et sa partition entre la Perse et l'empire byzantin. A un moment critique : "Le brave Vahan [Mamikonian] se retrouva avec une trentaine d'hommes seulement, ayant à ses côtés Merchabouh et Hachgour Artsrouni." (p. 135)
L'inscription des couleurs des Artsrouni dans les épisodes-clé de l'histoire arménienne se poursuit à travers l'évocation des combats fédérateurs aux 8ème et 9ème siècles contre le pouvoir arabe déclinant. La contribution des Artsrouni est mise sur le même pied que celle des Bagratides ! En 849 c'est un Artsrouni, le prince Achot, que l'on voit prendre l'initiative de défendre les intérêts de toute l'Arménie ! Contraint de se plier à la domination arabe, il brandit la menace d'une plus grande résistance, en foi de laquelle tous les Arméniens soient traités comme il convient et gouvernés par l'état de droit (p. 179, 187). Il serait "indécent,"écrit Tovma, "de passer sous silence ou de condamner à l'oubli" les Artsrouni, car "la grande victoire" sur le pouvoir arabe ne fut possible que grâce à "l'union indéfectible d'Achot Artsrouni et de Bagrat Bagratouni" (p. 173, 175, 177).
Après avoir fait état de l'apport des Artsrouni sur un plan historique plus large, Tovma revient à son sujet central : leur rôle lors de la contre-offensive arabe durant la seconde moitié du 9ème siècle, qui avait pour but de soumettre les fiefs arméniens revigorés. Mais, avant d'aller plus loin, reconnaissons à Tovma une approche qui, contrairement aux attentes, n'est pas sans esprit critique. Bien que louant le fief Artsrouni, il ne s'interdit pas de dénoncer les déprédations et les traîtrises de certains de ses représentants.
II.
Les fiefs arméniens qui avaient survécu jusqu'au 9ème siècle régnaient sur un territoire qui connaissait un développement économique fulgurant et qui devenait en outre un pivot du négoce régional et international. Aux yeux de l'empire arabe, basé à Bagdad, amoindri et de plus en plus appauvri, il y avait là une source abondante de richesses - d'impôts et de pillages - qu'il n'était guère enclin à abandonner. De sorte qu'entre 849 et 899 après J.-C. un quatuor d'infâmes commandants et représentants dudit empire - Abousseff, Youssef, Pougha et Avchine - mobilisèrent des forces colossales pour écraser les classes dirigeantes arméniennes manœuvrant pour leur autonomie et remplir les coffres au plus bas de leurs maîtres. A en juger par le niveau de mobilisation (p. 195-199), les Arméniens constituaient une formidable opposition.
Faisant le récit terrible des massacres, destructions, pillages, mises en esclavage et conversions forcées perpétrées par l'empire arabe, Tovma réserve son venin le plus virulent à Pougha qui, à la tête d'une immense armée de mercenaires turcs, pénètre en Arménie en l'an 852. Ses offensives sont décrites dans une prose enflammée. Ce monstre "vomi des profondeurs de la terre au dégel du printemps" vient semer terreur et mort dans le pays (p. 263-5). Pougha
"[...] donna ordre à ses troupes de submerger [...] l'Arménie [...], de l'asservir, de la piller, de la raser et de la détruire. [Il] ordonna que tous les habitants mâles des villes et villages fussent passés au fil de l'épée [...] [tandis que] les femmes et les enfants devaient être réduits en esclavage." (p. 203)
Lors de ces ultimes contre-offensives, les chefs arabes parvinrent à exploiter les faiblesses structurelles centrales d'un pouvoir politique et militaire arménien émergent. Ils disposaient d'une cinquième colonne sous la forme des principautés arabes alors retranchées en Arménie. Occupant de vastes territoires, des forteresses, palais et châteaux arrachés aux fiefs arméniens ou qui constituaient auparavant les domaines de clans éteints, la loyauté première de ces émirats arabes locaux allait à Bagdad qui leur avait conféré leurs titres sur ces terres arméniennes. Soutenus par des populations compactes de colons non arméniens et une force militaire non arménienne, ils se révélèrent des rampes de lancement et des béliers contre leurs voisins arméniens.
En guise de prétexte à cette invasion, Bagdad utilisa des "missives envoyées par des Arabes établis en Arménie," accusant les seigneurs arméniens de "s'opposer et de calomnier en permanence" leurs suzerains arabes (p. 173). Lors de ses campagnes, Pougha fut volontiers rejoint par "les Arabes d'Arménie vivant dans différentes régions de notre terre" (p. 207). Partout où il vainquit les Arméniens, afin de renforcer le contrôle, les règlements existants furent étendus et de nouveaux mis en place. Les généraux arabes se virent promettre qu'en cas de victoire ils seraient autorisés "à habiter par la suite les terres [conquises]" et "à léguer celles-ci à l'avenir à vous et vos enfants." (p. 199) En sorte que "les tribus arabes, avec leurs familles, [parvinrent à] se répandre dans le pays, qu'elles se répartirent entre elles." (p. 239) Les commandants victorieux tentèrent aussi de convertir les fiefs arméniens à l'islam, espérant en faire de nouveaux alliés contre l'ambition de l'Arménie.
Conscients de la menace des émirats, les chefs Bagratides et Artsrouni usèrent de représailles chaque fois que cela fut possible. Au regard de son ambition expansionniste et hégémonique, la monarchie bagratide tenta de soumettre et de centraliser non seulement les fiefs arméniens, mais aussi ceux arabes. "Prenant en mains les rênes de son fief," le prince Gourguen Artsrouni lui aussi, "parcourut toutes les régions colonisées par les Arabes, leur portant des coups, les massacrant et les rasant [...]" (p. 307) Les succès furent rares et jamais consolidés. Les colonies non-arméniennes survécurent à l'indépendance de l'Arménie et finirent par représenter l'annulation irrévocable d'une patrie historique arménienne homogène. Bloquant et enterrant toute chance d'un développement national exclusivement arménien dans la région.
La situation est résumée avec justesse dans l'importante étude d'A. Ter-Ghevontian sur Les Emirats arabes dans l'Arménie bagratide (1965, 313 p.) [en arménien - NdT] :
"Les émirats arabes ouvrirent une brèche qui ne fit que s'accroître, laissant entrer [...] en outre des forces kurdes et seldjoukides, dont les émirats contribuèrent grandement à rendre impossible l'existence d'un Etat arménien en Grande Arménie [...]
[...] Dans le sillage de leur départ, [les] Arabes laissèrent derrière eux une masse de colons arabes sur lesquels s'appuyaient les émirats arabes. Dès lors, deux évolutions distinctes sont à noter en Grande Arménie : d'un côté, la formation de principautés (arabes, kurdes, seldjoukides, etc.) sur les terres arméniennes, et de l'autre l'émigration constante de la population arménienne. Ce qui devait avoir des conséquences décisives sur toute l'évolution à venir de l'histoire du peuple arménien." (p. 258-9)
Parallèlement aux émirats arabes, les forces impériales étaient en mesure d'exploiter l'antagonisme endémique et fragilisant entre et au sein des fiefs arméniens - les Bagratides, les Artsrouni et les Siounides au nord de l'Arménie (p. 313-333) étant les principaux - qui ne cessaient de s'affronter pour la suprématie. Aveuglés par une ambition étroite, ils constituaient des instruments tout prêts, des agents facilement malléables pour tout Etat voisin enclin à l'ingérence. Conscient de la fragilité d'une entité politique arménienne fragmentée, Tovma inaugure son Livre III, qui traite de la fin du 9ème siècle, par un appel à l'unité entre "toutes les nobles maisons et les principautés," dans toute l'Arménie. Jadis, lorsque les Arméniens agissaient "en harmonie et mus par une volonté unique," ils "frappèrent plus de coups qu'ils n'en subirent." De nos jours, hélas, "l'unité de notre terre est grandement ébranlée." (p. 195-197) Le récit de Tovma livre alors un inventaire de l'égoïsme et de la cupidité des fiefs arméniens, qui en font les jouets de Pougha, Yussuf et Avchine.
Guerrier accompli, Pougha courtise ou frappe alternativement les factions arméniennes opposées. Au printemps 853, alors que nombreux sont ceux qui le défient et "se retirent dans leurs forteresses," Smbat, général en chef des forces bagratides, avec son fils Achot, estimant ne pas avoir d'autre alternative, "rejoignent Pougha" afin de "le guider dans ses opérations militaires." (p. 271) Nous découvrons ensuite les revirements successifs des Artsrouni et des Bagratides, s'alliant à différentes époques au pouvoir arabe pour mieux se combattre. En récompense de leur collaboration, des éléments de ces fiefs se voient épargner l'exil ou la mort, réservés aux autres. Parmi les Bagratides, "Pougha autorisa Achot [...] et ses frères Mouchegh et Smbat à rester maîtres de leurs domaines," tandis que "le prince Gaguik eut la permission de "demeurer en poste" dans les terres Artsrouni du Vaspourakan (p. 299).
A mesure que le pouvoir arabe se retirait, ce sont ces fiefs survivants qui saisirent cette occasion pour émerger en tant que chefs de l'Arménie nouvellement indépendante - or des chefs divisés et querelleurs restaient irrémédiablement vulnérables non seulement vis-à-vis de Bagdad et des autres émirats arabes, mais aussi d'un empire byzantin désormais affermi, en expansion vers l'est, suite à la disparition de la puissance arabe. Les fiefs arméniens en guerre devinrent la proie facile des cajoleries et de la corruption de l'empire byzantin, opposant fief contre fief, et l'exploitation des ambitions de chaque fief mina mortellement la monarchie bagratide susceptible de menacer ses ambitions régionales.
III.
La première campagne de Pougha s'acheva victorieusement, "nul ne restant (en Arménie) pour s'opposer à lui." Mais la situation changea suite à ses incursions désastreuses dans le Caucase qui ravivèrent la résistance des fiefs arméniens humiliés jusque-là. En 858 l'empire arabe fut contraint d'accorder aux Arméniens une autonomie limitée (p. 309). Les élites en exil rentrèrent en possession de leurs terres (p. 315-319) et en 861 la Cour de Bagdad reconnut Achot Ier Bagratouni "prince des princes." Après Pougha, Avchine et Yussuf en particulier continuèrent de s'en prendre aux Arméniens (p. 341, 345, 361 et 367). Mais, en dépit des ravages et des dévastations qu'ils provoquèrent, ils ne parvinrent pas à rétablir une domination arabe, qui avait reçu des coups décisifs. Affaibli, Bagdad dut reconnaître Achot "roi des Arméniens," vingt-cinq ans après l'avoir fait "prince des princes" ! Le problème essentiel de l'Etat arménien allait cependant rester non résolu.
La dynastie bagratide et les fiefs arméniens qui l'encerclaient se trouvaient toujours au bord de l'abîme, frôlant la destruction, en proie à d'incessantes rivalités internes menaçant d'exploser. Cette faiblesse fut une aubaine pour les puissances ennemies. Durant le règne de Smbat Ier (890-913), l'Arménie fut la cible de Yussuf qui, utilisant les fiefs arméniens, humilia et exécuta le roi, reprenant dans les faits les rênes de la plus grande partie de l'Arménie. Un sort similaire attendit Achot II (915-929), qui fut chassé de sa propre capitale, conduit ça et là et qui ne survécut que grâce à une alliance avec un pouvoir byzantin en progression. En 923 le repli constant du pouvoir arabe permit à l'Arménie de mieux respirer. Achot II consolida l'autorité royale, chassa les derniers soldats arabes et, marquant une indépendance complète, cessa de payer des impôts à Bagdad. Un siècle d'une paix relative allait s'ensuivre. Echouant toutefois à entretenir le nouvel Etat qui continuait à manquer d'un noyau et d'un axe monolithique.
L'Arménie nouvelle n'eut jamais d'équivalent à la Guerre des Deux-Roses anglaise, susceptible de soumettre fiefs arméniens et émirats arabes à la volonté d'une dynastie dominante. La monarchie bagratide fait ici pâle figure face aux Arsacides du début du 4ème siècle, eux aussi en proie à des forces centrifuges. A l'époque arsacide, les fiefs arméniens étaient au moins structurellement liés à l'Etat monarchique par des rôles et des obligations précises, ainsi que par la coutume et la tradition. Les Artsrouni et les Siounides du 9ème siècle n'étaient en rien redevables au nouveau "roi des rois." Et mus par des aspirations à la richesse et à la suprématie, ils se retrouvèrent pris au piège des manœuvres du pouvoir arabe et byzantin.
La volonté des Artsrouni d'agrandir leurs territoires aux dépens de la monarchie bagratide poussa Gaguik Artsrouni, et ce sous protection étrangère, à faire sécession et à se faire couronner roi d'Arménie ! (p. 439-447) D'une certaine manière, le texte entier de Tovma contribue à justifier au plan idéologique cette évolution ! Plus au nord, les Siounides, aspirant à l'indépendance, jetèrent eux aussi le gant et "en 902 le prince Smbat de Siounie refuse d'être soumis au souverain arménien et cesse de lui verser des impôts." (p. 383) D'autres fiefs plus petits se verront accorder une plus grande autonomie lors d'un processus qui vit au moins sept "rois" sur des terres arméniennes.
Le siècle qui suivit l'an 923 sera fait d'une paix fragmentaire, d'un équilibre instable officialisé entre des fiefs s'efforçant sans relâche de s'assurer davantage de privilèges et de pouvoir aux dépens de la monarchie bagratide. Réconciliée avec des ambitions centrifuges, la monarchie alla jusqu'à consentir à accorder de nouvelles couronnes, afin de maintenir la paix. La paix fut préservée, mais l'Etat susceptible d'assurer cette paix et le développement économique qui l'accompagnait ne fut pas édifié.
Il sera défait de l'intérieur, une ruine et un effondrement causé et accéléré par la nature et la qualité des élites dirigeantes arméniennes.
IV.
Tandis qu'elles se confortaient à l'abri de leurs trônes tout neufs, les élites arméniennes montraient déjà des signes de déclin et de décomposition. Dans une tirade comportant une vigoureuse dénonciation de l'homosexualité, Tovma critique "l'ensemble des princes arméniens" pour leur hédonisme dépravé. A leur retour d'exil, "mêlant le scandale à leurs usages déjà douteux" (p. 337), ils s'abaissent au niveau d'une élite "dégénérée, avinée," ternie par "maintes dépravations" allant de pair avec la nouvelle ère mercantile (p. 359).
S'abandonnant à d'extravagants étalages de richesse, ils bâtissent palais, résidences d'été, terrains de chasse et, naturellement, des églises à la mesure de l'opulence et des nantis d'alors. Or construire une église n'est pas alors une manifestation de dévouement religieux. La chose avait plus à voir avec nos modernes milliardaires achetant de luxueux yachts ou bâtissant des édifices symbolisant leur statut social élevé. Construits à l'aide de la technologie la plus moderne et ornés d'artéfacts religieux incrustés de pierres précieuses, d'or et de diamants (p. 389-397), elles visaient à honorer non pas leur Dieu, mais leur financier.
De telles élites hédonistes n'étaient pas porteuses d'un nouvel ordre énergique, pouvant développer le noyau politique et économique d'une survie et d'un développement. Vestiges délabrés d'époques antérieures, incapables de défendre une économie mercantile alors florissante et prospère, l'Etat qu'ils dirigeaient et eux-mêmes étaient voués à une redondance historique imminente. Protégé par un Etat non centralisé, en moins de 150 ans le système bagratide tout entier fut dispersé sans grande difficulté, à mesure que les envahisseurs "dévastèrent tous les fiefs chrétiens, petits ou grands, les passant au fil de l'épée, les soumettant à la famine et à l'esclavage, sans que ne surgisse le moindre espoir, ni la moindre aide." (p. 475)
L'effondrement précipité, quasiment du jour au lendemain, de l'Etat arménien en deux décennies, de 1021 à 1042, résulta directement d'un empire byzantin chrétien, déterminé à anéantir l'Arménie bagratide. La condition de son succès résidait dans la réalité déchirée de l'Arménie. S'en saisissant, les Byzantins n'eurent de cesse, dès le milieu du 10ème siècle, d'exploiter les ambitions personnelles, égoïstes de nombreux princes arméniens, afin d'affaiblir et de prendre le contrôle de l'Arménie. Ils y parvinrent à merveille !
Face aux manœuvres, aux manipulations, aux intrigues et aux invasions, les Artsrouni tout d'abord, puis les Bagratides abandonnèrent leurs terres ancestrales pour s'établir plus à l'ouest en Anatolie au service de l'Etat byzantin. En 2014 le clan Artsrouni au grand complet "abandonna la terre de ses ancêtres pour celle des Byzantins" et en 2014 "les Bagratides eux aussi quittèrent leur terre ancestrale" (p. 479), suivis par des clans de moindre importance, ne laissant derrière eux que des poches de "principautés arméniennes isolées, protégées par des forts et des grottes inaccessibles." (p. 475) L'Arménie devint une province frontalière de Byzance. Mais seulement pour une très brève période, avant d'être dominée par des forces agressives venues de l'Est.
Le système arménien en décrépitude faisait partie d'un système régional plus vaste, à cheval entre le monde arabe et son homologue byzantin, eux aussi en phase terminale. Aucun des deux ne s'avéra capable de résister ou d'absorber l'ouragan des invasions des Mongols, des Seldjoukides et des Turcs. Le paysage de la région en fut irrévocablement transformé.
V.
Aussi paradoxal que cela puisse sembler, cette "époque bagratide" (850-1050) fut incontestablement une époque de formidable activité économique et culturelle. Malgré l'agitation intérieure endémique, une famine dévastatrice en 918 et des agressions extérieures incessantes, le pays prospérait. Tandis que le régime arabe sur-exploiteur était progressivement refoulé,
"Notre pays s'affranchissait du chaos, il commençait à se reprendre, les églises étaient rénovées, magnifiquement décorées. Les exilés rentraient, chacun sur sa terre et ils rebâtissaient, plantaient, oublieux de leurs souffrances et de leur tristesse." (p. 319)
Le siècle de paix bagratide connut une forte croissance économique, accompagnée d'une hausse notable en termes de productivité agricole, de production artisanale et d'échanges commerciaux avec l'étranger. Les villes prospérèrent - Ani comptait près de 100 000 habitants - tandis que des foyers urbains en pleine expansion abritaient non seulement la royauté et l'aristocratie, mais aussi une classe nouvelle d'usuriers urbains honnis. La croissance économique et le développement urbain entraînèrent une importante mutation sociale, caractérisée par une vision du monde moderne, à la fois humaniste et profane. Les modes de vie des classes dirigeantes, brillamment dépeints par Tovma, illustrent cette époque de plus en plus profane. Peintures et gravures représentent des scènes de la vie sauvage, de chasse, des fêtes populaires, des arts martiaux, de jeunes danseuses et des scènes de théâtre (p. 391-397). Sur un autel qui n'est autre que celui d'un palais royal, Tovma évoque :
" Un roi assis, dans un luxe grandiose, entouré de jeunes et enjoués serviteurs radieux. L'on y trouve aussi ces troubadours et ces chanteuses qui nous émerveillent, de fines lames, des lutteurs, et aussi des groupes de lions et autres animaux sauvages, des volées d'oiseaux multicolores." (p. 459)
Cet excès de richesse permet en outre de financer une aide sociale minimale pour aider les miséreux, les orphelins, les veuves et tous ceux qui souffrent (p. 391, 437). Les dons de charité contribuèrent indubitablement à réduire le risque de révolte parmi les pauvres, permettant ainsi aux riches de continuer à vivre dans les excès. C'était aussi, après tout, une époque de mécontentement populaire, fréquemment canalisé par le combat du mouvement des Tontraguetsi, contestant le pouvoir d'une Eglise arménienne dominante, elle-même grande puissance feudataire !
Cette époque produisit un riche patrimoine culturel et intellectuel. Les Lamentations, chef-d'œuvre de Grégoire de Narek, se présentent immédiatement à l'esprit, une épopée qui reste inégalée par sa qualité artistique, sa profondeur humaniste et sa modernité. Il y a aussi cette pléiade d'historiens et de poètes, dont Hovhannès V de Draskhanakert, Movsès Kaghankatvatsi [Daskourantsi], David le Lyrique, Stépanos Taronetsi [Assoghig], Aristakès Lastivertsi, Grigor Magistros Bahlavouni, Shabouh Bagratouni et tant d'autres. Tous travaillaient avec ou au sein de complexes monastiques qui étaient autant de centres académiques, d'universités, de foyers de publication de manuscrits, de création en matière de miniatures, de musique, de poésie et de science. Citons notamment les monastères de Narek, d'Akhtamar, d'Ani, de Kars, de Sevan et de Sanahin-Haghpat. Une grande partie de ce patrimoine a été détruite, au sein duquel nombre de merveilles de cette époque, dont on peut voir de glorieux vestiges parmi les ruines d'Ani, la fameuse "ville aux 1001 églises."
Au plan culturel, l'époque bagratide se caractérise, bien que la chose fasse débat, par l'épanouissement d'une première ou d'une pré-Renaissance. L'Histoire de la Maison des Artsrouni de Tovma illustre avec éclat cette époque, révélatrice de ses tendances rationalistes, profanes, de son économie et de sa culture. L'on détecte même une certaine sensibilité démocratique , bien que très limitée, dans la description haute en couleurs, bienveillante, de la rude vie quotidienne et du courage du petit peuple du Sassoun et dans la reconnaissance du rôle du peuple dans le combat contre la domination arabe.
L'Histoire de la Maison des Artsrouniconstitue une source primaire sans équivalent, le bilan pour l'essentiel de ce qui fut accompli et perdu. Outre sa relation de l'histoire, sa topographie détaillée d'anciens centres urbains, ses descriptions minutieuses de structures architecturales, d'études, de peintures et de gravures murales, rassemblent en partie l'apport culturel de cette époque. D'autres détails sur l'équipement militaire, la stratégie et la tactique, utilisés par les alliés et les ennemis, ainsi que ses observations sur le Sassoun, rendent ce volume indispensable à l'historien de la politique, au romancier historique comme aux historiens de l'art, des sciences, de l'architecture et de la guerre.
S'y trouve en outre préservé un bilan frappant de ce sentiment naissant d'une identité nationale arménienne, qui marque véritablement cette époque. Bien que rédigée au 10ème siècle, cette histoire d'un simple fief est parcourue par une sensibilité pan-arménienne, forgée notamment par des moments de plénitude dans l'histoire arménienne, non seulement chrétienne, mais aussi préchrétienne ! Le terme "patrie" et "Arménie" est fréquemment utilisé pour renvoyer à une entité nationale unique, combinant toutes les classes sociales arméniennes. Relatant les invasions arabes du 7ème siècle, Tovma écrit, par exemple :
"Alors, les larmes et les plaintes n'étaient pas le lot de telle ou telle maison ou fief, mais de toutes les maisons et de tous les fiefs d'Arménie." (p. 197)
L'Arménie apparaît comme une entité unique qui, bien que menacée en permanence par des puissances étrangères, résiste toujours (p. 43-49, 63). Tovma est fier de ces "Arméniens vaillants et victorieux," décrits comme les "dignes fils de Haïk" (p. 211), mythique fondateur de la terre d'Arménie. Les souverains arméniens sont présentés comme ayant le pouvoir d'en "gêner d'autres" (p. 93). Des Arméniens ordinaires poursuivent "100 soldats ennemis [...] avec 10 hommes seulement" (p. 215) ou en battent 15 000 avec 900 soldats (p. 235).
Rappelant Moïse de Khorène, Tovma vilipende lui aussi le traitement réservé par les grandes puissances aux nations plus petites, dénonçant leur réécriture de l'histoire et leurs autodafés ayant pour but d'effacer l'œuvre de ces mêmes nations (p. 45). Notant le refus des Artsrouni d'avaliser les décrets du concile de Chalcédoine au 5ème siècle, désireux de soumettre l'Eglise arménienne tout entière à l'empire byzantin, il s'indigne que "nul n'ait jugé nécessaire la présence des Arméniens à ce concile visant à unifier les fidèles" (p. 133).
Cet héritage, qui s'inscrit tout droit dans la tradition linguistique, littéraire et culturelle arménienne, sera utilisé aux 18ème, 19ème et 20ème siècles, pour forger une identité nationale arménienne moderne, alors nécessaire au combat contre des siècles de domination étrangère.
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Tovma enquête et écrit avec une attention érudite. Chérissant la capacité humaine à raisonner, admirant les sciences naturelles, en possession de toute la sagesse de son époque, sa rédaction est clairvoyante et aisée. Quant à la tentation de dénaturation, au nom de ses commanditaires, il reste un érudit. S'appuyant sur un héritage culturel global, sur l'arménien classique, des sources étrangères et préchrétiennes, y compris grecques, parmi lesquelles il se réfère à Hérodote et Ptolémée, et naturellement aussi à la Bible (p. 13, 43, 49), Tovma crée une œuvre durable (cf. note 2).
Précieux, par-delà son utilité pour l'historiographie, la philosophie, l'art et la culture arménienne, l'ouvrage offre en outre, à l'avenir, un terrain fertile sur lequel on peut s'appuyer pour analyser plus amplement la relation historique entre religion et science, le rôle de l'intelligentsia ecclésiastique dans l'histoire de l'Arménie et le développement d'une identité nationale arménienne.
Notes de l'A.
1. Cette édition de l'ouvrage de Tovma Artsrouni est publiée conjointement à l'Histoire d'un chroniqueur anonyme, consacrée elle aussi au clan des Artsrouni, mais allant jusqu'au terme de l'Etat arménien indépendant. Pour les besoins de cette analyse et de son argumentaire central, j'ai traité ces deux œuvres comme un seul ensemble. Une autre approche aurait naturellement tiré profit de leur prise en compte séparée.
2. En dépit du sentiment patriotique puéril, assez embarrassant, qui ne cesse d'alimenter ses pages, l'essai d'H. A. Haroutiounian, L'Arménie du IXème au XIème siècle (1959, 356 p.) [en arménien, NdT], aide à combler en grande partie le contexte plus large de l'Arménie bagratide, soulignant le rôle du système féodal et des guerres intérieures dans l'affaiblissement et la chute de la monarchie bagratide. Il livre aussi une synthèse élégante de l'apport culturel de cette époque.
[Diplômé d'histoire et de sciences politiques de Manchester (Angleterre), Eddie Arnavoudian anime la rubrique de littérature arménienne dans Groong. Ses essais littéraires et politiques paraissent aussi dans Haratch (Paris), Naïri(Beyrouth) et Open Letter (Los Angeles).]
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Source : http://groong.usc.edu/tcc/tcc-20151023.html
Traduction : © Georges Festa - 04.2016. Reproduction interdite.
Avec l'aimable autorisation d'Eddie Arnavoudian.