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Talin Suciyan - The Armenians in Modern Turkey: Post-Genocide Society, Politics and History

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Talin Suciyan
The Armenians in Modern Turkey: Post-Genocide Society, Politics and History
London: I.B. Tauris & Co Ltd, 2016

Armenian Voice (Londres), n° 67, Spring 2016


Après le génocide arménien de 1915, dans lequel plus d'un million d'Arméniens ont trouvé la mort, des milliers d'Arméno-Turcs ont vécu et travaillé dans l'Etat de Turquie aux côtés de ceux qui avaient persécuté leurs communautés.

Vivant sous une censure pesante, et dans un climat de déni officiel, selon lequel ces morts furent un génocide, comment les Arméniens de Turquie font-ils le bilan de leur histoire ?

Dans cet ouvrage, Talin Suciyan explore l'existence des communautés arméniennes de Turquie, tandis que s'accélère le grand projet de modernisation du pays au 20ème siècle. L'A. y parvient en analysant de nouveaux matériaux primaires importants : archives de l'Etat turc, minutes de l'Assemblée nationale arménienne, tout un kaléidoscope de journaux personnels, de mémoires et d'histoires orales, divers périodiques arméniens tels que journaux, annuaires et revues, ainsi que les statuts et les lois qui ont conduit à la persécution continue des Arméniens.

Première histoire du genre, The Armenians in Modern Turkey représente une contribution neuve à l'histoire de la Turquie moderne et de l'expérience arménienne dans ce pays.  

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Traduction : © Georges Festa - 04.2016



Simon Samsonian (1912-2003)

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Simon Samsonian, Scène de plage, Le Caire, 1949
Aquarelle et crayon - 11,43 x 13,97 cm


La famille du peintre Simon Samsonian veut faire connaître son œuvre artistique
par Aram Arkun


NEW YORK - Le cubiste-impressionniste Simon Samsonian (1912-2003) peignit soixante ans durant en Egypte et aux Etats-Unis. Devenu orphelin, tout petit, du fait du meurtre de ses parents et séparé de sa sœur pendant des années, c'était un survivant du génocide arménien dont l'œuvre s'acquit une grande réputation en Egypte. Après être parti aux Etats-Unis, il continua à peindre, mais, au fil des ans, tomba dans l'oubli. Actuellement, sa famille, en premier lieu sa fille Hilda Semerdjian et son fils Alan, tentent de lui redonner son rang au Panthéon des grands peintres célèbres.

Alan Semerdjian est écrivain, artiste, musicien et enseignant. Son premier recueil de poèmes reflète sa jeunesse auprès de Samsonian. Dans un entretien récent, il raconte comment la famille tente de ranimer l'intérêt pour l'œuvre de Samsonian.

Samsonian passa d'orphelinat en orphelinat dans l'empire ottoman et en Grèce, puis fut transféré en Egypte. Il n'apprit son véritable patronyme (Kludjian) que relativement tard dans sa vie en 1960, lorsqu'il retrouva sa sœur à Alexandrie, en Egypte. Il fut élève à l'Ecole arménienne Kaloustian du Caire, puis obtint une bourse pour aller à l'Ecole d'art Leonardo da Vinci dans cette même ville. Il revint ensuite à l'Ecole Kaloustian pour y enseigner les beaux-arts et commença à exposer ses tableaux. Durant les années 1950, il visita les grands musées d'Europe.

En 1961, il organisa une exposition en son nom au Salon du Caire et, pour la première fois, un ministre égyptien de la Culture inaugura en personne l'exposition d'un artiste arménien. Durant les années 1960, le président de l'Assemblée Nationale égyptienne, Anouar el-Sadate, futur président de l'Egypte, acquit un tableau de Samsonian et lui écrivit pour lui dire toute son admiration. Plusieurs œuvres de Samsonian sont conservées au Musée d'Art Moderne Egyptien du Caire.

Il peignit au sein d'un environnement très cosmopolite, et comptait d'autres pairs arméniens actifs, tels que Puzant Godjamamian, Achot Zorayan et Hagop Hagopian. Il fut influencé par eux et par d'autres peintres égyptiens non arméniens comme Mahmoud Saïd et l'œuvre symbolique d'Ahmed Morsi et d'Effat Nagy, d'après Semerdjian, qui le classe comme "essentiellement, un cubiste-impressionniste tendant à l'expressionnisme abstrait."

Samsonian travaillait des styles qui avaient déjà été expérimentés en Europe et ailleurs. "L'originalité de Samsonian," note Semerdjian, "réside dans la manière avec laquelle il rassemble l'esthétique du milieu du 20ème siècle pour créer un genre narratif d'abstraction sans équivalent chez un artiste de la diaspora arménienne, à ma connaissance, à l'exception d'[Arshile] Gorky [...] et la plupart des gens connaissent Gorky à travers son œuvre non-figurative, ce qui pourrait rendre Samsonian encore plus singulier." Il existe actuellement une monographie sur Samsonian, due à M. Haigentz, intitulée Simon Samsonian: His World Through Paintings(New York: Armenian General Benevolent Union, 1978).  

Son départ pour New York eut un impact direct sur l'art de Samsonian. Semerdjian précise : "L'horizon new-yorkais était paradisiaque pour ses penchants cubistes et il créa un petit ensemble admirable d'œuvres en réaction. Le grand paradoxe de New York - le fait qu'en dépit de son agitation trépidante et des stéréotypes usés et désabusés, il y ait de fabuleux moments d'intimité - fut aussi une source d'inspiration et le fascina. Voir In the Subway, l'une de ses premières œuvres en grand format qu'il réalisa à son arrivée. Le tableau représente un couple saisi dans un moment magnifique d'intimité dans le métro... une tête reposant sur une épaule. Autre exemple illustrant combien nous avons besoin des autres."

D'autre part, malgré le fort impact du génocide arménien sur l'existence de Samsonian, il ne réalisa que quelques œuvres en lien direct avec ce thème. L'une d'elles était destinée à une exposition lors du 50ème anniversaire du génocide. Il y a néanmoins un effet indirect. Semerdjian relève que "son œuvre saisit ces aperçus dans ce que j'aime voir comme des instants interpersonnels ou parfois intra-personnels de reflets dans nos existences. Un critique a déclaré que ce que le génocide prit à Samsonian, il le recréa dans ses tableaux. Voilà pourquoi l'on voit tant d'images parentales, de protection, de sombres rêveries et de simples échanges entre amoureux dans ses œuvres figuratives. L'ensemble non-figuratif est purement évocateur." Semerdjian explique plus loin que cela "évoque des états émotionnels d'existence devenus pour lui des motifs : protection, famille, amour, sensation d'impuissance, lien collectif, etc."

Samsonian n'est pas tombé dans l'oubli en Arménie. Ses œuvres y font encore l'objet d'expositions. Semerdjian a visité la Galerie Nationale d'Art d'Erevan, il y a six ans, et a découvert sa collection de 25 toiles de Samsonian. Il a aussi rencontré le peintre Hagop Hagopian, qui lui a dit : "Tu sais, ton grand-père est le seul que nous admirions tous au Caire."

Au sein de la diaspora, les Arméniens eux aussi continuent à se souvenir de Samsonian. Semerdjian note que souvent ils le contactent par courriel pour "évoquer l'importance d'une œuvre d'art qu'ils ont achetée ou qu'il leur avait offerte... Il laissa des impressions indélébiles du fait, à mon avis, de la qualité de son œuvre et de sa vision, qui perdure dans des collections privées, des musées et des maisons familiales à travers le monde."

Il n'en reste pas moins que Samsonian n'est pas célébré au même niveau que d'autres grands peintres arméniens tels que Gorky. D'après Semerdjian, cela serait en partie dû au fait que Samsonian n'était "guère un homme d'affaires. Il n'était pas très fort en matière de promotion." Son épouse tenta de combler ce vide, mais elle mourut précocement. Samsonian cessa ensuite d'essayer d'exposer et de vendre ses œuvres. Jamais il ne tenta d'engager un agent, pour autant que Semerdjian le sache. Le départ aux Etats-Unis modifia aussi sa relation avec le monde extérieur. Semerdjian émet l'hypothèse que, s'il était resté en Egypte, ses œuvres auraient figuré dans de grandes ventes aux enchères d'art du Moyen-Orient et atteint des cotes importantes.

Semerdjian souligne par ailleurs le fait que "l'argent, ou plutôt l'investissement sous forme d'argent, s'agissant d'apprécier l'œuvre d'un artiste au plan des affaires, crée de la valeur. Le fait que tel peintre qui n'a jamais véritablement obtenu de reconnaissance - que ce soit via des groupes communautaires ou des instances officielles - vend des œuvres à titre posthume 100 000 dollars [l'unité] et que tel autre, qui a remporté des prix et retenu l'attention grâce à des expositions, etc., adoré par tant de gens, vende en privé entre 15 et 20 000 dollars, a beaucoup à voir avec le genre de mécanisme qui crée l'histoire/le style. Et pour ce faire, cela demande des capitaux, du temps et le sens des affaires."

Actuellement, la famille s'efforce de change la donne. Elle a commencé par faire inventorier et photographier sa collection privée par des professionnels et tente d'inciter des chercheurs à replacer Samsonian dans le contexte plus large de la peinture du milieu du 20ème siècle et des peintres arméniens de diaspora, en particulier. Elle prend contact avec des musées, souligne Semerdjian, afin d'organiser des expositions couvrant ses 70 années de travail. La première s'est récemment tenue à l'Armenian Museum of America, de septembre à novembre dernier, et des projets sont en cours pour transférer cette exposition à Los Angeles à la fin du printemps 2016.

L'œuvre de Samsonian ressurgit parfois dans des lieux inattendus. Une maison d'édition, intitulée McDougal Little, a utilisé certaines de ses illustrations dans un manuel de 3ème présentant des œuvres d'art contemporain, associées à de la littérature contemporaine. Mais la famille dut rester vigilante et finit par intenter un recours collectif en justice, l'éditeur ayant publié beaucoup plus d'exemplaires que ce qui avait été convenu à l'origine avec les Samsonian.

Autre manière pour les héritiers de faire connaître son art, le site internet rediscoveredmasters.com, qui présente des informations biographiques et des reproductions de 26 de ses œuvres. Ce site internet s'efforce de faire connaître des artistes qu'il estime susceptibles de retenir l'attention des musées, galeries et collectionneurs, via des expositions et des recensions. Le second artiste arménien, dont Rediscoveredmasters fait la promotion, est Arthur Pinajian.

Les œuvres de Samsonian sont en vente, à titre privé, par l'intermédiaire de la famille et du site Rediscoveredmasters. La Galerie Z, de Providence (RI), précise Semerdjian, possède aussi quelques œuvres. Samsonian compte aussi ses aficionados en dehors du monde des ventes aux enchères. Ses œuvres les plus petites se vendent autour de 1 000 dollars, tandis que ses toiles plus grandes se situent actuellement entre 15 000 et 20 000 dollars.

Semerdjian se montre optimiste quant à l'avenir des œuvres de Samsonian. Il conclut : "Mais ce qui est remarquable, c'est de voir à quel point son œuvre touche les gens et continue de les toucher. On contemple ces couleurs hardies, ces traits splendides et... je ne sais pas... on dirait juste que ça continue à résonner et à vibrer à haute fréquence parmi les connaisseurs."               

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Traduction : © Georges Festa - 04.2016


Tovma Artsrouni - Histoire de la Maison des Artsrouni / History of the House of Ardzroun

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 Eglise Sourp-Khatch [Sainte-Croix] d'Akhtamar, lac de Van, Turquie, 2009
© Ioiez Deniel, CC BY 2.0 - https://fr.wikipedia.org


Tovma Artsrouni [Thomas Arçrouni]
Histoire de la Maison des Artsrouni
Erevan : Presses Universitaires, 1985, 560 p. [en arménien]

par Eddie Arnavoudian

Groong, 23.10.2015


Un Etat fracturé et fragile

L'Histoire de la Maison des Artsrouni (cf. note 1) de Tovma Artsrouni, au 10ème siècle figure parmi les classiques historiques sur l'Arménie aux titres ambitieux tels qu'Histoire des Arméniens ou tout simplement Histoire. A l'inverse, l'on a ici affaire à l'orgueilleuse célébration d'un fief aristocratique, écrite à ce qui fut peut-être son apogée. Or il s'agit plus que d'un simple panégyrique sur l'importance des Artsrouni à la fin du 9ème siècle, plus que l'élaboration d'une noble et ancienne ascendance visant à légitimer et souligner sa situation d'alors. L'ouvrage fait partie de l'arsenal idéologique des Artsrouni, prompts à combattre la suprématie des Bagratides dans une Arménie émergeant de deux siècles de domination arabe.  

Tandis qu'il s'emploie à rehausser la position de la Maison des Artsrouni dans une prose souvent dramatique et fréquemment saisissante, Tovma fait état de faits essentiels sur la nature instable et intenable de l'Etat arménien post-arabe des 9ème et 10ème siècles. La monarchie des Bagratides créée en 885, premier Etat arménien depuis l'effondrement de la dynastie des Arsacides [Archakouni] en 429 après J.-C., ne s'avéra être rien de plus qu'un conglomérat de fiefs rivaux, totalement incapable d'évoluer vers un pouvoir centralisé, absolutiste, pouvant assurer les fondements stables d'un développement prochain.

Malgré une croissance économique exponentielle, le nouvel Etat arménien était fracturé à la naissance. Véritable cinquième colonne, des principautés arabes hostiles, enracinées désormais en Arménie historique, ainsi que le fléau d'ambitions centrifuges et d'incessants conflits destructeurs réciproques entre et au sein des fiefs arméniens, se combinaient pour détruire les défenses protégeant d'une dissolution interne, des manigances des grandes puissances et des interminables invasions étrangères. Parmi les lignes de faille figurait l'affrontement Artsrouni-Bagratides.

Cette époque de fragmentation politique suscita pourtant une riche culture - au plan architectural, littéraire, intellectuel et artistique - ainsi qu'une puissante conscience pan-arménienne étayée par le discours sûr de lui d'une histoire arménienne continue, intégrant toutes les classes sociales arméniennes et remontant au-delà de l'ère chrétienne. Il s'agit là d'un sentiment national presque moderne, né d'un essor du progrès économique au 9ème siècle, parallèle à une floraison culturelle, qui avait commencé à unifier un territoire féodal fragmenté. Or les fiefs arméniens nouvellement habilités constituaient des forces usées, appartenant à un ordre ancien, et ne parvinrent pas à protéger et à alimenter ces puissantes bases nouvelles en vue d'un Etat futur.

I.

Comme s'il était mû par l'impératif d'un patriotisme national, quiconque luttait pour la suprématie dans la nouvelle Arménie du 9ème siècle se sentait obligé de revendiquer une œuvre dans le récit historique pan-aménien. C'est précisément ce que fait Tovma ! Reflétant la lutte féroce aux 9ème et 10ème siècles entre la Maison des Artsrouni et celle des Bagratides, le projet de Tovma est d'établir, sinon la supériorité de sa lignée, du moins son équivalence ! Afin de rehausser la Maison des Artsrouni au 9ème siècle, il commence par faire contrepoids aux anciens traités historiques, afin qu'ils prennent véritablement en compte l'apport des Artsrouni au grand œuvre de l'histoire pan-arménienne !

L'Histoire des Artsrouni, de Tovma Artsrouni, débute par un panorama d'ensemble, accompagné des prétentions de leurs princes à être issus d'une ancienne et noble monarchie assyrienne, en fait rien de moins que la lignée du roi Sennachérib (p. 35-36).
Pour étayer sa renommée universelle, Tovma livre des exemples de membres de sa famille au service des grandes puissances d'alors - Assyriens, Perses, Arabes et Byzantins. En fait, très tôt, dans son ouvrage, il accorde peu de place à l'Arménie, à ses rois autochtones ou à sa noblesse. Et ce à dessein ! Les mérites historiques de la Maison des Artsrouni ne doivent aucunement être liés à quelque lignée arménienne, en particulier à celle des Bagratides.

Soutenir l'ascendance ancienne et non arménienne des Artsrouni permet de marquer leur indépendance par rapport aux Bagratides, davantage puissants au 9ème siècle, pour lesquels ils n'éprouvaient guère d'affection, ni de loyauté. Situer leurs origines, leur lignage et leurs états de service en premier lieu parmi les grandes puissances d'alors leur accorde une légitimité qui pourrait être amoindrie, si elle s'enracinait dans un contexte essentiellement arménien. Remarquons qu'ici Tovma n'affiche pas une vision du monde étroitement arménienne ou clanique. Bien que non arméniennes, ces grandes puissances régionales ne sont pas considérées comme étrangères ou oppressives par définition. Servir leur domination n'est pas une humiliation. Certes, il s'agit parfois d'une fonction liée à la servitude, mais aussi au fait d'être citoyens d'une délégation plus large, servant l'étranger avec honneur.

Après avoir débité leurs prétentions à l'universalité, Tovma passe à l'étude de quelques gemmes de la splendeur des Artsrouni dans le cadre d'une histoire de l'Arménie montrant leurs princes au service de ce pays à travers les siècles. On les découvre pleins de dignité et de courage aux côtés de la monarchie arménienne préchrétienne. Plus loin, ils sont parmi "les premiers à se convertir au christianisme" (p. 79). Un rôle majeur leur est attribué lors de deux batailles décisives, au 5ème siècle, contre le pouvoir perse. Lors de la bataille de Vartanantz [Avarayr], en 450 de notre ère,

"Vahan Atsrouni se tint aux côtés de saint Vartan, majestueux et d'un courage hors pair, avançant calmement parmi les rangs perses comme le feu parmi les roseaux." (p. 129)

Un hommage similaire est rendu aux chefs Artsrouni lors de la guérilla menée par Mamikonian de 481 à 484, qui assura l'autonomie, après l'effondrement en l'an 429 de l'Etat arménien et sa partition entre la Perse et l'empire byzantin. A un moment critique : "Le brave Vahan [Mamikonian] se retrouva avec une trentaine d'hommes seulement, ayant à ses côtés Merchabouh et Hachgour Artsrouni." (p. 135)

L'inscription des couleurs des Artsrouni dans les épisodes-clé de l'histoire arménienne se poursuit à travers l'évocation des combats fédérateurs aux 8ème et 9ème siècles contre le pouvoir arabe déclinant. La contribution des Artsrouni est mise sur le même pied que celle des Bagratides ! En 849 c'est un Artsrouni, le prince Achot, que l'on voit prendre l'initiative de défendre les intérêts de toute l'Arménie ! Contraint de se plier à la domination arabe, il brandit la menace d'une plus grande résistance, en foi de laquelle tous les Arméniens soient traités comme il convient et gouvernés par l'état de droit (p. 179, 187). Il serait "indécent,"écrit Tovma, "de passer sous silence ou de condamner à l'oubli" les Artsrouni, car "la grande victoire" sur le pouvoir arabe ne fut possible que grâce à "l'union indéfectible d'Achot Artsrouni et de Bagrat Bagratouni" (p. 173, 175, 177).

Après avoir fait état de l'apport des Artsrouni sur un plan historique plus large, Tovma revient à son sujet central : leur rôle lors de la contre-offensive arabe durant la seconde moitié du 9ème siècle, qui avait pour but de soumettre les fiefs arméniens revigorés. Mais, avant d'aller plus loin, reconnaissons à Tovma une approche qui, contrairement aux attentes, n'est pas sans esprit critique. Bien que louant le fief Artsrouni, il ne s'interdit pas de dénoncer les déprédations et les traîtrises de certains de ses représentants.

II.

Les fiefs arméniens qui avaient survécu jusqu'au 9ème siècle régnaient sur un territoire qui connaissait un développement économique fulgurant et qui devenait en outre un pivot du négoce régional et international. Aux yeux de l'empire arabe, basé à Bagdad, amoindri et de plus en plus appauvri, il y avait là une source abondante de richesses - d'impôts et de pillages - qu'il n'était guère enclin à abandonner. De sorte qu'entre 849 et 899 après J.-C. un quatuor d'infâmes commandants et représentants dudit empire - Abousseff, Youssef, Pougha et Avchine - mobilisèrent des forces colossales pour écraser les classes dirigeantes arméniennes manœuvrant pour leur autonomie et remplir les coffres au plus bas de leurs maîtres. A en juger par le niveau de mobilisation (p. 195-199), les Arméniens constituaient une formidable opposition.

Faisant le récit terrible des massacres, destructions, pillages, mises en esclavage et conversions forcées perpétrées par l'empire arabe, Tovma réserve son venin le plus virulent à Pougha qui, à la tête d'une immense armée de mercenaires turcs, pénètre en Arménie en l'an 852. Ses offensives sont décrites dans une prose enflammée. Ce monstre "vomi des profondeurs de la terre au dégel du printemps" vient semer terreur et mort dans le pays (p. 263-5). Pougha

"[...] donna ordre à ses troupes de submerger [...] l'Arménie [...], de l'asservir, de la piller, de la raser et de la détruire. [Il] ordonna que tous les habitants mâles des villes et villages fussent passés au fil de l'épée [...] [tandis que] les femmes et les enfants devaient être réduits en esclavage." (p. 203)

Lors de ces ultimes contre-offensives, les chefs arabes parvinrent à exploiter les faiblesses structurelles centrales d'un pouvoir politique et militaire arménien émergent. Ils disposaient d'une cinquième colonne sous la forme des principautés arabes alors retranchées en Arménie. Occupant de vastes territoires, des forteresses, palais et châteaux arrachés aux fiefs arméniens ou qui constituaient auparavant les domaines de clans éteints, la loyauté première de ces émirats arabes locaux allait à Bagdad qui leur avait conféré leurs titres sur ces terres arméniennes. Soutenus par des populations compactes de colons non arméniens et une force militaire non arménienne, ils se révélèrent des rampes de lancement et des béliers contre leurs voisins arméniens.

En guise de prétexte à cette invasion, Bagdad utilisa des "missives envoyées par des Arabes établis en Arménie," accusant les seigneurs arméniens de "s'opposer et de calomnier en permanence" leurs suzerains arabes (p. 173). Lors de ses campagnes, Pougha fut volontiers rejoint par "les Arabes d'Arménie vivant dans différentes régions de notre terre" (p. 207). Partout où il vainquit les Arméniens, afin de renforcer le contrôle, les règlements existants furent étendus et de nouveaux mis en place. Les généraux arabes se virent promettre qu'en cas de victoire ils seraient autorisés "à habiter par la suite les terres [conquises]" et "à léguer celles-ci à l'avenir à vous et vos enfants." (p. 199) En sorte que "les tribus arabes, avec leurs familles, [parvinrent à] se répandre dans le pays, qu'elles se répartirent entre elles." (p. 239) Les commandants victorieux tentèrent aussi de convertir les fiefs arméniens à l'islam, espérant en faire de nouveaux alliés contre l'ambition de l'Arménie.

Conscients de la menace des émirats, les chefs Bagratides et Artsrouni usèrent de représailles chaque fois que cela fut possible. Au regard de son ambition expansionniste et hégémonique, la monarchie bagratide tenta de soumettre et de centraliser non seulement les fiefs arméniens, mais aussi ceux arabes. "Prenant en mains les rênes de son fief," le prince Gourguen Artsrouni lui aussi, "parcourut toutes les régions colonisées par les Arabes, leur portant des coups, les massacrant et les rasant [...]" (p. 307) Les succès furent rares et jamais consolidés. Les colonies non-arméniennes survécurent à l'indépendance de l'Arménie et finirent par représenter l'annulation irrévocable d'une patrie historique arménienne homogène. Bloquant et enterrant toute chance d'un développement national exclusivement arménien dans la région.

La situation est résumée avec justesse dans l'importante étude d'A. Ter-Ghevontian sur Les Emirats arabes dans l'Arménie bagratide (1965, 313 p.) [en arménien - NdT] :

"Les émirats arabes ouvrirent une brèche qui ne fit que s'accroître, laissant entrer [...] en outre des forces kurdes et seldjoukides, dont les émirats contribuèrent grandement à rendre impossible l'existence d'un Etat arménien en Grande Arménie [...]

[...] Dans le sillage de leur départ, [les] Arabes laissèrent derrière eux une masse de colons arabes sur lesquels s'appuyaient les émirats arabes. Dès lors, deux évolutions distinctes sont à noter en Grande Arménie : d'un côté, la formation de principautés (arabes, kurdes, seldjoukides, etc.) sur les terres arméniennes, et de l'autre l'émigration constante de la population arménienne. Ce qui devait avoir des conséquences décisives sur toute l'évolution à venir de l'histoire du peuple arménien." (p. 258-9)

Parallèlement aux émirats arabes, les forces impériales étaient en mesure d'exploiter l'antagonisme endémique et fragilisant entre et au sein des fiefs arméniens - les Bagratides, les Artsrouni et les Siounides au nord de l'Arménie (p. 313-333) étant les principaux - qui ne cessaient de s'affronter pour la suprématie. Aveuglés par une ambition étroite, ils constituaient des instruments tout prêts, des agents facilement malléables pour tout Etat voisin enclin à l'ingérence. Conscient de la fragilité d'une entité politique arménienne fragmentée, Tovma inaugure son Livre III, qui traite de la fin du 9ème siècle, par un appel à l'unité entre "toutes les nobles maisons et les principautés," dans toute l'Arménie. Jadis, lorsque les Arméniens agissaient "en harmonie et mus par une volonté unique," ils "frappèrent plus de coups qu'ils n'en subirent." De nos jours, hélas, "l'unité de notre terre est grandement ébranlée." (p. 195-197) Le récit de Tovma livre alors un inventaire de l'égoïsme et de la cupidité des fiefs arméniens, qui en font les jouets de Pougha, Yussuf et Avchine.

Guerrier accompli, Pougha courtise ou frappe alternativement les factions arméniennes opposées. Au printemps 853, alors que nombreux sont ceux qui le défient et "se retirent dans leurs forteresses," Smbat, général en chef des forces bagratides, avec son fils Achot, estimant ne pas avoir d'autre alternative, "rejoignent Pougha" afin de "le guider dans ses opérations militaires." (p. 271) Nous découvrons ensuite les revirements successifs des Artsrouni et des Bagratides, s'alliant à différentes époques au pouvoir arabe pour mieux se combattre. En récompense de leur collaboration, des éléments de ces fiefs se voient épargner l'exil ou la mort, réservés aux autres. Parmi les Bagratides, "Pougha autorisa Achot [...] et ses frères Mouchegh et Smbat à rester maîtres de leurs domaines," tandis que "le prince Gaguik eut la permission de "demeurer en poste" dans les terres Artsrouni du Vaspourakan (p. 299).

A mesure que le pouvoir arabe se retirait, ce sont ces fiefs survivants qui saisirent cette occasion pour émerger en tant que chefs de l'Arménie nouvellement indépendante - or des chefs divisés et querelleurs restaient irrémédiablement vulnérables non seulement vis-à-vis de Bagdad et des autres émirats arabes, mais aussi d'un empire byzantin désormais affermi, en expansion vers l'est, suite à la disparition de la puissance arabe. Les fiefs arméniens en guerre devinrent la proie facile des cajoleries et de la corruption de l'empire byzantin, opposant fief contre fief, et l'exploitation des ambitions de chaque fief mina mortellement la monarchie bagratide susceptible de menacer ses ambitions régionales.

III.

La première campagne de Pougha s'acheva victorieusement, "nul ne restant (en Arménie) pour s'opposer à lui." Mais la situation changea suite à ses incursions désastreuses dans le Caucase qui ravivèrent la résistance des fiefs arméniens humiliés jusque-là. En 858 l'empire arabe fut contraint d'accorder aux Arméniens une autonomie limitée (p. 309). Les élites en exil rentrèrent en possession de leurs terres (p. 315-319) et en 861 la Cour de Bagdad reconnut Achot Ier Bagratouni "prince des princes." Après Pougha, Avchine et Yussuf en particulier continuèrent de s'en prendre aux Arméniens (p. 341, 345, 361 et 367). Mais, en dépit des ravages et des dévastations qu'ils provoquèrent, ils ne parvinrent pas à rétablir une domination arabe, qui avait reçu des coups décisifs. Affaibli, Bagdad dut reconnaître Achot "roi des Arméniens," vingt-cinq ans après l'avoir fait "prince des princes" ! Le problème essentiel de l'Etat arménien allait cependant rester non résolu.

La dynastie bagratide et les fiefs arméniens qui l'encerclaient se trouvaient toujours au bord de l'abîme, frôlant la destruction, en proie à d'incessantes rivalités internes menaçant d'exploser. Cette faiblesse fut une aubaine pour les puissances ennemies. Durant le règne de Smbat Ier (890-913), l'Arménie fut la cible de Yussuf qui, utilisant les fiefs arméniens, humilia et exécuta le roi, reprenant dans les faits les rênes de la plus grande partie de l'Arménie. Un sort similaire attendit Achot II (915-929), qui fut chassé de sa propre capitale, conduit ça et là et qui ne survécut que grâce à une alliance avec un pouvoir byzantin en progression. En 923 le repli constant du pouvoir arabe permit à l'Arménie de mieux respirer. Achot II consolida l'autorité royale, chassa les derniers soldats arabes et, marquant une indépendance complète, cessa de payer des impôts à Bagdad. Un siècle d'une paix relative allait s'ensuivre. Echouant toutefois à entretenir le nouvel Etat qui continuait à manquer d'un noyau et d'un axe monolithique.

L'Arménie nouvelle n'eut jamais d'équivalent à la Guerre des Deux-Roses anglaise, susceptible de soumettre fiefs arméniens et émirats arabes à la volonté d'une dynastie dominante. La monarchie bagratide fait ici pâle figure face aux Arsacides du début du 4ème siècle, eux aussi en proie à des forces centrifuges. A l'époque arsacide, les fiefs arméniens étaient au moins structurellement liés à l'Etat monarchique par des rôles et des obligations précises, ainsi que par la coutume et la tradition. Les Artsrouni et les Siounides du 9ème siècle n'étaient en rien redevables au nouveau "roi des rois." Et mus par des aspirations à la richesse et à la suprématie, ils se retrouvèrent pris au piège des manœuvres du pouvoir arabe et byzantin.

La volonté des Artsrouni d'agrandir leurs territoires aux dépens de la monarchie bagratide poussa Gaguik Artsrouni, et ce sous protection étrangère, à faire sécession et à se faire couronner roi d'Arménie ! (p. 439-447) D'une certaine manière, le texte entier de Tovma contribue à justifier au plan idéologique cette évolution ! Plus au nord, les Siounides, aspirant à l'indépendance, jetèrent eux aussi le gant et "en 902 le prince Smbat de Siounie refuse d'être soumis au souverain arménien et cesse de lui verser des impôts." (p. 383) D'autres fiefs plus petits se verront accorder une plus grande autonomie lors d'un processus qui vit au moins sept "rois" sur des terres arméniennes.

Le siècle qui suivit l'an 923 sera fait d'une paix fragmentaire, d'un équilibre instable officialisé entre des fiefs s'efforçant sans relâche de s'assurer davantage de privilèges et de pouvoir aux dépens de la monarchie bagratide. Réconciliée avec des ambitions centrifuges, la monarchie alla jusqu'à consentir à accorder de nouvelles couronnes, afin de maintenir la paix. La paix fut préservée, mais l'Etat susceptible d'assurer cette paix et le développement économique qui l'accompagnait ne fut pas édifié.

Il sera défait de l'intérieur, une ruine et un effondrement causé et accéléré par la nature et la qualité des élites dirigeantes arméniennes.

IV.

Tandis qu'elles se confortaient à l'abri de leurs trônes tout neufs, les élites arméniennes montraient déjà des signes de déclin et de décomposition. Dans une tirade comportant une vigoureuse dénonciation de l'homosexualité, Tovma critique "l'ensemble des princes arméniens" pour leur hédonisme dépravé. A leur retour d'exil, "mêlant le scandale à leurs usages déjà douteux" (p. 337), ils s'abaissent au niveau d'une élite "dégénérée, avinée," ternie par "maintes dépravations" allant de pair avec la nouvelle ère mercantile (p. 359).   

S'abandonnant à d'extravagants étalages de richesse, ils bâtissent palais, résidences d'été, terrains de chasse et, naturellement, des églises à la mesure de l'opulence et des nantis d'alors. Or construire une église n'est pas alors une manifestation de dévouement religieux. La chose avait plus à voir avec nos modernes milliardaires achetant de luxueux yachts ou bâtissant des édifices symbolisant leur statut social élevé. Construits à l'aide de la technologie la plus moderne et ornés d'artéfacts religieux incrustés de pierres précieuses, d'or et de diamants (p. 389-397), elles visaient à honorer non pas leur Dieu, mais leur financier.

De telles élites hédonistes n'étaient pas porteuses d'un nouvel ordre énergique, pouvant développer le noyau politique et économique d'une survie et d'un développement. Vestiges délabrés d'époques antérieures, incapables de défendre une économie mercantile alors florissante et prospère, l'Etat qu'ils dirigeaient et eux-mêmes étaient voués à une redondance historique imminente. Protégé par un Etat non centralisé, en moins de 150 ans le système bagratide tout entier fut dispersé sans grande difficulté, à mesure que les envahisseurs "dévastèrent tous les fiefs chrétiens, petits ou grands, les passant au fil de l'épée, les soumettant à la famine et à l'esclavage, sans que ne surgisse le moindre espoir, ni la moindre aide." (p. 475)

L'effondrement précipité, quasiment du jour au lendemain, de l'Etat arménien en deux décennies, de 1021 à 1042, résulta directement d'un empire byzantin chrétien, déterminé à anéantir l'Arménie bagratide. La condition de son succès résidait dans la réalité déchirée de l'Arménie. S'en saisissant, les Byzantins n'eurent de cesse, dès le milieu du 10ème siècle, d'exploiter les ambitions personnelles, égoïstes de nombreux princes arméniens, afin d'affaiblir et de prendre le contrôle de l'Arménie. Ils y parvinrent à merveille !

Face aux manœuvres, aux manipulations, aux intrigues et aux invasions, les Artsrouni tout d'abord, puis les Bagratides abandonnèrent leurs terres ancestrales pour s'établir plus à l'ouest en Anatolie au service de l'Etat byzantin. En 2014 le clan Artsrouni au grand complet "abandonna la terre de ses ancêtres pour celle des Byzantins" et en 2014 "les Bagratides eux aussi quittèrent leur terre ancestrale" (p. 479), suivis par des clans de moindre importance, ne laissant derrière eux que des poches de "principautés arméniennes isolées, protégées par des forts et des grottes inaccessibles." (p. 475) L'Arménie devint une province frontalière de Byzance. Mais seulement pour une très brève période, avant d'être dominée par des forces agressives venues de l'Est.

Le système arménien en décrépitude faisait partie d'un système régional plus vaste, à cheval entre le monde arabe et son homologue byzantin, eux aussi en phase terminale. Aucun des deux ne s'avéra capable de résister ou d'absorber l'ouragan des invasions des Mongols, des Seldjoukides et des Turcs. Le paysage de la région en fut irrévocablement transformé.

V.

Aussi paradoxal que cela puisse sembler, cette "époque bagratide" (850-1050) fut incontestablement une époque de formidable activité économique et culturelle. Malgré l'agitation intérieure endémique, une famine dévastatrice en 918 et des agressions extérieures incessantes, le pays prospérait. Tandis que le régime arabe sur-exploiteur était progressivement refoulé,

"Notre pays s'affranchissait du chaos, il commençait à se reprendre, les églises étaient rénovées, magnifiquement décorées. Les exilés rentraient, chacun sur sa terre et ils rebâtissaient, plantaient, oublieux de leurs souffrances et de leur tristesse." (p. 319)

Le siècle de paix bagratide connut une forte croissance économique, accompagnée d'une hausse notable en termes de productivité agricole, de production artisanale et d'échanges commerciaux avec l'étranger. Les villes prospérèrent - Ani comptait près de 100 000 habitants - tandis que des foyers urbains en pleine expansion abritaient non seulement la royauté et l'aristocratie, mais aussi une classe nouvelle d'usuriers urbains honnis. La croissance économique et le développement urbain entraînèrent une importante mutation sociale, caractérisée par une vision du monde moderne, à la fois humaniste et profane. Les modes de vie des classes dirigeantes, brillamment dépeints par Tovma, illustrent cette époque de plus en plus profane. Peintures et gravures représentent des scènes de la vie sauvage, de chasse, des fêtes populaires, des arts martiaux, de jeunes danseuses et des scènes de théâtre (p. 391-397). Sur un autel qui n'est autre que celui d'un palais royal, Tovma évoque :

" Un roi assis, dans un luxe grandiose, entouré de jeunes et enjoués serviteurs radieux. L'on y trouve aussi ces troubadours et ces chanteuses qui nous émerveillent, de fines lames, des lutteurs, et aussi des groupes de lions et autres animaux sauvages, des volées d'oiseaux multicolores." (p. 459)

Cet excès de richesse permet en outre de financer une aide sociale minimale pour aider les miséreux, les orphelins, les veuves et tous ceux qui souffrent (p. 391, 437). Les dons de charité contribuèrent indubitablement à réduire le risque de révolte parmi les pauvres, permettant ainsi aux riches de continuer à vivre dans les excès. C'était aussi, après tout, une époque de mécontentement populaire, fréquemment canalisé par le combat du mouvement des Tontraguetsi, contestant le pouvoir d'une Eglise arménienne dominante, elle-même grande puissance feudataire !

Cette époque produisit un riche patrimoine culturel et intellectuel. Les Lamentations, chef-d'œuvre de Grégoire de Narek, se présentent immédiatement à l'esprit, une épopée qui reste inégalée par sa qualité artistique, sa profondeur humaniste et sa modernité. Il y a aussi cette pléiade d'historiens et de poètes, dont Hovhannès V de Draskhanakert, Movsès Kaghankatvatsi [Daskourantsi], David le Lyrique, Stépanos Taronetsi [Assoghig], Aristakès Lastivertsi, Grigor Magistros Bahlavouni, Shabouh Bagratouni et tant d'autres. Tous travaillaient avec ou au sein de complexes monastiques qui étaient autant de centres académiques, d'universités, de foyers de publication de manuscrits, de création en matière de miniatures, de musique, de poésie et de science. Citons notamment les monastères de Narek, d'Akhtamar, d'Ani, de Kars, de Sevan et de Sanahin-Haghpat. Une grande partie de ce patrimoine a été détruite, au sein duquel nombre de merveilles de cette époque, dont on peut voir de glorieux vestiges parmi les ruines d'Ani, la fameuse "ville aux 1001 églises."   

Au plan culturel, l'époque bagratide se caractérise, bien que la chose fasse débat, par l'épanouissement d'une première ou d'une pré-Renaissance. L'Histoire de la Maison des Artsrouni de Tovma illustre avec éclat cette époque, révélatrice de ses tendances rationalistes, profanes, de son économie et de sa culture. L'on détecte même une certaine sensibilité démocratique , bien que très limitée, dans la description haute en couleurs, bienveillante, de la rude vie quotidienne et du courage du petit peuple du Sassoun et dans la reconnaissance du rôle du peuple dans le combat contre la domination arabe.

L'Histoire de la Maison des Artsrouniconstitue une source primaire sans équivalent, le bilan pour l'essentiel de ce qui fut accompli et perdu. Outre sa relation de l'histoire, sa topographie détaillée d'anciens centres urbains, ses descriptions minutieuses de structures architecturales, d'études, de peintures et de gravures murales, rassemblent en partie l'apport culturel de cette époque. D'autres détails sur l'équipement militaire, la stratégie et la tactique, utilisés par les alliés et les ennemis, ainsi que ses observations sur le Sassoun, rendent ce volume indispensable à l'historien de la politique, au romancier historique comme aux historiens de l'art, des sciences, de l'architecture et de la guerre.

S'y trouve en outre préservé un bilan frappant de ce sentiment naissant d'une identité nationale arménienne, qui marque véritablement cette époque. Bien que rédigée au 10ème siècle, cette histoire d'un simple fief est parcourue par une sensibilité pan-arménienne, forgée notamment par des moments de plénitude dans l'histoire arménienne, non seulement chrétienne, mais aussi préchrétienne ! Le terme "patrie" et "Arménie" est fréquemment utilisé pour renvoyer à une entité nationale unique, combinant toutes les classes sociales arméniennes. Relatant les invasions arabes du 7ème siècle, Tovma écrit, par exemple : 

"Alors, les larmes et les plaintes n'étaient pas le lot de telle ou telle maison ou fief, mais de toutes les maisons et de tous les fiefs d'Arménie." (p. 197)

L'Arménie apparaît comme une entité unique qui, bien que menacée en permanence par des puissances étrangères, résiste toujours (p. 43-49, 63). Tovma est fier de ces "Arméniens vaillants et victorieux," décrits comme les "dignes fils de Haïk" (p. 211), mythique fondateur de la terre d'Arménie. Les souverains arméniens sont présentés comme ayant le pouvoir d'en "gêner d'autres" (p. 93). Des Arméniens ordinaires poursuivent "100 soldats ennemis [...] avec 10 hommes seulement" (p. 215) ou en battent 15 000 avec 900 soldats (p. 235).

Rappelant Moïse de Khorène, Tovma vilipende lui aussi le traitement réservé par les grandes puissances aux nations plus petites, dénonçant leur réécriture de l'histoire et leurs autodafés ayant pour but d'effacer l'œuvre de ces mêmes nations (p. 45). Notant le refus des Artsrouni d'avaliser les décrets du concile de Chalcédoine au 5ème siècle, désireux de soumettre l'Eglise arménienne tout entière à l'empire byzantin, il s'indigne que "nul n'ait jugé nécessaire la présence des Arméniens à ce concile visant à unifier les fidèles" (p. 133).           
          
Cet héritage, qui s'inscrit tout droit dans la tradition linguistique, littéraire et culturelle arménienne, sera utilisé aux 18ème, 19ème et 20ème siècles, pour forger une identité nationale arménienne moderne, alors nécessaire au combat contre des siècles de domination étrangère.

***

Tovma enquête et écrit avec une attention érudite. Chérissant la capacité humaine à raisonner, admirant les sciences naturelles, en possession de toute la sagesse de son époque, sa rédaction est clairvoyante et aisée. Quant à la tentation de dénaturation, au nom de ses commanditaires, il reste un érudit. S'appuyant sur un héritage culturel global, sur l'arménien classique, des sources étrangères et préchrétiennes, y compris grecques, parmi lesquelles il se réfère à Hérodote et Ptolémée, et naturellement aussi à la Bible (p. 13, 43, 49), Tovma crée une œuvre durable (cf. note 2).

Précieux, par-delà son utilité pour l'historiographie, la philosophie, l'art et la culture arménienne, l'ouvrage offre en outre, à l'avenir, un terrain fertile sur lequel on peut s'appuyer pour analyser plus amplement la relation historique entre religion et science, le rôle de l'intelligentsia ecclésiastique dans l'histoire de l'Arménie et le développement d'une identité nationale arménienne.

Notes de l'A.

1. Cette édition de l'ouvrage de Tovma Artsrouni est publiée conjointement à l'Histoire d'un chroniqueur anonyme, consacrée elle aussi au clan des Artsrouni, mais allant jusqu'au terme de l'Etat arménien indépendant. Pour les besoins de cette analyse et de son argumentaire central, j'ai traité ces deux œuvres comme un seul ensemble. Une autre approche aurait naturellement tiré profit de leur prise en compte séparée.

2. En dépit du sentiment patriotique puéril, assez embarrassant, qui ne cesse d'alimenter ses pages, l'essai d'H. A. Haroutiounian, L'Arménie du IXème au XIème siècle (1959, 356 p.) [en arménien, NdT], aide à combler en grande partie le contexte plus large de l'Arménie bagratide, soulignant le rôle du système féodal et des guerres intérieures dans l'affaiblissement et la chute de la monarchie bagratide. Il livre aussi une synthèse élégante de l'apport culturel de cette époque.

[Diplômé d'histoire et de sciences politiques de Manchester (Angleterre), Eddie Arnavoudian anime la rubrique de littérature arménienne dans Groong. Ses essais littéraires et politiques paraissent aussi dans Haratch (Paris), Naïri(Beyrouth) et Open Letter (Los Angeles).]          

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Source : http://groong.usc.edu/tcc/tcc-20151023.html
Traduction : © Georges Festa - 04.2016. Reproduction interdite.
Avec l'aimable autorisation d'Eddie Arnavoudian. 


Proud son of Hadjin. A Memoir of an Armenian Genocide Survivor. The Story of Asadour Chalian [Un digne fils d'Hadjin. Mémoires d'un survivant du génocide arménien. L'histoire d'Assadour Tchalian]

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 © Asbarez Publishing / Armenian Media Network, 2015


Nouvelles du Taurus
par Garen Yegparian
Asbarez, 23.04.2016


J'ai été honoré et enthousiasmé, il y a quelques semaines, lorsque Ara Khatchatourian, éditeur d'Asbarez, m'a demandé de faire la recension de Proud son of Hadjin. A Memoir of an Armenian Genocide Survivor. The Story of Asadour Chalian [Un digne fils d'Hadjin. Mémoires d'un survivant du génocide arménien. L'histoire d'Assadour Tchalian].

Cet ouvrage s'est fait longtemps attendre et s'ajoute aux ressources en langue anglaise accessibles aux lecteurs désireux d'approfondir leurs connaissances, non seulement sur ce qui arriva durant le génocide, mais aussi avant et après. La rédaction de ces mémoires débuta dans les années 1920, avec des ajouts au fil du temps, et se poursuivit jusqu'à la fin des années 1950. J'en appris pour la première fois l'existence au milieu des années 1980.

Un de mes arrière-grands-pères était originaire d'Hajin/Hadjin, une ville nichée dans les montagnes de l'Anti-Taurus, au nord d'Adana et de Sis (cette dernière étant actuellement en litige avec le catholicossat de Cilicie, qui tente de récupérer ses biens là-bas). Par conséquent, je me suis toujours intéressé au contenu de ces mémoires, en particulier la fameuse défense de la ville contre le siège entrepris par les sbires d'Atatürk. Si l'on ajoute à cela le fait qu'il ne reste apparemment aucune trace d'Hajin, d'après ce que l'on peut voir sur Google Earth, l'on peut mesurer l'importance de ces nouvelles informations disponibles.

J'ai apprécié la vie d'avant le génocide, celle de l'auteur et de sa ville, présentées au début du livre. Le récit progresse ainsi, entrelaçant le personnel et le collectif, en faisant une lecture très agréable.

Rebondissement inattendu, la description de la période du siège, vu de l'extérieur. Il s'avère qu'Assadour Tchalian fut chargé d'organiser l'acheminement en  hommes et en matériel à partir d'Adana, où il avait monté une affaire, afin d'aider ses compatriotes. Il relate la perfidie des Français, qui laissèrent Hadjin tomber aux mains des Turcs, et le massacre qui s'ensuivit, faisant plusieurs milliers de victimes. Le récit est déchirant, tout en témoignant de la trahison que l'Arménie et les Arméniens vécurent de la part des Alliés de la Première Guerre mondiale et du Sénat des Etats-Unis, lequel refusa d'avaliser la volonté du président Woodrow Wilson d'administrer sous mandat la première république d'Arménie.

Tchalian relate aussi certains aspects de la politique arménienne, allant de pair avec les manigances des Français et des Turcs, rendant cette histoire très intéressante. De même, lorsqu'il présente une partie de l'action organisationnelle mise en œuvre, suite au génocide, par et pour les ressortissants d'Hadjin en diaspora, il intègre la rivalité partisane des hentchaks et des dachnaks au tissu du récit. L'acrimonie qui accompagne d'ordinaire ce genre d'évocations est néanmoins absente. Il souligne à plusieurs reprises le respect qu'il reçoit de tous côtés, bien qu'il soit dachnak, à une exception près. Lors d'un épisode particulièrement tendu, après qu'un différend concernant une femme entre un dachnak et un hentchak, qui entraîne la mort de ce dernier, ait pris une tournure partisane, Assadour Tchalian est jeté à terre, se brisant une épaule.

Naturellement, l'auteur clôt son récit en fournissant fièrement à ses lecteurs une mise à jour concernant les études brillantes de ses enfants et la naissance de son premier petit-fils.

L'agencement du livre est lui aussi intéressant. La première partie est constituée par la traduction anglaise. Suivie par la transcription de l'original arménien (que je n'ai pas lu). Toutes deux sont émaillées de photographies historiques - portraits, scènes quotidiennes à Hajin - et de pages du manuscrit original de ces mémoires. Çà et là, la traduction anglaise aurait pu être améliorée, mais ce sont là des points secondaires, auxquels pourra remédier une nouvelle édition.

Je suis resté sur ma faim et j'espère lire Hadjno Enthanour Badmoutioun (Histoire générale d'Adjin], un livre que j'ai découvert à la mort d'une des sœurs de ma grand-mère, il y a 35 ans. J'espère aussi que la tendance à publier (ou rééditer en traduction anglaise) des mémoires datant de cette époque se poursuivra. Le collectif du Gomidas Institute réalise ce type de travail (et, sans lien avec cette parution, vient de publier l'ouvrage de l'ambassadeur John Evans, Truth Held Hostage [La vérité prise en otage]). (1)

La version arménienne a fait l'objet d'une recension par Garo Armenian, parue le 22 mars dernier dans Asbarez (2).       

Chose émouvante, l'ouvrage a été financé - du coût de la traduction à l'édition - par plusieurs petits-enfants d'Assadour Tchalian, comme une façon de perpétuer à la fois leur famille, Hajin et l'histoire arménienne.

Je recommande vivement la lecture de ces mémoires, non seulement parce qu'ils sont fort bien présentés, mais aussi parce qu'ils ajoutent à notre connaissance d'une part de notre patrie, qui ne compte que quelques pépites en anglais.

L'ouvrage est accessible gratuitement en contactant Asbarezou bien la famille.   

[J'ai recherché Saimbeyli, un petit village turc, près d'Hajin. Il existe encore, avec plusieurs structures visibles. Mais, quand on parcourt le voisinage sur Google Earth, l'on ne voit aucune trace d'habitations antérieures - zones aplaties, structures effritées, rien qui puisse suggérer des habitations antérieures, autres que ce qui fut peut-être des terrasses à flanc de colline destinées à des vergers qui semblent maintenant inutilisés. Naturellement, ce n'est pas là une manière précise de décider s'il reste quelque chose d'Hajin, mais elle est très suggestive.]   

Notes

1. John M. Evans. Truth Held Hostage: America and the Armenian Genocide - What Then? What Now? London: Gomidas Institute, 2016, xxx + 170 p.
2. http://asbarez.com/arm/249244/ [en arménien]

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Traduction : © Georges Festa - 05.2016


Ara Madzounian - Birds' Nest: A Photographic Essay of Bourj Hammoud [Le Nid d'oiseaux : essai photographique sur Bourdj Hammoud]

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 © Ara Madzounian, 2016
https://www.kickstarter.com/projects/birdsnest/birds-nest-a-photographic-essay-of-bourj-hammoud-l


Bourdj Hammoud comme palimpseste culturel dans Birds' Nest d'Ara Madzounian
par Talar Chahinian
Critics' Forum, 01.2016


Emergeant en dehors des camps de réfugiés, à l'est du port de Beyrouth, le quartier de Bourdj Hammoud tient une place à part dans l'histoire de l'exode, suite au génocide, et dans la formation d'une identité diasporique arménienne collective. Présenté souvent comme le "quartier arménien" ou le "ghetto arménien" de Beyrouth, ce petit lopin de terre fit office de lieu où les villages et les villes de l'Arménie perdue ressurgirent sous la forme de quartiers rebaptisés, au lendemain de 1915. La communauté animée et diverse qui s'est forgée au fil des ans permet de voir Bourdj Hammoud comme une métaphore de la possibilité de "Petites Arménies."Birds' Nest: A Photographic Essay of Bourj Hammoud [Le Nid d'oiseaux : essai photographique sur Bourdj Hammoud] saisit le regard quasi mythique avec lequel Bourdj Hammoud est révéré comme lieu originel d'appartenance diasporique.

Né à Bourdj Hammoud, Madzounian part à Los Angeles au début de la guerre civile libanaise en 1975. Birds' Nestrassemble une série de photographies prises entre 2008 et 2009, lors du retour du photographe dans sa ville natale pour rendre visite à son frère, malade en phase terminale, à qui l'ouvrage est dédié. A l'aide de son objectif, il rend compte des quartiers de ce district au seuil de mutations radicales au regard du paysage démographique, du fait de l'émigration rapide de la population arménienne. Même si ces clichés poignants archivent et rendent compte, ils ne reflètent pas une tentative visant à chercher ou préserver le sentiment d'un passé perdu. Pas plus qu'ils ne projettent l'ombre d'une protestation contre la fuite éperdue du temps. Au contraire, ils rendent avec grâce hommage au caractère transitoire de leur moment présent. A travers eux, les habitants de Bourdj Hammoud s'expriment, en regardant souvent avec méfiance l'objectif, défiant notre regard d'étranger.    

Alors que les photographies saisissent le présent fugace du quartier, les courts essais qui accompagnent le recueil de photographies sont empreints de nostalgie pour le Bourdj Hammoud d'autrefois. Ecrits par des cinéastes, des spécialistes des questions culturelles, des écrivains et des acteurs vivant dans les communautés de la diaspora occidentale, ces études mettent en lumière la signification culturelle du "phénomène Bourdj Hammoud" (p. 39), pour reprendre les termes de Razmig Shirinian, au sein de l'histoire de la diaspora arménienne. Elles décrivent le quartier durant la période qui précéda la guerre civile comme le lieu d'une nation en construction en diaspora, de l'apparition de nouveaux mythes et d'une culture urbaine, et de la renaissance d'écoles, d'églises et de théâtres.

Comme le notent nombre d'essayistes, la notion de contradiction est essentielle pour comprendre l'essence de Bourdj Hammoud. Installé à Los Angeles, l'écrivain Vahé Berberian se souvient avec émotion des espaces commerciaux du quartier, où "des cultures émergeaient, s'entrelaçaient et s'arménisaient" (p. 107) et où l'on pouvait trouver, sur une devanture, une affiche sur le génocide arménien voisinant avec une affiche de Raquel Welch ou du célèbre héros Saint Vartan Mamikonian, apposées près d'une image d'Elvis Presley. Les photographies de Madzounian reflètent un sentiment analogue et présentent Bourdj Hammoud comme un espace de convergence pour des éléments contradictoires. De vieilles façades d'immeubles délabrées et un fouillis de lignes téléphoniques composent le décor d'images illustrant la mobilité urbaine et les technologies numériques. L'ancien et le nouveau revendiquent à part égale les espaces intérieurs et extérieurs du quartier. Une photo, par exemple, qui explore une boulangerie à travers une rue étroite, présente trois générations impliquées dans la fabrication du lahmajoun, un plat régional populaire conçu à partir d'une mince couche de pâte feuilletée recouverte de viande hachée et d'herbes. Dans une autre photographie, un vieil homme est assis devant la boutique d'un artisan, parmi des articles d'artisanat traditionnel en laiton et un manghal (mot arabe désignant un barbecue) soudé à la main. Dans le reflet de la vitrine derrière lui, un panneau publicitaire jauge le spectateur, juxtaposant les univers de la tradition et de la modernité. Panneaux publicitaires, enseignes et appellations de devantures apparaissent en général en de nombreuses langues au fil des photographies. En fait, l'arabe, le français, l'anglais et l'arménien se combinent de façon si harmonieuse qu'ils finissent par apparaître comme des langues interchangeables en arrière-plan.

De nombreuses photographies et les lieux qu'elles illustrent sont présentés comme interchangeables ou indifférenciables. Si les images démontrent la place centrale des micro-quartiers à Bourdj Hammoud, les photographies en tant que telles sont sans titres, bien qu'un index à la fin du livre précise leurs origines géographiques. Une image satellite de Bourdj Hammoud précède le recueil, tandis que la série de photographies qui suit maintient la vision aérienne, tout en zoomant de plus en plus à l'intérieur. Cette approche donne au spectateur la possibilité de regarder et de trier. A travers l'objectif du photographe, le spectateur reste sur le seuil et plonge son regard dans les boutiques, les boulangeries et les restaurants, jette un œil sur les balcons et les toits. Dans ces espaces liminaires, les pas de porte sont franchis de même en sens contraire : le contenu des bâtiments semble toujours se déverser dans les rues.

Dans les photographies de Madounian, les rues de Bourdj Hammoud sont en représentation, renvoyant à ce que l'étude d'Hagop Papazian sur ce quartier nomme le "théâtre urbain", explorant l'influence du cinéma sur la communauté de Bourdj Hammoud dans les années 1950 et 1960. De même, l'acteur franco-arménien Simon Abkarian évoque les souvenirs de son enfance : "Le véritable film ne se trouvait pas au cinéma, mais dehors, dans les rues." (p. 93) Le recueil présente des images de vendeurs, d'artisans, de cireurs de chaussures, de mécaniciens, de clients et de joueurs de jacquet occupant les trottoirs, dans un décor de voitures, de scooters et de linge suspendu aux balcons.

Si les images colorées font revivre les odeurs et les sons d'un centre-ville trépidant, ouvrier, elles invitent parallèlement le spectateur à creuser en lui. Ces photographies demandent à être démontées, déballées. Leur thème sous-jacent réside dans l'étagement du contenu saisi dans la prise de vue, qui nécessite d'être confronté avec l'histoire invisible du lieu. Par exemple, les impacts de balles sur la façade d'immeubles en arrière-plan peuvent passer inaperçus à première vue, mais rappellent au spectateur les quinze années de guerre civile, à laquelle les habitants de la ville ont survécu dans un passé récent.

Les photographies de Madzounian dans Birds' Nest fonctionnent à la manière de palimpsestes, révélant au premier plan autant de choses que dans les couches sous-jacentes dissimulées. Elles témoignent de la capacité de Bourdj Hammoud à se réécrire dans les aléas de la migration, en vivant avec son temps, tout en perpétuant une tradition. Cet ouvrage constitue un important document d'archive sur un quartier qui a joué un rôle essentiel dans la formation du discours de la diaspora arménienne. Et pourtant, Bourdj Hammoud, que le cinéaste Hrayr Eulmessekian qualifie de "synecdoque de la diaspora" (p. 113), parle au discours plus large de la région. Dans la préface du livre, Joanne Nucho soutient que, pour comprendre les histoires qui ont produit le Liban d'aujourd'hui, il nous faut comprendre Bourdj Hammoud. Ce constat souligne la pertinence et l'opportunité du projet de Madzounian et pèse lourdement à la lumière du paysage démographique en mutation rapide du Liban, suite à l'afflux de réfugiées syriens.

[Docteur en littérature comparée de l'UCLA, Talar Chahinian enseigne au département de littérature mondiale comparée à Cal State Long Beach. Les collaborateurs de Critics' Forum peuvent être contactés via comments@criticsforum.org. Les articles publiés dans cette série sont accessibles en ligne sur www.criticsforum.org. Pour s'abonner à la version électronique de nouveaux articles, aller sur www.criticsforum.org/join. Critics' Forumest un collectif créé afin de débattre de questions liées à l'art et à la culture arménienne en diaspora.]      

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Traduction : © Georges Festa - 05.2016
Avec l'aimable autorisation d'Hovig Tchalian, rédacteur en chef de Critics' Forum.  

Pour soutenir ce projet et acquérir un exemplaire de l'ouvrage, veuillez consulter le lien suivant :


Aris Nalcı - 100 ans après : sur la route de l'exil / 100 Years Later: On the Road to Exile (I)

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 © GDK Yayınları, 2012


100 ans après : sur la route de l'exil (I)
par Aris Nalcı


Pour commencer

Certains cherchent des articles, assis à leurs bureaux, d'autres parmi les livres d'histoire. Pour d'aucuns, l'histoire est affaire d'expérience et de souvenirs, tandis que pour d'autres encore elle se résume à des chiffres et des nombres mesurables, trouvés dans des documents.

Dans cette série, j'expliquerai comment les Arméniens ont été massacrés et chassés de leurs foyers, dans la langue de ceux qui ont survécu et de ceux qui se sont retrouvés abandonnés. Maisons vides, murs de pierre, moulins qui ne tournent plus, et fontaines menant leur existence solitaire depuis 100 ans nous expliqueront comment les Arméniens vivaient sur cette terre. En contrepoint à l'œuvre d'historiens nationaux et étrangers, que nous voyons à la télévision et dans les médias chaque année en avril, des historiens locaux, qui mènent des études "micro-historiques," nous expliqueront l'histoire des Arméniens dans ces lieux.

Je vais entreprendre deux voyages différents, le premier d'Istanbul à Antep, puis de Muş [Mouch] à Urfa. J'évoquerai des villages, des gens et un patrimoine culturel restés inédits à ce jour. Mes écrits témoigneront des ravages psychologiques créés par les conséquences de la catastrophe qui advint en 1915, d'après les notes d'un journaliste arménien qui emprunta le même itinéraire, témoin de l'exil et des destructions, voici 100 ans.

Izmit - Adapazarı

Lorsque l'on aborde le génocide arménien, le mode de vie et la situation des Arméniens qui vivaient dans les régions occidentales de l'empire ottoman demeurent un mystère, tandis que le nombre de ceux qui furent déportés ou massacrés dans les régions plus à l'est ne figure guère dans les livres d'histoire. Ce qui ne signifie pas que cela n'est pas arrivé. Par exemple, près de 250 intellectuels arméniens furent raflés le 24 avril 1915 à Istanbul, puis mis à mort. L'exécution de 20 socialistes arméniens, le 15 juin, à Beyazıt, fit simplement écho aux massacres perpétrés plus à l'est, sous le règne du sultan Abdülhamid II. Voilà pourquoi j'ai voulu démarrer mon projet "Sur la route de l'exil : 100 ans après," dans la ville d'Izmit, située non loin d'Istanbul.

Mon intérêt découle en partie du fait que ma famille est originaire de Geyve et de Bursa. J'ai étudié les massacres dans la région de Marmara et je souhaite maintenant contribuer à rendre davantage visible ce qui subsiste des Arméniens.

En tant qu'Arménien de Turquie, j'ai grandi dans une maison où le génocide fut longtemps tabou. Mes grands-parents n'ont pas vécu assez longtemps pour me voir grandir. J'ai donc appris l'histoire de ma famille relativement tard. J'ai publié alors un article dans le journal Radikal. (1)

Maintenant j'entame un nouveau périple en quête d'histoires. Mon itinéraire me conduit d'Ismit à Adapazarı. Même si les délimitations actuelles sont très différentes de ce qu'elles étaient il y a un siècle, ces deux villes se ressemblent au plan géographique. Les plaines menant à la Mer Noire sont vertes et fertiles, pouvant subvenir à une grande variété de fruits, et attirent commerçants et hommes d'affaires.

L'architecture arménienne secrète d'Adapazarı

L'information qui suit a été diffusée dans le journal local Dogru Hamle :

"A Adapazarı et dans les environs, les édifices les plus connus ressemblent aux magnifiques résidences de Bedros Muradayan et Hovhannès Virgayan à Constantinople. Les bâtiments les plus importants de la ville, tant publics que privés, comptaient des églises et des allées en pierre construites par l'architecte arménien Varteres, qui travailla à Karasu. Il bâtit aussi l'église de Kızılcık (l'ancien village d'Aram) et celle de Yassıgeçit (ancien village de Kegam). De même, les églises arméniennes en bois de Cukurkoy et de Cobanyatagı, autrefois Hoviv, sont des exemples importants de l'architecture arménienne."

Un moulin avec une roue qui ne tourne plus, une imprimerie qui sent les égouts

L'architecture en bois de ce village n'a malheureusement pas été préservée. Néanmoins, la ville récemment rénovée d'Akmeşe, appelée aussi par son nom traditionnel d'Armach, est connue pour compter encore le plus grand nombre d'édifices de ce genre.

Cinq ans se sont écoulés depuis notre dernier séjour à Armach.

De nos jours, nous découvrons une mosquée et une école primaire dans ce qui fut autrefois un monastère, une masure aux allures d'étable là où une imprimerie était censée se trouver, et une petite maison réservée au prêtre du village, actuellement emplie d'eaux usées, suite à un éboulement...

Entretemps, deux moulins à eaux, où travaillaient des familles arméniennes il y a 100 ans, ont été restaurés et sont exploités à faible capacité par leurs propriétaires actuels. Le moulin le plus connu est déjà proposé à la vente en ligne pour 1 650 000 livres turques (environ 620 000 dollars).

Les vestiges de la fontaine du monastère, sur la place du village, ont été restaurés, bien que de façon rudimentaire. Néanmoins, d'après la rumeur, le rétablissement de l'inscription en arménien au-dessus de la fontaine n'a pas été sans susciter la résistance de la bureaucratie locale. Voilà ce qui est écrit au-dessus de cette fontaine, construite en 1862 et censée s'appeler "Işık Çeşme" [La fontaine de lumière] : "L'eau qui s'écoule de cette fontaine est pour chacun, afin qu'ils puissent en être éclairés."

Armach était un centre important pour les Arméniens. Selon certaines sources en Arménie, il fut fondé et ainsi nommé par des immigrés arméniens originaires de la région d'Armach, en Iran. Le monastère local fut longtemps célèbre pour avoir formé de nombreux patriarches de l'Eglise arménienne et autres saints hommes, et son imprimerie était connue pour sa production de manuels et d'ouvrages historiques en arménien, diffusés dans toute l'Asie Mineure.

L'âme d'Armach vit à Tibrevank

Fondateur de l'école Sourp Hratch Tibrevank à Istanbul, l'évêque Karékine Khatchatourian (Trabzonlu) fit ses études au monastère d'Armach. D'après Sarkis Séropyan, que nous avons perdu récemment (2), Karékine bâtit l'école Sourp Hratch Tibrevank afin de maintenir en vie l'esprit des monastères fermés de l'école Tibrevank d'Armach.

Les élections vus du café du village

Lorsqu'on voyage dans de vieilles localités, l'information la plus fiable peut être recueillie auprès des coiffeurs et des anciens qui traînent autour des cafés du village. Durant notre périple, près de la mosquée qui fut jadis un monastère, nous sommes tombés sur un établissement de ce genre. La conversation allait bon train, après une première tournée de thé, lorsqu'un client assis à la table du devant lança :"Pour cette élection on enverra deux gars du HDP [Halkarın Demokratik Partisi - Parti Démocratique du Peuple] au Parlement ! Ils verront tous le vrai Kocaeli !" (3)

"Pourquoi ?" demandai-je.

"Un vote-sanction !" me répondirent-ils.                    

Akmeşe (ou Armach) était une municipalité indépendante, il y a encore quelques années, lorsqu'elle fut absorbée au sein d'une municipalité voisine plus importante. Les services publics locaux ne fonctionnent pas aussi bien là-bas. Akmeşe, qui compte 750 familles, est maintenant administré sous la forme de deux quartiers dénommés "Ataturk" et "Cumhuriyet" [République].

"Nos familles sont arrivées ici de Thessalonique en 1923. Le lieu de naissance de nos grands-parents précise 'Drama' sur leurs cartes d'identité. Nous avons émigré de là-bas," précise Sabahattin Aktop, qui a exercé deux mandats au conseil municipal local.

Historiens locaux et quincailleries

Nous avons rencontré un historien local qui a publié en 2012 une étude sur l'histoire d'Armach, intitulée Bithynia Tümlüğü İçinde Akmeşe (Armaş) [La Bithynie à Akmeşe (Armaş)] (4). Il s'appelle Yakup Ozkan.

Ozkan tient une quincaillerie à Armas. Son magasin vend au dehors de la quincaillerie, mais l'intérieur respire l'histoire d'Armas. Les murs sont couverts de photographies et de notes d'Ozcan concernant ses thèmes de recherches. C'est là qu'il prend mes notes et me fait partager les siennes, en m'offrant un exemplaire de son livre.

L'intérêt d'Ozkan pour cet endroit remonte à son enfance. En me montrant une photographie à la fin de son livre, il m'explique : "Un autre écrivain, Yakup Aygil, est arrivé ici le 12 février 1974. Devant le café du village, il nous parlait de ses recherches historiques et j'écoutais, au premier rang. Regarde, je suis sur cette photo. J'ai 11 ans. Je pense que j'ai toujours eu ça en moi."

Grâce aux efforts d'historiens locaux comme Yakup, la présence des Arméniens dans ce pays ne disparaîtra jamais. Et grâce à leur curiosité sincère, les pierres au moins continueront de parler...         

[Remerciements de l'A. : Ce voyage a bénéficié du soutien de l'Open Society Foundation, Istanbul.]

Notes

2. Sur Sarkis Seropyan, voir notamment l'entretien réalisé parYonca Poyraz Doğan, publié in Todays Zaman (18.01.2010) et traduit en français :
3. Kocaeli est le nouveau nom d'Izmit. (NdA)
4. Yakup Aygil, Yakup Özkan. Bithynia Tümlüğü İçinde Akmeşe (Armaş). Istanbul : GDK, 2012

[Aris Nalcı (né en 1980) vit à Istanbul et Bruxelles. Il est écrivain, après avoir été éditeur du quotidien turco-arménien Agos jusqu'en 2011. Ses articles ont paru dans plusieurs grands journaux et magazines en Turquie. Il travaille actuellement pour le quotidien Radikalet à l'IMC (International Media TV) comme présentateur d'une émission consacrée à l'analyse des médias. Il produit aussi GAMURÇ, une émission sur les minorités en Turquie.]  

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Source :
Traduction : © Georges Festa - 05.2016


Aris Nalcı - Sur la route de l'exil : 100 ans après - A Bilecik (II) / On the Road to Exile: 100 Years Later in Bilecik

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Vue panoramique de Bilecik (Turquie), juillet 2006
© Sabri76 - https://fr.wikipedia.org


Sur la route de l'exil : 100 ans après - A Bilecik (II)
par Aris Nalcı


Les sources s'écoulent, mais plus personne ne boit de leur eau à Bilecik...

Mon âme entend le chant du crépuscule.
Ton supplice s'agenouille au loin.
Mon âme étreint les plaies du crépuscule et de la terre...
En proie à une pluie de larmes...

Les étoiles de toutes ces vies brisées
Tels des regards défaillants.
De mon cœur les fontaines ce soir
En vain attendent, tandis que les étoiles s'estompent au loin...

Le poème "Dzarav" [Soif] d'Atom Yardjanian, alias Siamanto - un des intellectuels arméniens exilés à Ayach, puis mis à mort en 1915 - compte ces vers qui résument le mieux notre voyage de Sakarya à Bilecik. Durant le voyage par train en direction de Bilecik, nous croisons sans cesse des fontaines de village ornées de caractères arméniens gravés dans la pierre. Nous demandons à quelqu'un :

- Où se trouve la Fontaine du Prêtre ?
- A Gölpazarı.

De nombreux Arméniens vivaient autrefois à Gölpazarı, que nous appelons Bilecik. Cette ville est située à 48 kilomètres environ, au sud. De tous les villages, Göldağı est le plus frappant en termes de vie sociale et de démographie. En 1911, il y avait même des fanfares de trompettistes. Les routes menant à Gölpazarı ressemblent à celles proches de la Mer Noire. Tout en vagabondant d'un village à l'autre, avant d'atteindre le centre de Bilecik, nous tombons sur la fontaine des "Amoureux," juste après celle des "Temps difficiles." A notre arrivée au village de Göldağı, j'ai décompté 32 maisons.

Les chiens du village ne sont guère heureux de me voir. Ils aboient et hurlent sans cesse. En fait, l'un d'eux me chasse d'une ruelle. A ce moment-là, je croise un chasseur originaire d'Ümraniye, à Istanbul. C'est ce que j'appelle fuir le chaos de la ville. Il a décidé de quitter Istanbul pour Göldağı : "Il n'y a que quatre habitants ici, les autres maisons sont vides," m'apprend-il.

Des 32 familles qui vivaient là autrefois, il ne reste que 4 personnes.

Les sympathisants de l'AKP adorent écrire sur les fontaines

Le chasseur stambouliote nous montre la Fontaine du Prêtre à la sortie de Göldağı. Cette fontaine, comme les autres avant elle (comme celle située dans l'ancienne imprimerie du monastère d'Armach), sont criblées de slogans politiques. Celle-ci est tout entière recouverte de slogans peints de l'AKP. En m'approchant, j'arrive à lire l'inscription en pierre sur la fontaine - "Rahmetle" [A la miséricorde de Dieu] - Mars 1862" - sur le côté droit. Les autres mots sont recouverts de plâtre. L'autre côté est constituée d'une pierre tombale : "Qu'Anna, fille de Mardiros, repose en paix." peut-on lire. A la lecture de ces mots ici et là, je me dis qu'ils furent gravés en hommage à une jeune fille morte très jeune.

Nous prions pour les âmes des morts et buvons l'eau de cette Fontaine du Prêtre, avant de poursuivre notre chemin. Jadis, cette fontaine étanchait la soif de centaines d'habitants. Malheureusement, elle n'en abreuve plus que quatre.

Abbaslık - Papazlık

Nous arrivons à Bilecik. Nous sommes rattrapés par la pluie, qui n'est pas de saison. Apparemment, il pleut aussi à Bilecik, la température est proche de zéro. Tout est recouvert de neige. Les villages où j'ai envie d'aller, à savoir Abbaslık, Selöz et Küplü, sont à 6 kilomètres environ d'ici.

Je consulte l'Index Anatolicus, l'atlas en ligne réalisé par Sevan Nişanyan (1), qui m'apprend que le village d'Abbaslık s'appelait autrefois Papazlık (Le presbytère]. C'est ma première destination. En s'y promenant, l'on ressent un sentiment étrange de familiarité. On découvre à qui appartiennent les maisons et leur usage.

Est-ce l'odeur ? Ou les pierres ? Je l'ignore. Peut-être appellerez-vous cela du nationalisme, mais c'est là un genre agréable de nationalisme. Le style architectural de la plupart des maisons ici me donnent l'impression que ce sont des maisons arméniennes. Elles ne ressemblent pas aux nouvelles maisons qui s'élèvent autour de la mosquée bâtie en 1939. Des maisons recouvertes de briques en terre, avec des poutres à l'extérieur et des pierres en bas. Un homme que je croise dans la rue m'apprend qu'il ne reste plus que six familles et que la plupart des maisons en briques ont été abandonnées par les Arméniens. La plupart des autres maisons sont vides... On dirait un village-fantôme.

Nous rencontrons un responsable sur la place du village, qui est là pour vérifier les compteurs d'eau. "Demandez à l'ancien mukhtar du village ! (2) Il est un peu fou, il doit savoir !" Il nous montre sa maison. Nous frappons à sa porte. Quelqu'un descend l'escalier et nous ouvre la porte. Voici notre dialogue :

- Où se trouvait l'église arménienne ?
- Là-bas ! Là où il y a ce tas d'ordures. Elle est enterrée dessous,sourit-il, en nous montrant ce monticule de fortune, au bas du village.
- Qu'est-il arrivé aux pierres ?
- Je n'ai plus toute ma tête ! Ne me demandez pas ! J'ai eu un infarctus ! Je n'ai pas envie d'être mêlé à ça !
- Pourquoi ?
- Les gens viennent me voir et me demandent tout le temps !
- Mais qu'est-ce qui est arrivé à ces pierres ? Ont-elles été utilisées pour construire de nouvelles maisons ?
- Une grande machine est arrivée. Nous avons jeté les pierres dedans. Les pierres pulvérisées ont été ensuite utilisées pour le bâtiment...

Des artisans travaillent la pierre le long d'Abbaslık. Pierres taillées sous la neige blanche... Blocs de marbre... J'ai envie de ne pas savoir quel fut le sort de ces pierres et de me persuader que l'ancien mukhtar a bel et bien perdu la raison...

Nous passons devant la gare de Bilecik en revenant à Abbaslık. La gare sera superflue, une fois achevée la construction du train à grande vitesse. Une vaste cour occupe le milieu d'un ancien bâtiment qui accueillait autrefois les employés du chemin de fer. Nos sources nous apprennent que les Arméniens issus des villages environnant Bilecik furent rassemblés là, avant de partir pour Eskişehir.

Le 18 août 1915, le prêtre appelle chacun à une dernière messe. Un message est envoyé aux écoles de Bilecik. Les portes et les fenêtres des maisons abandonnées par les Arméniens seront retirées. Les enfants arméniens restent à l'intérieur avec leurs mères, tandis que les autres enfants attendent au-dehors pour enlever portes et fenêtres... Les archives turques font état de 13 600 Arméniens déportés vers Eskişehir en un seul jour.

A Bilecik aujourd'hui, il n'existe plus aucune trace de ces 13 églises dont les portes et les fenêtres furent démontées.

Un étrange mukhtar à Küplü !

Le village le plus proche de Bilecik est Küplü, un ancien village grec. Nous décidons de nous y arrêter. Mehmet, le mukhtar du village, est l'ancien directeur de l'école primaire locale. Il se démène pour protéger de nombreux édifices du village, dont des demeures historiques.

Autrefois, une église grecque s'élevait sur le site de l'école actuelle. Quelques pierres tombales à l'arrière et devant la façade de l'école sont tout ce qu'il reste de l'église aujourd'hui. "Je travaille beaucoup pour la rénovation ! Regardez !" Il nous montre les dossiers qu'il a réalisés pour les Monuments historiques, la mairie et la préfecture. Sans recevoir la moindre réponse. Il conserve de même le sceau de l'église. Ce sceau date de 1898. "Les gens viennent ici chaque année de Grèce, ils portent ce sceau et le gardent en souvenir." Il travaille actuellement sur une vieille demeure, dont il a hérité avec un membre de sa famille. Juste à côté se trouve une pierre avec une croix gravée, un vestige de l'église, et une fontaine non loin. Des pierres avec une inscription en grec ont remplacé l'escalier brisé en bois de la demeure... "Je les ferai enlever. C'est une honte !"

Nous commençons par les fontaines... Nous avons soif...

Concluons notre voyage à Bilecik par les derniers vers du poème de Siamanto, tandis que nous partons vers Eskişehir...

Ce soir, tous les fantômes des morts
Attendent l'aube avec mes yeux et mon âme
Pour étancher la soif de leurs existences
Espérant du ciel une gouttelette d'espoir.                       

[Remerciements de l'A. : Ce voyage a bénéficié du soutien de l'Open Society Foundation, Istanbul.]

Notes

2. Mukhtar : équivalent du maire dans les pays d'Asie Centrale et au Moyen-Orient - https://fr.wikipedia.org/wiki/Mukhtar

[Aris Nalcı (né en 1980) vit à Istanbul et Bruxelles. Il est écrivain, après avoir été éditeur du quotidien turco-arménien Agos jusqu'en 2011. Ses articles ont paru dans plusieurs grands journaux et magazines en Turquie. Il travaille actuellement pour le quotidien Radikalet à l'IMC (International Media TV) comme présentateur d'une émission consacrée à l'analyse des médias. Il produit aussi GAMURÇ, une émission sur les minorités en Turquie.] 

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Traduction : © Georges Festa - 05.2016


Aris Nalcı - Sur la route de l'exil : 100 ans après - A Kayseri (III) / On the Road to Exile: 100 Years Later in Kayseri

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 Vue de Kayseri, 2006
© Jean & Nathalie - CC BY 2.0 - https://commons.wikimedia.org


Sur la route de l'exil : 100 ans après - A Kayseri (III)
par Aris Nalcı


Kayseri

Voyageant en train vers les limites de la province de Kayseri, nous marquons une halte de deux jours pour explorer brièvement le plus grand royaume arménien à avoir existé, situé sur les contreforts du Mont Parsegh (appelé aujourd'hui Ali).

Kayseri a compté une importante présence arménienne jusque dans les années 1970. Aujourd'hui, plus aucune église arménienne n'est en fonction dans cette ville, exceptée l'église Krikor Loussavoritch, située au centre-ville.

Les Arméniens ont aussi contribué à la renommée de la saucisse et du pasterma de Kayseri. En 1915, plus de 50 000 Arméniens vivaient dans cette grande ville commerçante; en 1965, il restait, dit-on, 130 familles. Actuellement, toutefois, ils ne sontqu'une poignée.

La ville occupe aussi une place importante dans l'histoire religieuse arménienne. A son apogée, c'était la ville la plus importante d'Anatolie Centrale. En 250 après J.-C., Kayseri comptait 400 000 habitants; c'est là où saint Grégoire a grandi, où il fit ses études et où il se convertit au christianisme. Plusieurs familles arméniennes célèbres, comme celle du magnat du pétrole, les Gulbenkian, y ont vécu. Leur demeure est actuellement occupée par le "Restaurant Konak." Les employés de ce restaurant savent et expliquent que le bâtiment appartenait à une famille arménienne, mais en ignorent le nom.

La population de Kayseri et des villages environnants évoque volontiers les temps anciens, tout comme les habitants des autres villes.

Le village de Vartan, actuellement "Vatan"

Notre première halte dans la province de Kayseri est un village qui ne reçoit guère de visiteurs : le village de Vartan. Ou, comme on l'appelle actuellement, "Vatan" (Patrie). Les habitants du village ne se souviennent pas de l'ancien toponyme. Ou ne veulent pas s'en souvenir. Mais ils savent. L'ancien site est actuellement en ruines et de nouveaux bâtiments s'élèvent dans le village. Les maisons et les rues sont taillées dans la pierre, et parmi les abris destinés au bétail des fouilles ont cours. Partout où le regard se porte, ce ne sont que trous. Nous ignorons si ces trous sont creusés pour trouver des trésors ou pour protéger du froid les animaux des fermes. Mais les trous creusés à l'intérieur des maisons nous apprennent que des chasseurs de trésors sont passés par là.

Pas une âme dans le village, sauf quelques maisonnées. D'une fenêtre, quelqu'un nous lance : "Les gens viennent maintenant ici pour leurs vacances d'été !"

Le Trésor Public a réclamé l'église, mais...

Une église majestueuse nous accueille. Le dôme s'est effondré. Nous déduisons qu'il s'agit d'une église arménienne grâce à la lettre E figurant sur la porte d'entrée. Nous nous promenons derrière le bâtiment. Puis nous nous arrêtons pour prendre des photos du dôme et nous regagnons la façade. Nous découvrons une porte en fer, à l'emplacement de l'ancienne. Au-dessus de cette porte se trouve une clé. Enthousiasmé à l'idée de pouvoir entrer dans l'église, je tourne la clé, mais la porte ne s'ouvre pas. Je ressors la clé et j'essaie de nouveau, mais en vain. Je suis déçu.

J'apprends des habitants de la maison voisine que les enfants du village en ont fait un jeu. Je suis probablement le seul à avoir été dupé par ce petit tour. Nous continuons de vagabonder autour de l'église, espérant trouver quelqu'un qui puisse nous ouvrir la porte. J'aperçois un gamin qui nous observe de loin et je lui demande où se trouve sa mère. Il entre dans la maison et l'appelle : "Maman ! Viens voir et dis-leur ce qui est arrivé à l'église !"

La dame quitte les aliments en train de cuire sur son fourneau et vient à notre rencontre : "Le Trésor est venu réclamer l'église et a fermé la porte. Et on leur a donné la clé. Autrefois, un de ses proches vivait dans l'église, nous apprend-elle, mais plus tard, quelqu'un l'a dénoncé, alors ils sont venus et l'ont fermée." Elle regrette apparemment cet événement. Finalement, ses proches ont perdu leur maison.

Elle ajoute : "Ils ont creusé à l'intérieur de l'église; elle a été pillée."

Il est évident qu'ils cherchaient un trésor. Mais actuellement l'église est vide et à l'abandon. D'après ce que j'arrive à voir en jetant un coup d'œil par un trou dans la porte, elle a servi de décharge durant un certain temps. Le Trésor l'a prise aux villageois, mais aucun signe n'indique l'intention d'entamer une quelconque restauration.

A un moment donné, la dame nous lance : "Ma nourriture va brûler !" et elle se précipite à l'intérieur. Sans revenir.          

Les Arméniens avec une machine qui écorche les chiens !

Nous voici maintenant dans le village de Dersiyak-Kayabağ. En me promenant de la place du village vers les rues en dehors, j'ai l'impression de traverser les quartiers non-musulmans de Diyarbakır. Des rues étroites, des maisons intéressantes avec des baies vitrées... En bout de rue, une vieille dame est assise sur son toit. Il est clair qu'elle désire nous parler. Nous lui demandons où se trouve l'église. Elle nous indique l'église grecque, de l'autre côté. Elle nous apprend que sa mère lui expliquait que beaucoup de Grecs vivaient ici en bon voisinage. "Parfois, des gens arrivent et posent des questions, papiers en main. Mais, comme disait ma mère, ceux qui sont restés étaient de bien meilleurs voisins. Ils avaient peur. Dans les familles, les hommes étaient rarement à la maison, les femmes vivaient retirées chez elles le soir et ne sortaient pas. Les gens du village les protégeaient." 

Les souvenirs qu'elle a des Arméniens sont pleins d'événements atroces. Même si elle relève la présence de quelques familles seulement dans le voisinage, elle pense que leur nombre est bien plus important. Puis, elle ajoute : "Un jour, les Arméniens ont amené une machine. Des gens du village l'ont vue. La machine qu'ils ont ramenée ici servait à écorcher les chiens. On dit qu'ils jetaient des gens dans cette machine. Chaque année, le 15 avril, je crois, ils font des choses ici. Pourquoi fouillent-ils [dans le passé] ? Comme s'ils n'avaient rien fait de mal ! Si c'est le cas, c'est ok !" 

Cette conversation nous montre à quel point la politique éducative nationale de la république de Turquie a laissé des marques indélébiles dans les esprits, y compris parmi les anciens. Puis, nous prenons congé et nous nous égayons dans les ruelles de Dersiyak.

L'Association Educative et d'Entraide du village de Tavlusun

Kayseri est riche en histoires à apprendre et en lieux à découvrir. Pour notre dernière halte, nous choisissons l'église Sourp Toros sur les hauteurs de Tavlusun. "Oui, oui ! Les [églises] arménienne et grecque sont l'une à côté de l'autre !" nous précise le berger, auprès de qui nous nous enquérons. Nous lui demandons s'il reste encore des Arméniens. Il nous répond, en souriant : "Non ! Ils sont partis !"

La village de Tavlusun s'appelle maintenant Aydınlar. Le premier édifice que nous découvrons à l'entrée du village est une église grecque. Le jardin a été pillé par des chercheurs de trésors. Nous découvrons des ossements humains dans ce qui fut apparemment la tombe d'un prêtre. Emu par le sort du défunt, mon vieil ami creuse la terre pour ensevelir les os dispersés. Deux vastes monastères se côtoient. L'église Sourp Toros est toute proche de l'église grecque. Un panneau de l'Association Educative et d'Entraide du village de Tavlusun est apposé au-dessus de la porte. Mis à part l'église Krikor Loussarovitch au centre de Kayseri, il s'agit du seul lieu où les traces arméniennes, loin d'être dissimulées, sont affichées. L'association de ce village mérite d'être félicitée et soutenue. Les fresques à l'intérieur de Sourp Toros sont très endommagées. Tout n'est que gravats, exceptées quelques inscriptions à peine lisibles sur le plafond. Un trou profond occupe l'endroit où devaient se trouver les chandeliers, à droite de l'autel. Les chasseurs de trésors n'ont pas non plus épargné cette partie de l'église.

Arméniens "cherkessisés"     

Kayseri regorge de lieux à découvrir. Mais des conversations dans un café fréquenté par des habitants de Cherkès, du nom de Gubate, au centre-ville, m'ouvrent de nouveaux horizons - et sans doute aussi, pour de nombreux Arméniens. Les Arméniens sauvés par les habitants du village de Cherkès et les Arméniens "cherkessisés" sont toujours là, me dit-on. Un véritable scoop. Je suis sûr que cette histoire est inconnue de la plupart des historiens étudiant le génocide arménien.

Je me promets de visiter ce village lors de mon prochain voyage. Puis je m'en vais, mon sac à dos empli d'histoires et d'émotions.    

[Remerciements de l'A. : Ce voyage a bénéficié du soutien de l'Open Society Foundation, Istanbul.]

[Aris Nalcı (né en 1980) vit à Istanbul et Bruxelles. Il est écrivain, après avoir été éditeur du quotidien turco-arménien Agos jusqu'en 2011. Ses articles ont paru dans plusieurs grands journaux et magazines en Turquie. Il travaille actuellement pour le quotidien Radikalet à l'IMC (International Media TV) comme présentateur d'une émission consacrée à l'analyse des médias. Il produit aussi GAMURÇ, une émission sur les minorités en Turquie.]

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Traduction : © Georges Festa - 05.2016



Aris Nalcı - Sur la route de l'exil : 100 ans après - A Aïntab (IV) / On the Road to Exile: 100 Years Later in Ayntab

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Sur la route de l'exil : 100 ans après - A Aïntab (IV)
par Aris Nalcı


Un espoir parmi les ruines : la population d'Aïntab

J'atteins le point final de mon voyage au bout de l'exil : Antep. Ou, comme nous disons en arménien : Aïntab. J'en ai déjà parlé. Tandis que nous progressons, ma charge émotionnelle se fait de plus en plus lourde. Je commence à me sentir fatigué à notre arrivée à Aïntab. Comme avec chaque nouvelle ville que je visite, je pense à tous ces gens qui ont emprunté cette route avant moi, sans se reposer, ni étancher leur soif, et la seule pensée de ces souffrances pèse sur moi à la façon d'une humidité pesante, oppressante. Arrivé à Aïntab le soir, je pars en quête d'un coiffeur, pour me reposer un peu et reprendre des forces. Dans l'ancien quartier arménien, faiblement éclairé actuellement par la mosquée Kurtulus, je découvre un coiffeur affûtant son rasoir. Je me dis que ce sera l'endroit idéal, non seulement pour un bon rasage, mais aussi pour en savoir plus sur l'histoire locale du quartier.

Avant mon arrivée à Aïntab, l'ancienne église arménienne Meryem Ana, qui servit de prison jusque dans les années 1980 et qui est maintenant la mosquée Kurtulus, a fait l'objet d'importants travaux de restauration. En entrant chez le coiffeur, je surprends une conversation entre des commerçants qui travaillent au-dessous de la mosquée. Le presbytère, situé derrière l'église, est actuellement en train d'être rénové. Le coiffeur : "Ça prendra une éternité de tout restaurer dans ce quartier !  Une dizaine de personnes, peut-être, viennent dans cette mosquée chaque vendredi !" La ville regorge de musées à chaque coin de rue, grâce au projet "Ville Musée" lancé par la municipalité d'Aïntab. Des musées qui étaient autrefois des demeures habitées par des Arméniens.

Un drapeau turc pour cacher la croix

Je croise des gens aux visages avenants, souriants. Chacun d'eux est précieux. Je me trouve dans les rues d'Aïntab en compagnie de gens que mon cher ami, l'historien Umit Kurt, m'a recommandés.

Murad Ucaner a une connaissance plus approfondie et plus détaillée d'Aïntab que nombre d'historiens en Turquie. Il a enseigné l'arménien et traduit de nombreux ouvrages consacrés à l'histoire d'Aïntab. C'est le meilleur guide que nous puissions avoir ici.

Nous nous rendons tout d'abord à l'église Meryem Ana. Après avoir observé les travaux de restauration du presbytère, je jette un coup d'œil à l'intérieur. Depuis des années, un immense drapeau est suspendu dans l'abside de cette église : un drapeau turc, accroché là afin de dissimuler la croix à l'arrière-plan. Le drapeau reste, alors même que les travaux de restauration se poursuivent. Il est évident que certains s'imaginent que si le passé de la mosquée Kurtulus demeure caché, si aucune croix n'est visible, les gens oublieront qu'elle était autrefois une église.

Attenant à l'église, le quartier arménien fait l'objet d'importants travaux de restauration. Pratiquement toutes les maisons aux alentours ont été recouvertes de stuc. Alors que leurs intérieurs sont toujours en ruines et que l'Ecole Vartanian, située près de l'église, se désagrège.       

Les Nazarian

En déambulant dans le quartier arménien avec Ucaner, nous entrons dans une vieille demeure qui fait maintenant office de café, après avoir été rénovée. "Tu vas adorer !" me dit-il, enthousiaste, et je réalise véritablement ce que je vais vivre, tandis que j'en franchis le seuil. La partie gauche du bâtiment a été laissée intacte, à la demande d'Ucaner. Les propriétaires du Café Papirus ont laissé cette partie du bâtiment dans son état initial. Le côté droit, qui était utilisé par les domestiques et les employés de maison, a été transformé en café. Au XVIIIe siècle, les Nazarian étaient l'une des familles les plus riches et les plus puissantes de la ville. Le chef de famille, appelé "Kara Nazar" [Regard noir], fit construire cette demeure en 1825. Son nom est écrit dans plusieurs endroits autour de l'édifice en caractères arméniens. Le trait le plus important de cet édifice est que les murs, les portes et les plafonds de ces salles ont survécu et comptent encore de nombreuses représentations et inscriptions importantes pour l'histoire arménienne. Dans mes voyages à travers l'Anatolie, jamais je n'avais encore vu un édifice aussi bien préservé et solide que celui-ci. Grâce à quelques autres améliorations, la demeure de Kara Nazar ajoutera un joyau arménien au rêve municipal d'une "Ville Musée."

L'épouse de Kévork Chavouch

Murad Ucaner me montre une autre demeure, tandis que nous déambulons - une demeure dont il a commencé lui-même la restauration, mais qu'il n'a pu achever. Il m'explique comment il a découvert au dernier étage une photographie d'Héghiné (1), l'épouse du célèbre révolutionnaire arménien Kevork Chavouch, tenant un fusil. (2) Des travaux de restauration sont en cours à travers la ville. Nous arrivons encore à retrouver au hasard des vestiges de la présence des Arméniens. Les habitants d'Aïntab sont très ouverts d'esprit à ce sujet. Nous nous asseyons pour prendre le thé. Celal Deniz et ses amis se joignent à nous. Deux tasses plus tard, la conversation autour de la table va bon train, grâce à de nouveaux venus.

"L'odeur était si forte que les gens n'arrivaient pas à dormir."    

Oncle Nusret, un peintre, assis calmement à un coin de la table, se met tout d'un coup à parler. "Tant de gens ont été massacrés à Urfa et à Adıyaman ! Nos grands-parents nous racontaient : 'On les a tués, on les a jetés dans le fleuve, il y avait tant de cadavres qu'ils formaient un pont, d'une rive à l'autre.' La puanteur régnait à cinq kilomètres à la ronde."

Je ne sais pas quoi dire. Je suis tellement habitué à entendre des histoires de la part d'Arméniens qu'en apprendre de "l'autre côté"à Aïntab me fait l'effet d'un choc. Oncle Nusret continue : "D'Adıyaman, ils les ont rassemblés à partir de 5 villages. 'On vous donnera des soldats,' leur ont-ils dit. Puis, ils les ont tous massacrés à la baïonnette. Voilà ce que mon grand-père m'a dit."

Une part de moi est un traître; l'autre, un bienfaiteur

Les Cenani sont une famille qui remonte à l'époque ottomane. Ali Cenani fut l'un des membres fondateurs du Comité Union et Progrès (CUP) et aussi député ottoman. On sait qu'il était proche d'Atatürk et célèbre pour sa propagande incendiaire en faveur de la déportation des Arméniens. Il fut aussi ministre du Commerce en 1924. Le patronyme de cet homme perdure sous la forme d'un centre culturel qui porte son nom dans la ville, situé au milieu des quartiers arménien et turc. Le lieu a accueilli des rencontres intéressantes. Des débats sur la déportation des Arméniens y auraient, dit-on, été organisés.

Un lointain parent de Cenani est assis à l'autre bout de notre table. Haluk Soysal. Il nous explique qu'une partie de la famille Cenani a abrité des Arméniens lors des déportations. "Une partie de ma famille sont des traîtres, l'autre des bienfaiteurs," dit-il avec un rire amer. "En fait, on raconte aussi que les Cenani sont une famille arménienne. Dans notre maison, des fouilles ont été entreprises pour découvrir de l'or. D'après la rumeur, le nom qui fut prononcé à ses funérailles fut Haroutioun Cenaniyan."

Au début, personne parmi nous n'y croit. De retour à Aïntab, j'effectue quelques recherches en ligne et je découvre que l'un des fondateurs du Collège Tarsus, et son administrateur de 1888 à 1893, s'appelait Haroutioun Cenaniyan. Je fais cette découverte sur le site de l'école. La même source m'apprend que Cenaniyan était originaire d'Aïntab. Je me demande si tout cela peut n'être qu'un simple hasard. Mais il s'agit là d'un autre thème de recherches.

Aïntab possède un riche patrimoine architectural et culturel arménien. Et autant d'histoires orales. J'ai pu vous transmettre quelques informations, mais dans les quelques conversations que j'ai eues, nos amis nous ont fait partager dix fois plus de souvenirs et de connaissances. Quel plaisir de voir qu'Aïntab compte une communauté, même réduite, qui n'est pas prête à ce que l'histoire de la ville tombe dans l'oubli !   

Notes

2. The Armenian Weekly ne peut vérifier la véracité de l'affirmation selon laquelle la femme présente sur cette photographie est en fait l'épouse du célèbre fédayi Kévork Chavouch. Dans ses mémoires, Roupen Der Minassian précise que l'épouse de Chavouch s'appelait Yeghso (et non Héghiné). En outre, rien ne prouve que Yeghso fut une fédayie. [Ndlr]

[Remerciements de l'A. : Ce voyage a bénéficié du soutien de l'Open Society Foundation, Istanbul.]

[Aris Nalcı (né en 1980) vit à Istanbul et Bruxelles. Il est écrivain, après avoir été éditeur du quotidien turco-arménien Agos jusqu'en 2011. Ses articles ont paru dans plusieurs grands journaux et magazines en Turquie. Il travaille actuellement pour le quotidien Radikalet à l'IMC (International Media TV) comme présentateur d'une émission consacrée à l'analyse des médias. Il produit aussi GAMURÇ, une émission sur les minorités en Turquie.]
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Traduction : © Georges Festa - 05.2016


Tlgadintsi (Hovhannès Haroutiounian) (1860-1915)

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Champions d'une littérature nationale arménienne :

Tlgadintsi (Hovhannès Haroutiounian) (1860-1915)
par Eddie Arnavoudian

Groong, 15.02.2016


Tlgadintsi (Hovhannès Haroutiounian, 1860-1915) est l'une figures centrales de ce groupe d'écrivains arméno-occidentaux d'avant le génocide, essentiellement préoccupés au plan artistique par la vie quotidienne du petit peuple arménien dans ses provinces autochtones de l'Arménie Occidentale, au sein de l'empire ottoman. Ces écrivains contrastent fortement avec des écrivains plus connus de la diaspora, dont les protagonistes vivent à Istanbul, Tbilissi, Bakou ou ailleurs à l'étranger. Présentée avec condescendance comme "provinciale," l'entreprise littéraire de Tlgadintsi participe en réalité de l'élaboration d'une authentique littérature nationale, forgée par une communauté et une tradition arménienne en continuelle évolution, et néanmoins centenaire, dans le cadre multiethnique élargi du territoire historique de l'Arménie Occidentale. La nécessité d'un retour et d'une appropriation de ces écrivains "provinciaux" est plus qu'utile à notre simple enrichissement culturel. Il est aujourd'hui essentiel de protéger la mémoire de la vie quotidienne dans l'Arménie Occidentale d'avant le génocide de l'entreprise systématique de falsification, menée par une historiographie turque chauvine, déterminée à faire totalement oublier la présence arménienne dans ce qui fut l'Arménie Occidentale.

I.

Datant de l'époque soviétique, la monographie de Loussig Garabédian consacrée à Tlgadintsi (Erevan, 1966, 203 p.) demeure d'un grand intérêt, livrant des aperçus sur son œuvre relatant la vie dans sa Kharpert natale. Tlgadintsi apparaît à la fois comme un artiste et un critique social, dont les chroniques, articles de presse et nouvelles révèlent la crise profonde des localités rurales et des villages d'Arménie Occidentale durant la période qui précéda 1915. Grâce à son talent artistique hors pair, Tlgadintsi fait revivre un village et ses habitants humiliés, avilis, mortifiés, pris dans un déclin fatal, suite aux coups portés par un empire ottoman de plus en plus affaibli et oppresseur et au développement des relations commerciales. Ce faisant, il attire avec force l'attention sur un élément fréquemment négligé dans l'histoire sociale et nationale arménienne : bien avant le génocide, la vie des Arméniens en Arménie historique traversait une grave crise sociale, provoquée par l'alliance entre une classe dirigeante ottomane décadente et une élite nationaliste turque émergente. Il y avait là une crise structurelle qui sapait mortellement la renaissance nationale arménienne, une crise en cours qui éliminait de fait les fondements mêmes de la présence et de la communauté arméniennes en Arménie Occidentale, fondements qui allaient être finalement rayés de la carte et réduits à néant en 1915.

Excellant comme nouvelliste et dramaturge, Tlgadintsi fut tout d'abord un chroniqueur, quoique de premier ordre, ses Chroniques provinciales et ses Lettres de province dépeignant, dans une prose élégante et puissante, le pourrissement et l'effondrement de la vie rurale arménienne. Usure, dettes, misère extrême, mauvaise santé, absence d'une hygiène élémentaire, manque de terres et migration forcée détruisent les communautés arméniennes. L'œuvre de Tlgadintsi est aussi attentive aux conséquences subjectives néfastes d'une existence faite d'oppression, de pauvreté et d'insécurité : égoïsme poussé à l'extrême et individualisme féroce qui, dans la lutte pour survivre dans des conditions épouvantables, peuvent fréquemment se montrer indifférents envers la collectivité et les questions nationales.

A partir du milieu des années 1890, Tlgadintsi revient à ses nouvelles magistrales, peuplées de paysans, dont les relations et le vécu mettent à nu les réalités et les traumatismes sociaux décrits dans ses Chroniques et ses Lettres, cette fois au travers d'expériences personnelles. Inspiré fréquemment de personnages réels, le clergé (p. 108-109) est vilipendé pour sa corruption et son immoralité, malgré ses vœux de chasteté ! Comme dans les meilleures pages de la littérature arménienne, Tlgadintsi souligne aussi la servitude des femmes (p. 92-93), critique l'iniquité de la loi sur le divorce et l'achat d'épouses par des hommes qui ont fait fortune aux Etats-Unis (p 97). Pleins d'humour, ses récits relatent l'existence vue par un enfant (p. 107). Ce même humour sert aussi à punir les élites rurales qui apparaissent dans son drame De l'autre côté (p. 143-145), où d'aucuns ont vu la marque de Dante !          

Les nouvelles de Tlgadintsi, ses Chroniqueset ses Lettres sont toutes écrites avec une vision aiguë de la réalité, puissantes et évocatrices, à l'aide d'images et de métaphores frappantes. Empreintes d'émotion et de mélancolie (p. 75), elles sont enrichies par une langue qui se nourrit de la poésie, de l'imagerie et de la langue populaire (p. 77). De son vivant, il s'assura une position littéraire méritée, s'attirant des éloges dithyrambiques de la part de ses contemporains, dont le grand auteur et critique Arpiar Arpiarian (p. 80) et Vertanès Papazian (p. 95).

II.

Autre mérite de l'essai de Loussig Garabédian, ses précisions quant au projet turco-ottoman qui présida aux massacres de 300 000 Arméniens en 1895-96. Chaque fois que le progrès social et économique des Arméniens promit de mettre un terme au déclin constant, mais mortel, des communautés arméniennes en Arménie historique, l'élite nationaliste turco-ottomane réagit par le massacre et la destruction. Au début des années 1890, Kharpert connut un important progrès économique, financé en partie par l'argent des immigrés arméniens aux Etats-Unis. L'école renommée de Tlgadintsi bénéficia de cet argent, rebâtie à neuf et ayant les moyens de subvenir à une revue. C'est à ce type d'avancées que l'Etat ottoman réagit en 1895-96.

D'où la destruction de Kharpert. D'où l'incendie de l'école de Tlgadintsi (p. 81-84). D'où une autre vague de populations spoliées, affamées, contraintes d'émigrer ou de se convertir à l'islam, accélérant ainsi le déclin de la présence arménienne. Tout en dévastant le noyau culturel et le poumon économique de la Kharpert arménienne, redoutant encore un redressement des Arméniens, le pouvoir turc poursuivit son œuvre de répression. En 1903, Tlgadintsi et d'autres furent arrêtés et emprisonnés. Son école, qui reçut l'ordre de purger ses programmes de tout élément arménien, fut elle aussi attaquée à plusieurs reprises, y compris durant la période dite constitutionnelle qui suivit 1908 (p. 192).

Malgré ces épreuves et son dévouement inébranlable au progrès des siens, Tlgadintsi resta toutefois essentiellement apolitique. Il ne manifestait guère d'enthousiasme pour les partis du mouvement national de libération arméniens, les considérant comme des grandes gueules qui avaient échoué non seulement à assurer le progrès économique de l'Arménie, mais à faire en sorte que les jeunes Arméniens parlent correctement leur langue (p. 165-168). Commentant les questions nationales et même les massacres d'Adana en 1909, Tlgadintsi se focalise sur l'enseignement et la culture, et non sur la politique, comme moyen d'avancer (p. 167). Dans cette abstention du champ politique, il ressemble à Komitas. Tout comme lui, il souligne la primauté de la langue, de la littérature et de la culture : "Une plume vaut une épée, deux écrivains composent une armée." (p. 182)

Tlgadintsi fut un pilier de cette tendance de la renaissance nationale arménienne, enracinée dans les communautés arméniennes autochtones de l'Arménie historique. Il se fit l'idéologue d'un développement national naturel qui, au tournant du 20ème siècle, ramena vers leurs terres ancestrales les éléments les meilleurs et les plus engagés de l'intelligentsia en diaspora, lesquels voyaient à juste titre dans les dites "provinces" la seule base sûre d'un redressement et d'une émancipation nationale. Quant à savoir pourquoi certains de ces meilleurs militants mirent en question le rôle et la valeur du mouvement de libération nationale, cela exigerait mûre réflexion !

En 1915, lors de la première phase des rafles en masse d'intellectuels arméniens, qui lancèrent le génocide, Tlgadintsi trouva refuge chez un ami turc, auquel il confia aussi ses nombreux manuscrits inédits pour les mettre en lieu sûr. Craignant pour sa propre sécurité, son ami brûla malheureusement le tout ! Peu après, Tlgadintsi fut repéré et jeté en prison. Il fut assassiné le 20 juin 1915.

Redonner vie à l'homme que fut Tlgadintsi... Hagop Ochagan relève la barre !

La passion d'Hagop Ochagan, son enthousiasme sans bornes pour tout ce qui regarde la littérature, sa verve, associés à une approche globale de la société et un sens aigu de la beauté, donnent vie à Tlgadintsi d'une façon moins austère que celle de Garabédian. Un admirable chapitre, de plus d'une centaine de pages, de son monumental Panorama de la littérature arméno-occidentale en dix volumes (Vol. 7, p. 79-185), nous donne à voir un paysan obstiné, à la volonté de fer, astucieux, devenant un écrivain hors pair grâce à ses descriptions inspirées de la vie rurale arménienne. Non seulement Tlgadintsi recrée le village dans son authenticité, mais il le fait en le peuplant de ses personnages singuliers, et néanmoins typiques, et ce d'une manière unique dans la littérature arménienne.

Auteur d'une littérature sans égale par sa couverture de la vie arménienne autochtone, contre vents et marées et sans la moindre ressource, Tlgadintsi créa aussi son école, "il planta sa misérable petite hutte," pour reprendre Ochagan. Son héritage grandit au point de dépasser ses propres œuvres, car cette école a produit Roupen Zartarian, Vahé Haïg, Hamasdegh [Hampartsoum Guélénian] et Peniamin Nouriguian, qui ont tous marché sur ses pas. Ochagan soutient néanmoins que Tlgadintsi survole ses disciples, aussi talentueux soient-ils. Comme toujours, Ochagan est un régal à lire, polémiste, provocateur, scandaleux, s'intéressant à tout, instructif, lucide et toujours éclairant, s'agissant de vérités essentielles.

[Diplômé d'histoire et de sciences politiques de Manchester (Angleterre), Eddie Arnavoudian anime la rubrique de littérature arménienne dans Groong. Ses essais littéraires et politiques paraissent aussi dans Haratch (Paris), Naïri(Beyrouth) et Open Letter (Los Angeles).]            

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Illustration : http://am.hayazg.info/
Traduction : © Georges Festa - 05.2016. Reproduction interdite.
Avec l'aimable autorisation d'Eddie Arnavoudian. 


Paruyr Hayrikyan [Parouïr Hayrikian] - On a Quest of the Light

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 © Xlibris, 2015


Un roman d'Hayrikian, qui ravira ses lecteurs
par Mihran Toumajian
Keghart.com, 03.03.2016


[Keghart.com présente deux articles sur un dissident de l'époque soviétique, Parouïr Hayrikian : "Hayrikyan Novel Will Delight Readers" de Mihran Toumajian et «Ուղերձ Պարոյր Հայրիկեանին» [Adresse à Parouïr Hayrikian] de l'historien Rafael Hambardzumyan, ancien collègue d'Hayrikian. Toumajian a lu cette recension de l'ouvrage de Parouïr Hayrikian, récemment paru en anglais (Xlibris), lors d'une présentation à la Librairie Abril de Glendale, en Californie, le 3 mars dernier. Hayrikian et ses deux sœurs étaient présents lors de cette manifestation. NdE]

La traduction anglaise (par le regretté Aris Sevag), récemment parue, du roman autobiographique de Parouïr Hayrikian, On a Quest of the Light [En Quête de lumière], à la fois tragique lettre d'amour et mémoires, m'a fasciné. L'histoire est si rude, tendre et innocente que je l'ai lue d'une traite.

J'ai découvert le nom "Parouïr Hayrikian" début 1988, grâce au New York Times. L'année précédente, je m'étais mis à compiler des coupures de journaux et de magazines et à les disposer par ordre chronologique dans un album. En 1987-1988, cet album fut rapidement rempli, suite à une couverture régulière, en particulier par le chef du bureau du Timesà Moscou, Bill Keller, des manifestations monstres en Arménie Soviétique. Les manifestations concernaient au début la situation environnementale inquiétante de cette république. Puis elles se transformèrent en slogans condamnant les pogroms perpétrés contre la minorité arménienne de Sumgaït, en Azerbaïdjan. Suivies de manifestations affirmant le droit à l'autodétermination et à la libération nationale de l'Artsakh, ainsi qu'à un rattachement à l'Arménie. Les manifestations furent de plus en plus nombreuses, tandis que la population scandant des slogans descendait dans la rue.

Rappelons que les toutes premières manifestations de masse devant le siège du KGB eurent lieu à Erevan durant l'été 1988 pour réclamer la libération de Parouïr Hayrikian, un dissident de longue date et prisonnier politique, incarcéré au début de cette année-là sur de fausses accusations. La demande de libération d'Hayrikian par les manifestants aboutit à un appel international à la justice, comptant des homologues dissidents de toute l'Union Soviétique, sous la houlette du physicien Andreï Sakharov et de son épouse à demi-arménienne Elena Bonner, auxquels se joignirent le Président Ronald Reagan et des membres du Congrès des Etats-Unis, pour la plupart républicains. Cette union inhabituelle fit pression sur le Secrétaire général d'alors du Parti Communiste d'Union Soviétique, Mikhaïl Gorbatchev, pour qu'il libère ce dissident arménien. Bien qu'Hayrikian fut rapidement relâché, il fut temporairement exilé d'Arménie, où il menait son combat, ainsi que ses homologues dissidents non-violents, depuis la fin des années 1960.

Ma fascination pour la couverture du Timesdes manifestations historiques en Arménie - qui contribuèrent à précipiter l'effondrement de l'Union Soviétique - se mua rapidement en incrédulité, lorsque le tremblement de terre du 7 décembre 1988 frappa le nord de l'Arménie. Ce n'était plus seulement le Timesqui s'intéressait alors à l'Arménie, mais les médias du monde entier.  

Hayrikian, ainsi que ses homologues militants et dirigeants du Parti National Unifié - P.N.U. (Azkaïn Miatsial Gousagtsoutioun) clandestin, créé en 1966 par Haykaz Khachatrian, Chahen Haroutounian et Stepan Zatikian (qui sera exécuté en 1978 par le pouvoir soviétique) et actif durant les années 1970 et jusqu'au milieu des années 1980, furent les catalyseurs des manifestations de masse de 1988 en Arménie, appelant à son unification avec l'Artsakh. Malgré le prix élevé qu'ils payèrent pour leur vie, leurs familles et leur santé, l'étincelle allumée par Hayrikian et ses homologues ne put jamais être éteinte, si l'on en juge par la vague humaine qui se fit entendre lors des manifestations de 1988 en faveur de la paix, de l'unité et de la justice.

Cette étincelle s'adressait à une opinion s'éveillant à une conscience nationale, laquelle avait imprégné les cœurs et les esprits des masses lors des manifestations du 24 avril 1965 à Erevan, demandant pour la première fois la reconnaissance du génocide arménien par les autorités soviétiques, entonnant le Mer hogherouh, mer hogherouh, comme lors du succès de l'opération "Sacrée claque" du Parti National Unifié, quasiment dix ans plus tard. Opération qui consista à brûler un grand portrait de Lénine sur la grande place d'Erevan, alors qu'Andreï Gromyko, membre du Politburo, était en visite officielle en Arménie, et à laquelle l'A. consacre plusieurs développements dans ses mémoires en forme de lettre, On a Quest of the Light.

L'ouvrage dépeint toutefois une autre "étincelle," impliquant deux jeunes adultes à l'esprit libre, dont l'attraction mutuelle croît avec le temps. L'A. est le protagoniste, tandis que la studieuse et innocente Loussiné est l'héroïne. Leur attirance physique réciproque avance au point qu'ils se comprennent mutuellement, qu'ils découvrent leurs goûts et aversions personnelles, et qu'ils commencent à se faire confiance et à préoccuper l'un de l'autre. Au début, Loussiné hésite à présenter ses hamakoursetsis [semblables] à son nouvel ami, qui garde prudemment ses distances vis-à-vis des camarades de classe de Loussiné dans un premier temps. Mais, dès que les liens du couple se font plus solides, Erevan se mue en un océan d'aventures pour le couple : ils vont à des concerts, bien qu'accompagnés d'un tiers; le protagoniste compose de la poésie et de la musique. Des vignettes de ses chansons, ayant pour thème l'amour et la souffrance, parcourent la lettre de l'A. à Loussiné et répandent fraîcheur et pureté au sein d'une société en décrépitude, où règnent copinage, peur et répression.

A l'insu de l'héroïne, mais pas du protagoniste, chaque fait et geste de Loussiné et de son petit ami dans les coins et recoins d'Erevan sont surveillés par le KGB. Alors qu'ils se fréquentent, le protagoniste a déjà été emprisonné deux fois (en 1969 et en 1973) et sait combien les interrogateurs abusent de leur pouvoir, s'agissant d'étouffer toute velléité de conscience nationale arménienne.

Alors que l'A. tend à être ponctuel lors de ses rendez-vous avec Loussiné, au grand dam de l'héroïne et - une fois - à sa grande consternation, certaines rencontres n'arrivent pas à se concrétiser ou ont lieu plus tard que prévu, du fait du soin porté par le protagoniste à la coordination et à l'exécution méticuleuse des actions clandestines du P.N.U.

En 1973 et 1974, les services de sécurité arméniens, avec l'aide de leurs homologues à Moscou, se mirent à rassembler les pièces du puzzle, afin de démanteler la direction du P.N.U. Alors que les amis du protagoniste sont arrêtés, interrogés et finalement déclarés coupables lors de simulacres de procès, notre héros échappe à ses gardiens, jusqu'à son départ pour Moscou en 1973. Il y fait la connaissance de ses homologues dirigeants dissidents soviétiques, qui parviennent à informer la communauté internationale du calvaire des militants arméniens emprisonnés. A l'insu du protagoniste, ces rencontres sont surveillées par les services secrets, qui finissent par partager cette "mine d'or" d'informations avec le KGB d'Arménie, véritable poisson dans l'eau. Au retour du protagoniste en Arménie et à sa réintégration comme étudiant à l'Université Polytechnique d'Erevan, les vents mauvais balaient les efforts du héros pour poursuivre des études supérieures et son Blanc et délicat oiseau d'amour, pour paraphraser une des chansons de l'A. Le protagoniste tente de révéler son identité à Loussiné lors de ce qui sera leur dernière rencontre, tard le soir, chez l'héroïne. Mais ce n'est pas le cas. Notre héros justifie sa décision de garder le silence afin de la protéger.

Comme si quatre années de goulag ne suffisaient pas, les services de sécurité, procureurs et juges de l'époque de Brejnev et d'Andropov condamnent le héros à treize ans d'emprisonnement et de travaux forcés. Et si le souvenir de son amour lui donne volonté et vigueur pour supporter mauvais traitements, isolement et travaux pénibles, le héros aurait probablement connu une fin pénible - tout comme ses amis dissidents - s'il n'y avait pas eu son ange gardien, son âme sœur, sa future épouse - l'infatigable Elena Sirotenko - qui se tient à ses côtés durant des années, qui part dans une ville sibérienne proche du camp de travail où son amour s'échine au travail, durant ses treize années de captivité.

La lettre d'Hayrikian à Loussiné, On a Quest of the Light, est à lire absolument pour des gens de tous horizons, qu'ils soient épris de littérature, férus d'histoire, mordus de politique ou soucieux des droits de l'homme, manifestant pour de justes et nobles causes. Si l'A. ne peut finalement trouver l'incarnation de cette lumière, sa chère Loussiné, plus tard dans sa vie, il ne fait aucun doute que son sacrifice et son combat pour l'indépendance font naître une lumière nouvelle pour sa nation, une lumière qui fait face aux vicissitudes du fait national depuis 1991, mais qui maintient fièrement sa flamme, comme notre ancienne et majestueuse montagne, l'Ararat.                              

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Traduction : © Georges Festa - 05.2016


Haygan Mardikjan : The Call of the Crane

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 © http://www.boekscout.nl


The Call of the Crane : chronique du génocide
par Arthur Hagopian


"Qui se souvient des Arméniens ?" a lancé un jour Hitler.

L'histoire a tourné en dérision sa déclaration tristement célèbre, car qui ne se souvient pas et ne pleure pas la destruction d'un million et demi d'Arméniens innocents, voici un siècle ?

Spoliés, chassés de leurs foyers, projetés en plein désert, anéantis sans autre motif que celui de vénérer un Dieu autre.

24 avril 1915, une tache dans l'histoire de l'humanité, un épisode sombre, accablant dans les annales de la nation turque qui a encore des difficultés à reconnaître sa culpabilité dans ce génocide.

Alors que l'Allemagne bat sa coulpe et déplore son atroce passé nazi, la Turquie continue de se complaire dans le déni, malgré la pluie implacable des preuves documentaires qui l'accusent catégoriquement.

The Call of the Crane [L'Appel de la grue], d'Haygan Mardikjan, descendante de survivants du génocide, est l'une des toutes dernières à ébranler la conscience des hommes.

L'ouvrage, habilement traduit en anglais par Sarah Owen, retrace l'odyssée sanglante des grands-parents de Mardikjan, Haïganouche et Zakar, durant leur marche forcée, condamnée d'avance, vers leur calvaire.

Poussés et bousculés sans pitié par leurs gardiens turcs le long des sables brûlants du désert, ils endurèrent les pires épreuves avant d'être sauvés par miracle et de trouver finalement refuge à l'étranger.

Là, ils entendront à nouveau l'appel de la grue [guéroung] et son chant :  

Le cœur de l'errant [gharib] s'est mué en sang

Son cœur empli de nostalgie

Quand viendra l'automne, gagne mon pays, guéroung, et salue ma bien-aimée ! 

Mardikjan reconnaît qu'il n'a pas été facile d'obtenir de ses grands-parents traumatisés par leurs souvenirs le récit de leur survie. Ils n'ont survécu que grâce à l'intervention et à la complicité de quelques Turcs honnêtes, bienveillants, une réalité que l'A. ne répugne pas à reconnaître.

"J'aimerais remercier les Turcs qui ont aidé les Arméniens durant les déportations. J'aimerais remercier ceux qui ont aidé ma famille. Sans eux, ma famille n'aurait probablement pas survécu au génocide."

Les soldats turcs emmenèrent ses grands-parents, leurs amis, leurs proches et leurs voisins de leur village ancestral pour un périple déterminé à l'avance vers l'oubli et la perdition. Sans retour.

Dans la sécurité et la sérénité de leur maison d'adoption aux Pays-Bas, Haïganouche et Zakar ont voulu oublier l'enfer atroce où ils furent plongés. A la fois victimes et témoins oculaires, ils n'avaient pas envie de se souvenir de la terreur et du désespoir sans nom qui s'emparaient des mères, lorsqu'elles tentaient de sauver leurs enfants des griffes des bouchers et des violeurs, en les précipitant dans les eaux d'un fleuve, leurs hurlements d'angoisse noyant le gargouillis des eaux agitées.

Tandis que son grand-père épouvanté regardait de haut les eaux tombales du fond de l'Euphrate, "à certains endroits il n'arrivait pas à voir l'eau, tellement il y avait d'enfants dans le fleuve..." Au pied du pont surplombant le fleuve qu'ils traversaient, trois petits furent pris dans les rochers : "On voyait nettement que c'était des triplés," confia Zakar à Mardikjan.
 
Mariam, la tante de sa grand-mère, recourut à une autre tentative des plus radicale pour sauver ses trois enfants des Turcs : elle les empoisonna, préférant pour eux une mort rapide et indolore aux tortures et aux souffrances certaines que leur réservaient les soldats.

Dans un puits où les déportés firent une halte, deux femmes tentèrent de se suicider et mirent fin à leur calvaire en plongeant leur tête dans l'eau.

Un matin, les soldats déployèrent leurs mouchoirs au pied des déportés en leur demandant de pourvoir à leur "entretien," de préférence avec des pièces d'or.

Deux cousines aînées de son grand-père tentèrent de duper les soldats en avalant les quelques pièces qu'elles avaient dissimulées dans leurs vêtements. Quand les soldats s'en rendirent compte, ils leur tranchèrent la gorge avec leurs baïonnettes, déterminés à s'accaparer ce butin coûte que coûte.

Naturellement, l'A. se demande pourquoi les déportés n'opposèrent pas de résistance ou ne combattirent pas leurs ravisseurs bien plus nombreux.

La réponse, découvre-t-elle, est que même s'ils avaient réussi à neutraliser les soldats et à s'échapper, ils n'auraient pu se réfugier nulle part, puisque la totalité du territoire arménien était systématiquement pillé par des armées turques en maraude.

En hommage à la mémoire des martyrs arméniens, Mardikjan décide une courageuse entreprise : elle s'aventure en Turquie et refait l'itinéraire de ses grands-parents, visitant tous les "lieux qu'ils évoquaient avec amour, mais aussi avec une grande tristesse."

C'est là un voyage plaintif et pénible, dont elle revient avec un semblant d'espoir en l'avenir.

Dans l'esprit de la magnanimité et de la noblesse qui caractérise les Arméniens, elle arrive aussi à voir au-delà des ténèbres et du mal.

"Mon grand-père a toujours su qu'il ne verrait jamais le jour où la Turquie reconnaîtra le génocide. Mais il espérait et souhaitait que ses petits-enfants vivent pour voir cet événement... Alors seulement les victimes pourront reposer en paix et les familles des disparus pourront assigner un lieu au passé. Et alors aussi les Turcs pourront enfin clore une sombre page de leur histoire et envisager un avenir pacifique en vivant en harmonie avec les nombreuses minorités ethniques qui ont leurs racines dans la terre appelée actuellement la Turquie, remontant à une époque bien antérieure à l'existence de ce pays."

Cet ouvrage de 164 pages, publiée l'an dernier par Uitgeverij Soest (1) aux Pays-Bas, est agrémenté de 40 pages d'illustrations et de précisions généalogiques.

Owen l'a dédié à Raffi Hagopian, un condisciple de son frère, dont les rêves ont été tués dans l'œuf à un âge très jeune.                   

Note


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Traduction : © Georges Festa - 05.2016


Ana Arzoumanian y los poemas de Juana I / Ana Arzoumanian et les poèmes de Juana I

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 © Nahuel Cerruti Carol, 2016


Ana Arzoumanian et les poèmes de Juana I
Entretien avec l'A.
par Silvina Friera

Página/12 (Buenos Aires), 29.02.2016


Tampoco nos es ajeno que lo primero que se dice sobre une mujer en el poder es que es loca.
[Ce n'est pas non plus un hasard si la première chose que l'on dise d'une femme au pouvoir est qu'elle est folle.]
Ana Arzoumanian

[La réédition de ce livre, près de dix ans après sa publication originelle, permet d'aborder au plan historique le thème de la violence liée au genre. Les poèmes sur Jeanne la Folle (1) mettent le doigt sur les blessures de longue date liées à la domination exercée sur le corps de la femme.]

Une passion sans bornes fait irruption dans le corps de Jeanne. "Je porterai ton cœur à mes lèvres, à mes jambes. Comme la mer, je le ferai se mouvoir d'un bout à l'autre. Comme l'on fait avec le vin ou le lait pour faire du beurre. Je reprends le cœur que tu laisses croupir dans mon ventre, je le berce," raconte une voix en quête d'une bouche, la voix d'une femme qui parle à son défunt mari, Felipe [Philippe de Habsbourg], alors qu'elle est recluse à Tordesillas sur ordre de son père au début, puis de son fils, ignorée et maltraitée pour "folie."

"Je t'appelle et ton corps n'entend pas. Je dois te retrouver pour savoir s'il me reste quelque chose de toi. Si tu pouvais. S'il pouvait être encore au-dessus, ou au-dessous, ou peut-être à mes côtés, de biais, sentir une flamme inquiète, ardente."

Les poèmes d'Ana Arzoumanian sont autant d'incendies qui se consument tout en mettant le doigt sur d'anciennes blessures comme les politiques de domination sur le corps de la femme et le viol brutal lié au pouvoir de l'homme. La réédition de Juana I dans la collection Libros de la Noche Circular aux éditions Nahuel Cerrutti Carol, près de dix ans après l'édition originale, permet de revenir sur l'intensité d'une écrivaine qui cisèle ses phrases comme guidée par le tourbillon des pensées de Jeanne Ière; suites ciselées avec la crudité et la fragilité d'un être condamné sa vie durant comme "incapable," exilée des domaines codifiés de la raison.

Arzoumanian rappelle que l'écriture de Juana I - adaptée au théâtre en 2007 sous le titre La que necesita una boca, dans une mise en scène de Román Caracciolo (2) - débuta, alors qu'elle participait à un cours de psychanalyse et qu'elle devait procéder à une étude de cas : Jeanne Ière de Castille, surnommée Jeanne "la Folle."

"Je devais vérifier si elle souffrait de schizophrénie ou d'hystérie grave. Pour analyser cette question, j'ai parcouru son histoire : sa relation avec le cadavre de Philippe et cette espèce de folie... J'ai senti quelque chose au niveau du corps. Qu'est-il arrivé à cette femme ? Elle a besoin d'une bouche parce qu'il lui faut s'armer d'un discours en rapport avec sa famille, mais aussi en relation avec la femme et le pouvoir. Bien que recluse, condamnée à l'ostracisme, elle continua d'être reine, mais sans gouverner. Son père tout d'abord la fit enfermer, après la mort de son mari. Puis son fils. C'est une femme qui est dans l'incapacité de parler. Les informations de Bartolomé de las Casas sur les événements d'Amérique parvenaient à Jeanne. Elle connaissait sa vision critique des pillages et des massacres. Mais Jeanne ne parle pas ou bien on le lui interdit," précise l'auteur dans son entretien avec Página/12.

- Silvina Friera : Pourquoi avoir décidé d'insérer des extraits d'archives historiques ?
- Ana Arzoumanian : Il y a les archives des Siete Partidas [Sept Parties] et de la Recopilación de Leyes de las Indias [Recueil des Lois des Indes], car parallèlement à ce qui arrive à Jeanne au plan émotionnel il y a la procédure judiciaire que lui intente l'Eglise. Et d'autre part, la résistance des comuneros (3) qui soutiennent Jeanne, veulent la libérer et voient en elle la reine de Castille et d'Aragon. C'était une Espagne lumineuse, mais le paradoxe est qu'elle commençait à perdre ces lumières. Le prix en est son corps, il parle d'elle.

Il existe de nombreuses anecdotes sur la relation particulière qu'elle entretenait avec Philippe mort; c'est pourquoi il y a dans le livre tout un travail autour de la nécrophilie. Les textes historiques disent qu'elle disposait des araignées au-dessus du cercueil pour qu'elles y tissent leurs toiles, car elle allait voir tous les joursPhilippe, qui se trouvait dans la chapelle voisine de l'endroit où Jeanne était enfermée. Si Jeanne voyait la toile légèrement endommagée ou ouverte, elle prétendait qu'une religieuse avait voulu toucher Philippe.

J'ai trouvé singulier la façon avec laquelle le corps d'une femme est négocié en lien avec l'amour et le mariage au profit du pouvoir de son père et de sa famille, et comment les familles se perpétuent à partir de la négociation d'un corps. Il est des corps plus dociles, qui se plient à ce commerce et qui assument cette idée romantique de l'amour. Il est d'autres corps qui vivent aux limites de la passion, comme dans le cas de Jeanne.

- Silvina Friera : Jeanne était-elle folle ou bien vit-elle une passion excessive ?
- Ana Arzoumanian : Pour moi elle n'était pas folle. Jeanne était une femme très cultivée - on dit qu'elle était très belle - et écrivait une poésie très raffinée. Le fait qu'elle accéda au pouvoir très tôt déstabilisa les hommes qui l'entouraient, car en réalité c'est son mari qui aurait dû être couronné, mais son mari meurt.

A son mari devait succéder son fils, mais ce fils, qui était le neveu de Jeanne, meurt. Ne reste alors que Jeanne. Mais son père était d'avis que ce devait être Philippe, alors que Philippe, l'homme, était mort; une façon de conserver le pouvoir, l'homme, qui ne nous est pas tout à fait étrangère.

La question est peut-être devenue pour nous, en Occident, plus larvée ou plus masquée, mais en Orient on voit clairement comment se passent les successions. De même, les lois de succession des rois d'Espagne n'ont guère été modifiées. Aujourd'hui les filles peuvent succéder, auparavant seuls les hommes le pouvaient. Ce n'est pas non plus un hasard si la première chose qu'on dise d'une femme au pouvoir est qu'elle est folle.

- Silvina Friera : "L'idée qu'une passion de ce genre doive être soignée par la douceur n'est qu'une immense tromperie," lit-on dans Juana I.
- Ana Arzoumanian : Cette phrase relève du procès que lui intente l'Eglise et les Cortes; dès lors, elles fournissent des arguments à ceux qui y voient un comportement passionnel incompatible à l'idée qu'ils se font de la reine. Au lieu de se révolter, Jeanne admet cet enfermement et l'accepte. Tout cela m'amenait à penser aux époques si difficiles pour la condition féminine et la femme...

- Silvina Friera : Pourquoi la femme est-elle plus exposée au fait qu'on l'affuble rapidement de l'étiquette de "folle" ?
- Ana Arzoumanian : Pourneutraliser son désir tous azimuts, pour neutraliser le pouvoir de la femme; il existe un problème dans le mariage, dans les structures amoureuses, où ce qui est en jeu c'est le pouvoir. Un simple exemple : à l'heure actuelle, dans l'Eglise catholique, la fille est conduite à l'autel par son père. Le père remet sa fille au jeune marié et celui-ci la prend; ce fait symbolique comporte une connotation de livraison, de mise à disposition et de pouvoir des hommes sur ce corps.

La chose est aussi assumée d'une façon pittoresque - si l'on veut - par nous, les femmes... Et nous la subissons. Jeanne représente un cas extrême où tout cela se manifeste à nu. En ce qui me concerne, j'avais envie d'aller au cœur de cette question. A l'époque de Jeanne, la femme, en général, n'a pas voix au chapitre. Si la femme aujourd'hui a voix au chapitre, elle n'est pas non plus pleine et entière... Il faut toujours élaborer et négocier cette voix. Ça m'horripile et ça me révolte, surtout au regard de l'histoire arménienne, où le silence et la pudeur sont très valorisés chez la femme.

- Silvina Friera : La femme qui parle trop est considérée comme impudique ?
- Ana Arzoumanian : Oui, car dès le collège, les maîtresses te disciplinaient et te donnaient la femme silencieuse en exemple. Très souvent, dans les magazines people, tu lis des "conseils" en langage féminin : "Quand elle te dit non, elle veut dire oui." Et le plus terrible, c'est que ce genre de choses est même entretenu par les jeunes hommes.

Quand j'ai écrit Juana I, on ne parlait pas encore de la violence liée au genre. Je suppose qu'il n'a pas été facile pour les hommes d'entendre les voix des femmes présidentes d'Amérique du Sud, comme Cristina (Fernández), Dilma (Rousseff) et Michelle (Bachelet). Il nous faudra beaucoup de temps pour pouvoir conforter les voix des femmes. Entre-temps, les enfermements perdurent : des femmes "folles" et des épouses qui se révoltent sont assassinées.

Le crime est tout près de nous. Il faudra réécrire toutes ces histoires, mais la réécriture est biblique, puisque nous sommes le songe d'Adam et que nous avons été créées à partir de la côte d'Adam. Le récit biblique nous assigne un lieu de soumission. La femme n'a le pouvoir ni de parler, ni de dire.

- Silvina Friera : Prendre la parole s'apparenterait-il à "prendre les armes" ?
- Ana Arzoumanian :Et oui... Car chaque prise de parole revient à répartir les richesses, rendre justice. Il nous reste quelques menus bastions comme la fiction, où nous pouvons prendre la parole, mais là aussi tout dépend du mode de lecture : si elle se lit comme écriture féminine, écriture de femmes... En fait, c'est un chemin qui demande du courage...

- Silvina Friera :Revenons sur une phrase qui apparaît à la fin du livre : dans quelle langue parlent les choses ?
- Ana Arzoumanian : Jeanne ne pouvait pas parler avec Philippe; finalement, elle y arrive. Ensuite elle ne peut pas parler avec son fils. Mais surtout, je pense à une parole plus profonde, qui n'a rien à voir avec une langue en particulier ou le langage, mais au fait que les choses parlent et disent. Quand on dit "dans la langue de quel pouvoir ?", il s'agit du pouvoir masculin.

La question serait de savoir si les choses parlent au masculin. Toute la théorie lacanienne parle du fait que l'universel est masculin, mais que la femme ne participe pas de l'universel; elle fonctionne au cas par cas, impossible d'universaliser. Ensuite, quand tu y réfléchis, à quoi renvoie cette question ? Prends toute la théorie freudienne pour qui la femme est un domaine mystérieux et difficile à comprendre; et puis finalement, elle termine en disant que la femme n'existe pas, qu'elle est toujours un cas particulier. Pourquoi ?

L'homme fonctionne, lui aussi, toujours au cas par cas, mais on ne s'en soucie pas... Il faut revoir toutes ces questions. Jeanne m'a permis de revisiter ce qui a à voir avec la vie intime des relations entre l'homme et la femme, mais aussi la vie publique, car il s'agit d'une passion qu'elle éprouve, un en-dehors qu'elle ressent, mais en même temps un en-dehors dans le champ social. Précisément, cet en-dehors en lien avec Philippe la conduit à l'enfermement, puisque la vie sociale à cette époque ne lui permet pas d'être au-dehors.

Le texte travaille le lien entre l'intérieur et l'extérieur : elle ne connait pas les limites de son corps. Il existe un croisement entre le social et le juridique, il y a comme une broderie dans le texte de registres multiples menant à une Jeanne multiple. Longtemps, ma littérature a été considérée comme marginale, difficile à comprendre, périphérique, parce qu'elle ne répondait pas à un canon précis.

Ce qui m'a permis d'écrire quelque chose, au sens d'une liberté totale, tout en courant le risque de ne pas pouvoir échanger. Ensuite j'ai pu le faire, mais pas d'un seul coup. J'aime bien le mot combat, mais là c'est un combat incessant ! (rires)    

NdT

1. Jeanne Ière de Castille, dite Jeanne la Folle [Juana la Loca] (1479-1555), reine de Castille (1504-1555) et d'Aragon (1516-1555).
3. Sur le mouvement comunero au 16ème siècle, voir la présentation de Michel Boeglin et Vincent Parello, "Lexique de l'Espagne moderne,"http://meticebeta.univ-montp3.fr/lexique/index.php?option=com_content&task=view&id=558&Itemid=25 

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Traduction de l'espagnol : © Georges Festa - 06.2016

Site de l'éditeur : http://www.violindecarol.com.ar
Site d'Ana Arzoumanian : http://www.anaarzoumanian.com.ar

Journal of the Society for Armenian Studies, Vol. 24 (2015)

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 © http://societyforarmenianstudies.com

Parution
Journal of the Society for Armenian Studies, Vol. 24 (2015)

Society forArmenian Studies (California State U., Fresno, Californie), 27.06.2016


La Society for Armenian Studies vient d'annoncer la parution du volume 24 du Journalof the Society for Armenian Studies (JSAS), édité par le docteur Sergio La Porta. Ce volume compte cinq articles, quatre communications, un addendum, et quatre recensions, dont trois ouvrages. Les articles figurant dans ce numéro abordent des sujets relatifs à l'histoire de l'art, au génocide arménien, à l'identité arménienne et à l'histoire contemporaine de l'Eglise.

L'ouvrage débute par un essai de Cristelle Baskins qui analyse la représentation du marchand arménien Khodja Sefer au Palais Quirinal à Rome. Se fondant sur une grande diversité de documents d'archives, Baskins livre un compte rendu vivant des voyages en Italie de Khodja Sefer, tout en précisant les nombreuses identités à son actif.

Dans son article, Dickran Kouymjian étudie les miniatures d'un illustrateur quelque peu négligé, Grigor Marzvanetsi [Grégoire de Marzovan]. Actif dans la première moitié du 18ème siècle, Marzvanetsi produisit plusieurs grandes miniatures qui continuèrent d'être utilisées et copiées après sa mort.

L'étude de Khatchig Mouradian sur le camp de concentration de Meskéneh  présente le camp comme une étude de cas sur la façon des prisonniers de collaborer, de se concilier, de manœuvrer ou de résister au système pour survivre. Ce faisant, Mouradian explore la dynamique existentielle dans le camp et redonne vie aux déportés qui le peuplaient.

Dans son essai, Daniel Fittante s'intéresse au débat théorique entourant la question de l'identité arménienne et soutient que les théoriciens de l'identité arménienne ont emprunté la terminologie des nationalistes, lesquels recourent souvent à des modèles rigides d'identité nationale pour décrire un phénomène dynamique et fluctuant.

Dans la première partie de son étude en deux parties sur les trois derniers catholicos de l'Eglise apostolique arménienne, Levon Petrosyan analyse la politique de Vazken Ier et Karékine Ier et comment ces deux catholicos firent face aux défis qui marquèrent la fin du régime soviétique et les premières années de la république d'Arménie.

Outre ces articles, ce volume 24 contient quatre communications portant sur des thèmes très divers. La première, due à Albert Stepanyan, est un réexamen du célèbre passage de la "Vie de Crassus" de Plutarque qui décrit la défaite du général romain à Carrhes. La deuxième, de Smbat Hovannisyan, étudie en quoi la théorie des civilisations de Braudel peut être appliquée aux débuts de l'histoire moderne de l'Arménie. Dans sa communication, Stefan Ihrig souligne l'utilité des sources allemandes comme preuve de la perpétration du génocide arménien. Dans leur étude, Russell Kashian et David Luhrssen utilisent le peuplement arménien au sud de Milwaukee [Wisconsin] comme cas d'étude pour analyser les modèles de crispation et de dispersion ethnique.

Ce volume contient aussi une recension de Kouymjian sur la récente publication du catalogue du Musée Alex and Marie Manoogian de Detroit, ainsi que trois recensions d'ouvrages.

Le Journal of the Society for Armenian Studiesest une revue scientifique, publiée annuellement par la Society for Armenian Studies (SAS).

Des exemplaires du tout dernier numéro, ainsi que des précédents, sont disponibles en contactant le secrétariat de la SAS par téléphone au (559) 278-2669 ou par mail à barlowd@csufresno.edu. Des exemplaires peuvent aussi être commandés en ligne sur http://societyforarmenianstudies.com.          

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Traduction : © Georges Festa - 07.2016



Karekin Cricorian - Intervista sul concetto di "Bene" / Entretien sur le concept de "Bien"

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Ile San Lazzaro degli Armeni (Venise), cour du monastère
© Bouarf - Travail personnel (2004) - CC BY-SA 3.0
https://fr.wikipedia.org


Entretien sur le concept de "Bien"
par Karekin Cricorian
Akhtamar on line (Rome), n° 222 (15.05.2016) et 223 (31.05.2016)


["Critica alla violenza" [Critique de la violence] - Rencontre avec les Révérends Pères hiéromoines Mesrop Sulahanian et Grigoris Siranian de l'ordre religieux bénédictin de la Congrégation arménienne mékhitariste de l'île San Lazzaro de Venise.]

Venise, île de San Lazzaro, 6 février 2016

Les bénédictins arméniens se constituent en 1700 à Constantinople, adoptant en 1711 la règle bénédictine. En 1712 le pape Clément XI (Giovanni Francesco Albani, né à Urbino en juillet 1649 et décédé à Rome en 1722, élu 243ème pape en 1700) approuve la demande d'admission dans la communauté monacale présentée en 1705 par l'abbé Mékhitar de Modon (Turquie). Dans son existence monacale, la congrégation arménienne mékhitariste obéit à la règle de saint Benoît de Nursie [une vie communautaire qui prévoit un temps pour la prière et un temps pour le travail et l'étude (Ora et Labora)]. L'abbé Mékhitar demande au pape de conserver la forme du monachisme, que nous avons pris des Arméniens, tout comme les moines arméniens la maintiennent, mais non sans les trois vœux (chasteté, pauvreté et obéissance), essentiels au statut religieux.

Le Révérend Père Mesrop Sulahanian, né à Alep, est théologien, spécialiste de l'hymnaire arménien (recueils d'hymnes, chants religieux dédiés au Christ). Il a écrit sur la spiritualité de la Croix dans l'hymnaire arménien. Il vit soit dans les communautés arméniennes de Syrie, soit dans celles du Liban, après avoir fait ses études dans le monastère de l'île de San Lazzaro degli Armeni à Venise.

Le Révérend Père Grigoris Siranian, né à Cesarea [Kayseri] en Turquie (où trouva refuge, au milieu du XIème siècle, une colonie d'Arméniens, suite à la conquête de l'Arménie par les Seldjoukides), vit principalement à Venise, où il a soutenu sa thèse de doctorat auprès de la Facultas Scientiarium Eccliasiasticarum Orientalium [Institut d'Etudes Orientales], publiée par l'Institut Pontifical Oriental [Pontificium Istitutum Orientale], sur Les mékhitaristes de Venise et la tentative d'union de 1809, d'après l'Histoire de l'Arménie d'A. Berberian, ouvrage de 380 pages approuvé en 2006 par les Révérends Pères L. Zekiyan et V. Poggi.

Avant de rapporter l'entretien, je crois utile de présenter brièvement les différences entre l'Eglise arménienne catholique et l'Eglise apostolique arménienne.

Questions de doctrine (enseignement) et de liturgie (cérémonies sacrées et rites - sourp badarak, sainte messe] dans l'Eglise arménienne et celle romaine.  

Historiquement, les Révérends hiéromoines arméniens (de hiératique, IERAS en arménien, rêve), absorbés dans la méditation de Dieu, se réfèrent dans la célébration de la messe au rite arménien. Le vardaped, dans l'Eglise arménienne catholique (dont le Saint-Siège se trouve au Vatican) comme dans celle apostolique d'Etchmiadzine à Erevan, en Arménie, est précisément un docteur en théologie qui réside dans le monastère, mène une existence monastique, ora et labora. Or, dans l'Eglise apostolique arménienne, le vardaped, prêtre, a aussi la possibilité de se marier s'il n'a pas pour ambition de devenir chef de l'Eglise, Catholicos (Patriarche). Ce qui signifie que, selon l'Eglise apostolique arménienne, l'action mystique de la liturgie dans la messe arménienne peut être célébrée par l'archimandrite (prêtre, du grec chef-pasteur), lequel participe aux ecclesia, aux assemblées du peuple. Dans l'Orested'Euripide est utilisée l'expression κκλητος χλος (ékklētos òchlos) au sens d'"assemblée particulière." En amont figure le verbe κκαλέω, qui signifie "j'appelle,""je fais venir,""je fais appel à."

Cette différence qui la distingue de l'Eglise romaine, obéissant au pape, laquelle requiert pour célébrer la messe le vœu de chasteté, se manifeste dans l'organisation du clergé. Or le Catholicos arménien (qui est chef de l'Eglise comme le pape pour celle de Rome) est chef universel (de Kath'holou, "en général," dans l'ensemble) de l'Eglise arménienne orthodoxe, autrement dit celle qui estime avoir le point de vue juste sur l'évangélisation de la foi chrétienne en Jésus-Christ, d'après l'apôtre saint Jude Thaddée. Autrement dit, être en contact plus étroit avec le peuple, même ceux qui n'ont pas la foi, et que l'on voudrait évangéliser, est une qualité qui s'applique autant à l'Eglise arménienne apostolique (orthodoxe) qu'à l'ordre des Mékhitaristes de l'île de San Lazzaro.

Cette particularité imprègne le rite de l'Eglise apostolique arménienne, dont le chef est Karékine II, lequel occupe le Saint-Siège d'Etchmiadzine. La divine liturgie - sourp badarak (sainte messe) - n'est pas célébrée tous les jours et consiste dans le rite du candélabre à deux cierges et celui à trois cierges (entrelacés), qui symbolisent pour le premier les deux natures humaine et divine du Sauveur (Jésus-Christ), et pour le second les trois personnes de la Très Sainte Trinité (Père, Fils et Saint Esprit), un rite qui ne se déroule qu'en présence de l'évêque, le catholicos de l'Eglise apostolique, qui le bénit. Les cierges allumés sont censés représenter l'illumination des fidèles à la foi.

Cette liturgie découle du concile de Dvin (555), qui sanctionne cette interprétation du miaphysisme ou monophysisme (du grec nature unique) modéré, réfuté par le concile de Chalcédoine (451), lequel confie au pape de Rome le primat de l'interprétation, et ce afin d'accorder au peuple arménien des choix favorables à leur nation. La liturgie du rite arménien de l'Eglise arménienne apostolique est celle de Nersès Lampronensis, Nersès IV Chnorhali et Krikor Daghà, partageant ainsi avec l'Eglise de Rome le psaume 42 de l'Evangile.

Suite à ce préambule l'entretien.       

- Karekin Cricorian : Père Mesrop Sulahanian (théologien) d'Alep en Syrie et Père Grigoris Siranian (philosophe chrétien) de Césarée de Cappadoce en Turquie, j'aimerais vous poser cette question : qu'est-ce que le Bien ? Une liberté à conquérir ? Je dis cela car dans ma précédente vie pénitentielle, lorsque je me suis confessé pour la communion, le curé, le Père Walter Magnoni, m'a dit : "Tu as tes fautes !" Je me suis relevé et je lui ai répondu : "Moi, les fautes d'un adolescent, sans conscience nationale ni identitaire, je les expie sans arrêt depuis 19 ans. Ceux qui m'ont réduit à cette situation, l'état turc de la République, héritière de celle kémaliste, ne s'attribue pas les fautes, directes ou indirectes, du génocide du peuple arménien ! Pourquoi n'ont-ils pas raconté à leurs générations les torts de leurs grands-parents et des pères idéalisés de leur constitution républicaine ? Ils passent sous silence le crime du génocide arménien de 1915, perpétré par leurs ancêtres, qui ont contraint des millions d'autres gens à la diaspora et à l'exil forcé !
Pourquoi un crime contre la collectivité, comme l'extermination de plus d'un million de personnes, n'est-il même pas jugé de façon exemplaire par la communauté internationale ? Et pourtant ses effets ont provoqué des tragédies similaires à celles des réfugiés qui atterrissent aujourd'hui en Italie et en Grèce depuis la Syrie.   
Voilà, Père Mesrop, après ce long préambule quant aux raisons de ma réflexion, que pensez-vous de ma déclaration sur le sens du Bien ?

- Père Mesrop Sulahanian : Dieu étant le Bien, "nous" avons le devoir de le pratiquer, ou de faire le bien, afin de nous rapprocher de Dieu.

- Karekin Cricorian : Dieu représente donc la totalité de la communauté ?               

- Père Mesrop Sulahanian : Selon notre foi, Dieu est tout, non seulement la totalité, la bonté, l'essence de la bonté. Nous devons chercher à nous en approcher. Tel est le but qui nous a été assigné. C'est peut-être très difficile, mais pas impossible pour ce que Dieu nous a assigné. Nous devons toujours aller de l'avant pour atteindre ce but, le Bien non seulement matériel, non seulement physique, mais notamment spirituel (esprit en tant que souffle, communication, langage - Ndlr), car nous sommes des personnes, nous sommes des âmes (au sens d'animé, qui parle, qui écrit, qui prend conscience - Ndlr) dans un corps et ce corps doit répondre avant tout au but essentiel pour lequel il a été créé. Que le Seigneur nous a assigné. Aller vers ce Bien, cette spiritualité.

- Karekin Cricorian : Cette spiritualité, je l'ai découverte en maison d'arrêt grâce à l'écriture de l'Autre qui est en moi (comme l'autrement qu'être de Levinas). L'Autre était l'expression, le langage des toxicomanes, des trafiquants, des voleurs. Alors que les violeurs de femmes et d'enfants étaient chassés de notre communauté, j'ai toujours prié la communauté sociale pénitentiaire de ne pas s'en prendre à eux. Le fait de les éloigner, puisque dans notre communauté nous ne les acceptions plus, était un fait... Mais... Faisions-nous mal ? Faisions-nous bien ? C'était un problème. Mais dans l'écriture j'ai découvert les possibilités d'atteindre le Bien grâce à la relation entre moi, les autres sujets singuliers et la collectivité. Mon identité s'est exprimée en écrivant. Dans le langage j'ai trouvé ce Bien, la force de m'améliorer conjointement avec les Autres, que ce soit des personnes ou des interprétations de l'Histoire, déposée par les historiens dans les livres. Dans l'écriture les prolongements de ma conscience universelle. Tout comme je fais maintenant avec toi, mon Père, en sachant aussi que je devrai travailler pour transcrire fidèlement ton/mon/notre message.

- Père Mesrop Sulahanian : Tu t'es découvert toi-même ?

- Karekin Cricorian : J'ai connu ceux qui me sont Autres à travers l'écriture qui est déjà un Autre, au regard de la parole.

- Père Mesrop Sulahanian : Les Autres sont un miroir. L'écriture est faite pour toi et non pour les Autres.

- Karekin Cricorian : Elle n'était pas faite que pour moi, je la faisais lire aux autres et je lui communiquais le bien-être de cette tension qu'ils exerçaient eux aussi librement, échangeant leurs écrits avec les miens, comme le fait le professeur Albinati, grand écrivain romain, qui enseigne l'italien à la maison d'arrêt de Rebibbia. 

- Père Mesrop Sulahanian : Tu la faisais lire, mais ce que tu écoutais concernait ta vie. Ce que tu lis dans l'Ecriture sainte est ton histoire. Dans un laps de temps beaucoup plus long.

- Karekin Cricorian : Tu as raison. Avec l'écriture j'ai découvert cette mémoire du temps en voyageant dans l'histoire. Le miroir dont tu parles était une traversée d'autres horizons. C'est comme ça que j'ai retrouvé mon histoire originelle, celle de mon grand-père Karékine, natif d'Aghn (ancien empire ottoman), la terre natale de mes ancêtres. Il est évident que c'est moi (conscience) qui ai voulu aller au-delà de la violence, de la vengeance pour ce qu'ont subi mes ancêtres emprisonnés, enchaînés et déportés du Taurus arménien en Libye. C'est ainsi que par les récits de mon père j'ai découvert que son père lui avait parlé de la déportation d'Aghn jusqu'en Libye, advenue à la fin du 19ème siècle, plus précisément en 1896-98 (massacres hamidiens), lorsque mon grand-père avait 9 ans environ. Il racontait comment il était parti de là enchaîné !!! Mais cela je l'ai découvert en Italie, 55 ans après ma naissance à Benghazi en Libye. A pieds jusqu'à Alep, puis embarqué au port de Beyrouth vers Alexandrie en Egypte, Malte et finalement en Libye, à Tripoli tout d'abord, puis à Benghazi.
J'ai découvert qu'Aghn fut fondée au 13ème siècle après la défaite de la dynastie des Artsrouni qui régnait dans le Vaspourakan, subie à Ani, la capitale du royaume, subie par Basile II, empereur de Byzance au 12ème siècle, où il se réfugia avec toute sa Cour. Aghn était un village créé par les déportations. Quand j'ai recouvré ma liberté, j'interrogeais mon père Antranik sur Aghn, qui m'en parlait à l'insu de ma mère, qui interrompait le dialogue. Papa me parlait de sa passion pour la foi, étant dans les années 40 archidiacre de l'évêque italien de Benghazi, et le moment où, avec sa sœur Maria, il vêtit le Père Karékine (mon grand-père, natif d'Aghn) à sa mort en 1945. Par un étrange destin de persécuté, mon grand-père devint photographe et dut immortaliser pour la police d'Afrique Italienne la pendaison du rebelle libyen Omar al-Mokhtar le 16 septembre 1931 à Suluq. Il me racontait toujours cette anecdote. Tant d'Arméniens en 1915 connurent cette fin sans même combattre ! Papa était né en 1926. Hélas, à cette époque il était Balilla et sa sœur capocenturia [chef de centurie], tout en étant conscients d'être d'Aghn, d'être les enfants de rescapés arméniens. Pour les Italiens de la période fasciste, les Arméniens étaient considérés comme rachetés, puisque s'étant révoltés !
Il me racontait ces événements quand il avait 86 ans, pour ne pas les laisser tomber dans l'oubli, sachant que j'étais toujours en quête de mes origines. Avec l'écriture j'ai transcrit les dialogues que j'ai eus avec mon père et j'y étais rapide, accoutumé par vingt années d'études et deux fois licencié en architecture et en philosophie. J'écrivais au moins six heures par jour, outre six autres heures passées à étudier. C'est ainsi que j'ai étendu ma mémoire, fixant mes pensées grâce aux synthèses écrites en vue des examens. Je "déflorais" l'universalité de la conscience. J'ai voyagé en pensée dans les lieux de mes ancêtres, de mon grand-père. Aghn était le village du grand poète arménien du 19ème siècle Siamanto, mais aussi de musiciens et de poètes dès le 14ème siècle. Ces souvenirs positifs ont fait que je me suis senti arménien.

- Père Mesrop Sulahanian : L'Universalité de l'homme, l'histoire humaine est pénétrée par la présence de Dieu. Présence du Bien absolu de l'homme. Nous essayons de trouver des biens - disons, relatifs - matériels, existentiels, conformes à notre nature qui nous conviennent et qui nous plaisent.

- Karekin Cricorian : Je me suis évertué à me détacher de cette idée, à voir les choses comme elles me convenaient, notamment du point de vue idéal d'une société "juste." Ce n'est qu'en 2001, une fois licencié en architecture avec le professeur Paolo Portoghesi, et m'être remis juste après à étudier la philosophie, obtenant ma licence en 2011, que j'ai compris qu'il était nécessaire de dépasser la souffrance de mon égoïsme blessé. En architecture, outre le projet envisagé et le modèle réduit tridimensionnel en balsa, j'avais écrit une thèse sur une commune utopique arménienne autogérée anarchiste (sans hiérarchies, des assemblées populaires plus précisément) dans le Kurdistan, des terres arméniennes aussi où ils vivaient. Imaginez-vous, mon père, que ce titre si complexe, que j'avais donné à l'idée d'un centre de sociabilité neuf, m'a amené à réfléchir. J'ai pensé et je me suis dit que j'aurais dû étudier la philosophie, la passion pour la connaissance, pour être synthétique, simple, et non plus compliqué, dans ma façon de vivre et de m'expliquer avec les Autres. Né en Libye, mais pas libyen, d'origine arménienne, parlant l'italien et un peu l'arménien... Putain ! Quel bordel !
En préparant mes examens philosophiques, j'ai commencé à parler des Autres, de la pensée philosophique, j'ai lu et écrit. J'étais un moyen permettant aux autres de se regarder dans leurs limites que j'avais mises au jour. Voilà pourquoi je me suis approché de ce discours universel du Bien, en commençant à le mettre en pratique.

- Père Mesrop Sulahanian : Dieu n'intervient pas dans les affaires humaines pour mettre un terme à la méchanceté laquelle est inhérente à l'être humain, et c'est pourquoi nous devons agir sur l'être humain pour en modifier l'orientation.

- Karekin Cricorian : L'améliorer ?

- Père Mesrop Sulahanian : Améliorer pour l'amener à rejoindre l'objectif que nous nous assignons.

- Karekine Cricorian : Nous, non seulement comme personnes humaines, mais comme êtres appartenant à une communauté.

 - Père Mesrop Sulahanian : Naturellement, on ne peut obliger l'autre à penser différemment de ce qu'il veut penser.

- Karekine Cricorian : Je ne voudrais plus penser, je voudrais élargir ma connaissance en me contaminant... avec l'écriture. Celle des anciens textes arméniens pour la mienne identification de l'Autre dans notre histoire... Ce n'est pas un hasard si je suis venu dans l'île de San Lazzaro vous voir, une communauté religieuse, chercher la biographie sur l'abbé Mékhitar et son époque, fondateur de l'ordre des Pères arméniens mékhitaristes, écrite par le Père postulateur Minas Nourikhan et publiée à Rome en 1914.

- Père Mesrop Sulahanian : Au tour du philosophe (le Père Grigoris) de donner une réponse sublime du bien, au point de vue intellectuel et logique.

- Père Grigoris Siranian : Je me souviens à ce sujet de ce quedisait Donatella Di Cesare, philosophe juive anarchiste, qui dirigea mon mémoire de maîtrise en philosophie du langage, sur le moyen de la langue comme processus d'autodétermination. La relation avec la parole et/ou l'écriture sont pour la vie sur terre une façon de reconnaître l'autre en soi, la parole de ce qui n'existe plus, de ce qui a été exclu tragiquement par la violence. Cela vaut pour tout le monde, y compris pour les révoltés. C'est difficile, car la paix est un rude parcours, mais il faut la construire en donnant la vie. De ce point de vue, je m'implique en Arménie dans le domaine de l'agriculture qui est emblématique comme exemple de construction, à l'opposé de la destruction.

- Karekine Cricorian : Puis-je demander maintenant l'intervention du Père et philosophe Grigoris ?

- Père Mesrop Sulahanian : Oui.  

- Père Grigoris Siranian : Ça te sera un peu difficile car je me suis un peu assoupi...

- Père Mesrop Sulahanian : Les vérités sortent justement entre la veille et le sommeil... (rires)

- Karekine Cricorian : Le théologien a déjà exprimé sa haute connaissance. C'est maintenant à toi, Père Grigoris, d'exprimer ta pensée sur le concept de Bien, au-delà de sa valeur abstraite de Bonté, mais comme effort individuel et collectif visant à instaurer une relation saine entre personnes, qui dans la tranquillité créent les conditions pour s'alimenter, rester sereines et améliorer en permanence leur conscience du monde, de la vie, au moyen du langage écrit élaboré. Au plan historique, il se distingue de celui parlé en tant que moyen de réfutation et de démonstration que les choses dont on parle sont des faits, des actes, des techniques, de l'art que l'on voit, dont on hérite ensuite et que l'on confie aux autres comme témoignage d'une présence dans un contexte en perpétuelle construction et amélioration.

- Père Grigoris Siranian : "Nous" déclarons ne pas savoir le Bien. Le Bien, du moins pour moi, réside dans le mystère du don.

- Karekine Cricorian : Que signifie exactement le mystère du don ?

- Père Grigoris Siranian : Il ne signifie rien et signifie tout. Le Bien pourrait être interprété et présenté comme rien, un transcendantal, à savoir surnaturel (impalpable, il s'agit d'une valeur - Ndlr). Comme un tout, à savoir une manière particulière de se comporter et aussi un mode de vie différent quant à affronter chaque type d'expérience ou de réalité dans la vie. Enoncer le mystère du don est déjà une profession de foi, car il ne s'agit pas simplement d'un constat, il s'agit d'une interprétation de ce qui se présente à toi. Cela signifie que tout est mystère et qu'est-ce que le mystère ?
Le mystère est une sorte de secret sans en être un, ni s'identifier avec le secret. Le secret est une chose qui demeure cachée, à l'inverse le mystère est une chose qui dans l'intimité est si délicate qu'elle requiert et même exige pratiquement une espèce de transformation réciproque entre le communiquant et celui qui reçoit la communication, autrement dit la révélation. Il s'agit donc d'un acte dynamique, où s'opère une sorte de dévoilement progressif - pour qui ne comprend pas ou voit ou juge de l'extérieur -, mais qui, en réalité, dans un rapport qui, d'étrangeté, se transforme toujours en familiarité, ou amitié, arrive à l'intimité où il te murmure, délicatement, la nature authentique d'une vérité, d'une réalité de toute expérience.
C'est donc le mystère, mais le mystère est une chose très particulière, car non seulement à la différence du secret il demeure secret, mais s'il est dévoilé, il cesse d'être secret. Le mystère n'est pas comme ça, non seulement dans la première phase où peu à peu, progressivement, il est révélé, mais tout bonnement aussi dans sa révélation maximum, il ne cesse pas d'être mystère, à la différence du secret. Il te fait comprendre que c'est toujours l'autre qui exige le respect, car il est toujours libre par essence; donc ça te fait comprendre que dans la vie, par exemple, il n'y a jamais une prétention sur l'autre et les choses de manière quasi mathématique ou rigoureuse. Prenons le cas double de la rémunération. Même si tu as commis une faute, tu ne peux jamais affirmer une correspondance exacte en disant que moi aussi je me repens finalement, et que donc tu devrais me pardonner. Le fait de pardonner n'est jamais un devoir et reste toujours un acte de générosité, et qui est attentif à ces choses comprend qu'une définition, quand bien même existerait une définition de la bonté, s'énonce comme le fait précisément saint Thomas, donc la scolastique, Bonum diffusivum sui [le Bien tend à se répandre - NdT], autrement dit le maximum que l'on puisse faire pour définir et décrire la bonté est de constater que c'est une chose qui déborde quasiment. Elle se diffuse au-dehors, elle sort, elle est donc un acte de libéralité. Il s'agit d'un acte généreux d'amour, de don, mais il est libre, il ne peut être déterminé par quelque prétention ou attitude d'une partie adverse.

- Karekin Cricorian : Donc la Bonté, le Bien, au sens aussi de pardonner ou de produire une valeur ajoutée amélioratrice, est comparé du point de vue juridique (à savoir ce qui est juste selon la Loi) à un rapport positif entre les gens, et il peut donc être défini comme le côté positif de la comparaison entre les gens, les uns pour les autres ?

-  Père Grigoris Siranian : Pour ce qui concerne le fait de mériter, là aussi, ce n'est pas une chose que tu mérites, mais il peut s'agir éventuellement d'une prédisposition afin que l'autre personne soit libérale, mais ce n'est jamais un devoir, ni un droit. Il ne s'agit pas du rapport d'une justice aussi rigoureuse, faite de droit et de devoir. Même si nous pouvons parfois parler de droit et de devoir, mais ces termes en réalité sont très analogiques, car (vivre en paix - Ndlr) est un devoir moral (et revendiquer la paix - Ndlr) un droit moral, signifiant donc qu'il présuppose toujours la libéralité.
Que veut donc dire le mystère ? Le mystère, peut-on dire, comme faisaient les Anciens, est aussi la plus belle chose de la vie, bien plus qu'au sens authentique du mot, à savoir poser des limites ! Autrement dit, circonscrire sans pour autant épuiser le contenu détaillé d'une richesse d'une réalité. Ou bien nous pouvons dire, c'est-à-dire décrire que le mystère ressemble à l'ombre d'une personne - l'ombre va toujours de pair avec la réalité - car quand bien même tu pourrais mettre la main sur la réalité elle-même, sur ton corps, de toute façon l'ombre te fuit. L'ombre est ainsi la part fuyante d'une existence qui te pousse toujours en avant, mais en même temps c'est un concept très important et beau, car il accompagne toujours, c'est-à-dire qu'il est inséparable de ton corps, sans s'identifier le moins du monde avec lui. Comprendre cela du concept de mystère est très important, mais il y a aussi un mystère du don.
Comprendre et accepter l'existence dans toutes ses expressions en tant que concession signifie déjà se placer dans l'optique juste. Toute chose n'est donc pas tienne.

- Karekine Cricorian : Bien sûr !

 -  Père Grigoris Siranian : Venons-en à toi. Quand t'arrive-t-il de te tromper ? Lorsque précisément tu identifies ton égo avec l'égo que tu conçois. Tu devrais au contraire tendre de ton égo vers ta véritable image qui, dans son essence la plus profonde, est une image, un reflet d'autre que tu n'es pas.

- Karekine Cricorian : Certes. Ce qui signifie que chacun est donc influencé soit par l'environnement naturel du lieu où il naît, soit par la communauté linguistique (sons et significations) à laquelle tu appartiens.

 -  Père Grigoris Siranian : Si tu adoptes cette attitude, cela signifie que le bien, comme disaient les Anciens, est un transcendantal (et une propriété des plus universelle qui englobe le général, ce qui existe en soi et pour soi - Ndlr)... Que signifie un transcendantal ?
Toute chose est un mystère du don.  Toute chose qui est un fruit et qui est bonne. Le problème n'est donc pas de chercher des choses bonnes, mais de chercher dans Toute Sa dimension de bonté.

- Karekine Cricorian : Il est certain qu'en chacun il y a le bon, la part positive, qu'il s'agit d'extraire.

 -  Père Grigoris Siranian : Donc, dans notre vision de la vie il n'y a pas une vision dualiste de l'existence, à savoir le royaume du bien et du mal, mais une optique dualiste où la réalité, tout en étant et seulement bonne, tu pourrais te laisser glisser (ne pas te rendre compte, ni réfléchir - Ndlr) moralement (quant aux comportements), ou bien avec ton optique de ne pas vouloir voir le bien, le côté bon (qu'il y a en chacun). C'est alors que la part négative de la réalité commence à émerger, sans que celle-ci ait une consistance. La négativité est précisément cette absence et cette limitation qui est tienne, ton côté obtus, de ne pouvoir recueillir dans sa totalité la bonté de quelque chose, de toute expérience, disons de toute réalité de la vie.

- Karekine Cricorian : Bien sûr.  

-  Père Grigoris Siranian : Que veut donc dire par Nous ? Faire abstraction du fait que nous appelions Dieu ou pas ? Cela signifie que le Bien est éternel, comme il est dit aussi dans la très belle prière arménienne, chaque bien véritable pleut quasiment du ciel, car seul ce qui a été et qui est donné d'en haut, c'est-à-dire de la source authentique du mystère du don, c'est cela le Bien. Mais cela caractérise, détermine aussi notre vécu, notre style de vie existentiel, et même la prière.
Donc, qui vit de ces valeurs réalise, comme saint Paul, que nous ne pouvons même pas prier pour notre bien, car nous ignorons le bien authentique pour Nous. C'est pourquoi l'on doit implorer l'esprit, afin que, dans notre esprit, dans le tréfonds de notre âme, il fasse presque jaillir en Nous, faire abstraction de Nous, comme les mots mêmes, notre sensibilité qui s'exprime dans des expressions écrites ou orales. C'est précisément là que réside la richesse de l'être et donc aussi de la bonté, qui jaillissent de Nous, sont en Nous, mais qui en réalité, dans leur essence la plus profonde, ne sont pas nôtres. Comprendre cela, accepter cela et vivre en conséquence est un style de vie, qui forme la sagesse authentique des Grecs, mais aussi des premiers chrétiens et qui participe aussi de l'essence du christianisme. Donc, le bien comme la paix elle aussi, un autre concept, sont des pensées qui caractérisent les franciscains, par exemple, qui par paix et bien expriment cette tension. Par conséquent, par définition, la paix n'est pas l'équilibre ou les accords que nous pourrons réaliser - malheur à nous si nous nous accordions ! - mais la compréhension d'un tout. Même si ces alliances peuvent être avantageuses, en réalité jamais elles ne seront suffisantes. La paix et le bien peuvent donc déchaîner des mécanismes qui feraient ensuite dégénérer, pencher les rapports, car une paix, une paix humaine, est souvent une espèce d'imposition, de vision, surtout de la part du plus fort, d'une façon ou d'une autre elle s'impose, et les autres, pendant ce temps, ne pourraient même pas se révolter ou s'extraire d'une autre partie. Donc, même la paix, comme aussi les autres valeurs existant dans la mentalité arménienne, sont essentiellement des biens qui sont donnés, concédés d'en haut.                                     
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Sources :
Traduction de l'italien : © Georges Festa - 06.2016



Ramón Muñoz - Señor de Madrid

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© Ediciones Pàmies, 2015


Quand le roi de Petite-Arménie était seigneur de Madrid
par Ramón Muñoz



[Auteur reconnu de science-fiction, plusieurs fois primé, Ramón Muñoz est passé en 2012 au roman historique. Depuis lors, avec trois romans à son actif (La tierra dividida, El brillo de las lanzas et Señor de Madrid, tous publiés par les éditions Pàmies en Espagne), il est un représentant important du genre : toujours en quête d'histoires et de cadrages différents. Dans sa dernière œuvre, Señor de Madrid, Ramón part d'une anecdote historique, en marge de l'Histoire, pour reconstituer de manière vivante une traversée de la politique globale de l'Europe dans ce transcendantal 14ème siècle. Je l'ai prié de nous écrire l'histoire de ce passionnant et méconnu personnage historique, objet de cette anecdote, et il a accepté...] (David Yagüe - blog XX Siglos, 28.06.2016)  

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Parmi les nombreuses anecdotes et faits curieux qui jalonnent l'histoire de Madrid, il n'en est guère de plus frappants que la brève période durant laquelle elle fut la capitale d'un royaume qui, à cette époque, avait déjà cessé d'exister et qui, de toute manière, se trouvait à des milliers de kilomètres de là.

Le fait ne serait probablement qu'une simple curiosité, tout au plus, s'il ne relevait d'une des histoires les plus fascinantes du Moyen Age tardif, laquelle a permis en outre d'attester que les Croisades, comprises comme l'intention de reconquérir Jérusalem et les territoires adjacents, étaient un rêve qui n'intéressait plus l'Europe.

Mais commençons par le début. Ou par un final, pour être exact le final du royaume de Petite-Arménie ou Nouvelle-Arménie, fondé par des réfugiés arméniens dans le golfe d'Anatolie, à cheval entre le sud de la Turquie actuelle et le nord de la Syrie actuelle (ou ce qu'il en reste). Première principauté indépendante de Byzance, puis royaume de plein droit grâce au roi Henri II de Jérusalem, ce petit Etat survécut comme il put durant les siècles suivants, tandis que les royaumes latins d'Orient disparaissaient un à un. Mais ce fut aussi au tour de la Petite-Arménie de connaître l'extinction. En l'an 1375 les mamelouks égyptiens en finissent avec ce dernier réduit chrétien, profitant en grande partie des dissensions internes qui l'avaient rendu presque ingouvernable. Les conquérants promirent à leur roi, Léon V, un sauf-conduit qui n'était qu'une amorce, afin d'obtenir la reddition du dernier de ses châteaux-forts. Peu après, Léon V est emprisonné et envoyé au Caire, où il vivra les années suivantes transformé en un symbole vivant du triomphe du sultan.

Il convient de marquer ici une pause pour étudier les origines de Léon V, qui appartenait à l'une des familles les plus célèbres du Moyen Age. Nous voulons parler de la lignée française des Lusignan, qui affirmait descendre de la fée Mélusine, mi-femme mi-serpent, laquelle aurait bâti pour son époux le fabuleux château de Lusignan, l'un de ceux qui gardaient la section française du Chemin de Compostelle. Parmi les membres les plus illustres de la famille l'on compte Guy de Lusignan, qui fut tout d'abord roi consort de Jérusalem, puis roi de Chypre. Dès lors, les Lusignan furent rois de Chypre et, à partir de la moitié du 14ème siècle, rois d'Arménie aussi. Or l'existence des Lusignan qui régnèrent sur l'Arménie fut des plus orageuse, abondant en conspirations de palais qui menaçaient sa situation et son existence. Léon V dut batailler durement pour réclamer le trône qui lui revenait par droit de naissance, mais son combat se révéla vain; à peine un an après avoir obtenu sa couronne, le royaume qui la lui avait accordée disparut.

La vie de Léon V d'Arménie se déroulait dans une triste indifférence au Caire, interrompue à l'occasion par la visite de quelque pèlerin en Terre Sainte, lorsqu'eut lieu la rencontre qui bouleversera son existence; deux moines franciscains lui rendent visite et à l'instant cette brève rencontre aboutit à tout autre chose. Les moines restent auprès de Léon V et l'un d'eux, Juan Dardel, se fait tout d'abord le secrétaire et le confesseur de Léon V, puis son ambassadeur. Son objectif ? Voyager en Europe et convaincre un de ses souverains de payer la rançon qu'exigent les mamelouks en échange de la libération de Léon V d'Arménie.

Les deux religieux quittent Le Caire à la fin de l'année 1379, traversant la Méditerranée jusqu'à Barcelone, où ils sont bien accueillis par Pierre IV d'Aragon, sans toutefois en obtenir plus que des promesses. En Castille, néanmoins, le résultat de leurs instances est tout autre. Malgré les nombreux problèmes qui assaillent Jean Ier de Trastamare (Grand Schisme d'Occident, révolte de son demi-frère Alphonse-Henri, conflit avec le Portugal...), le monarque écoute Dardel et accepte de porter secours à celui qu'il considère peut-être comme un compagnon dans l'adversité. Grâce à son aide, les moines peuvent retourner en Egypte, munis de présents et de lettres de supplique pour le sultan, qui accepte d'accorder la liberté à Léon V.

A cette époque, les communications étaient beaucoup plus lentes et  risquées. Ce fait et le temps passé par ses ambassadeurs dans les Cours de la péninsule ibérique explique que la libération de Léon V d'Arménie intervient presque deux ans après le départ des religieux en quête d'une aide. Il faut attendre l'année 1383, lorsqu'il arrive en Castille pour remercier son bienfaiteur, coïncidant avec un événement qui allait changer pour toujours l'histoire de la péninsule ibérique : le mariage de Jean Ier et de la très jeune Béatrice de Portugal, où fut aussi présent le futur antipape Pierre de Lune (Pedro Martinez de Luna). Malgré la barrière de la langue, Léon V sut se gagner ensuite la sympathie de l'infortuné roi de Castille, une affection qui ira au point que Jean Ier de Trastamare jugea insuffisants les efforts qu'il avait déjà consentis en sa faveur et décida d'accorder à Léon de Lusignan une rente à vie et la possession de trois villes riches : Madrid, Andújar et Villareal (actuellement Ciudad Real).

La générosité de Jean Ier envers un parfait inconnu est remarquable, tout comme la mentalité curieuse de cette époque, qui permettait à un roi d'offrir trois villes comme on offre une bague. Naturellement, personne n'aurait demandé leur avis aux habitants de ces trois villes, qui du jour au lendemain devinrent sujets d'un étranger dont ils ne savaient rien. Heureusement pour eux, Léon V s'abstint de s'immiscer dans leurs affaires ou de leur imposer de nouveaux impôts, tout occupé qu'il était à parcourir l'Europe à encourager une croisade qui lui permettrait de recouvrer cette Arménie perdue, à laquelle il ne renonça jamais. Les Madrilènes profitèrent de ce manque apparent d'intérêt, obtenant de Jean Ier la promesse que la cession de Madrid ne durerait que jusqu'à la mort de Léon V. Ce qui fut le cas. A la mort du roi d'Arménie en exil, Madrid retourna à la Couronne dont elle avait été séparée durant quelques années pour poursuivre son évolution qui l'amènera à devenir la capitale de l'Espagne, deux siècles plus tard.

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Traduction de l'espagnol : © Georges Festa - 07.2016


Julfa Cemetery Digital Repatriation Project / Projet de rapatriement numérique de la nécropole de Djoulfa

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 https://julfaproject.wordpress.com
© ACU - Australian Catholic University


Restaurer ce qui a été détruit
Djoulfa en numérique

par Aram Arkun


WATERTOWN, Mass. - Les Arméniens n'ont pas seulement perdu des vies, mais aussi d'irremplaçables artéfacts culturels du fait des violences au fil des siècles. Aujourd'hui, il existe peut-être un moyen de reconstituer une part de ce patrimoine perdu, du moins dans le monde virtuel. Le professeur Harold Short est membre d'une équipe de recherche qui tente de restaurer une partie du passé arménien, à commencer par le cimetière de khatchkars (pierres-croix) de Djoulfa, systématiquement détruit par les Azerbaïdjanais. De passage récemment à Watertown, il nous a livré quelques aperçus sur ce projet, intitulé officiellement "Julfa Cemetery Digital Repatriation Project" [Projet de rapatriement numérique de la nécropole de Djoulfa].

Il nous précise que le projet a été lancé par sa co-directrice, le docteur Judith Crispin, musicienne, photographe et intellectuelle australienne. Alors qu'elle dirigeait la Manning Clark House, un centre à Canberra, en Australie, légué par la famille Clark à des fins d'expositions et de manifestations culturelles, elle découvrit par des Arméniens le génocide de 1915 et la récente destruction de la nécropole de Djoulfa. A son apogée ce cimetière comptait plus de 10000 khatchkars datant du Moyen Age et bordant l'Arax, entre l'Iran et le Nakhitchevan. En 1998, il en restait près de 2000 avant la campagne de destruction, orchestrée par l'Azerbaïdjan. L'UNESCO a inscrit les khatchkars sur sa Liste du Patrimoine culturel immatériel de l'humanité.

Révoltée par cette perte, et frappée par la beauté de ces khatchkars détruits, Crispin prit contact avec le chercheur arménien Vicken Babkenian et l'évêque arménien de Sydney, sollicitant leur soutien pour tenter, à l'aide des technologies modernes, de reconstituer cette nécropole d'une manière virtuelle, mais réaliste. Elle chercha une institution universitaire susceptible de collaborer avec la Manning Clark House. L'Australian Catholic University [Université Catholique d'Australie] jugea le projet d'un grand intérêt. Le vice-chancelier de cette université demanda alors à Harold Short de se joindre à eux, en tant que spécialiste des sciences humaines au plan numérique. L'Institute for Social Justice de cette université et l'Institute for Religion and Critical Inquiry servirent de structures d'accueil au projet.

Diplômé en sciences humaines, mathématiques, informatique et systèmes, Short a dirigé le département de Sciences Humaines numériques au King's College de Londres jusqu'à sa retraite en septembre 2010, et a collaboré à un grand nombre de projets pluridisciplinaires. Il est responsable, nous précise-t-il, de la partie technique et gère l'équipe de travail, tandis que Crispin est chargée de coordonner les recherches historiques et culturelles nécessaires. Il s'agit d'un projet pluridisciplinaire avec des archéologues, des historiens, des photographes, des théologiens et des techniciens spécialisés dans le son et les sciences humaines numériques, pour n'en citer que quelques-uns.

Short nous explique les sources matérielles existantes concernant cette nécropole : "Ce qui rend possible notre manière de penser les choses, c'est la collection de 2000 photographies d'Argam Ayvazyan." Sur plusieurs dizaines d'années, en courant des risques importants pour sa propre sécurité, Ayvazyan prit systématiquement des clichés de cette nécropole durant la période soviétique, préoccupé par son état d'abandon et son délabrement. Il existe aussi des photographies prises par d'autres, à partir des années 1920, dont certaines de très haute qualité. D'après Short, tout cela est suffisant pour permettre de retrouver la position respective de ces khatchkars.

Un voyage exploratoire en 2013 en Arménie lui apporta un grand nombre d'informations et d'images et l'a conduit, entre autres, à publier un livre électronique richement illustré, Recovering  a Lost Armenian Cemetery: A Pilot Project by Manning Clark House. Lors d'un autre voyage en Arménie en 2014, Crispin et un groupe de collaborateurs découvrirent aussi une quarantaine de khatchkars subsistants, transférés de Djoulfa en Arménie, en Géorgie et en Iran, au fil du temps. Un troisième voyage scientifique, au printemps dernier, a permis de les photographier et de les scanner en 3D. De nombreux matériaux dans des bibliothèques en Arménie et ailleurs existent, permettant d'identifier les personnes commémorées dans ces khatchkars.

Les photographies et les autres informations collectées sont en cours de numérisation. Short nous précise : "A mesure que nous travaillons, les archives vont s'agrandir et finalement les archives seront conservées quelque part entre l'Université Catholique d'Australie et la State Library of New South Wales [Bibliothèque Nationale de la Nouvelle-Galles du Sud], première bibliothèque publique d'Australie, qui réalise un travail important en numérisant ses collections."

La collection de photographies d'Ayvazyan a été acquise par l'Université Catholique d'Australie. "Ayvazyan," poursuit Short, "s'en préoccupait beaucoup. Il s'inquiétait pour leur sécurité en Arménie."

La Bibliothèque Nationale de la Nouvelle-Galles du Sud a pris contact avec la communauté arménienne d'Australie, dans le cadre de ses fonctions consistant à constituer des collections intéressant le public. En conséquence, des archives publiques concernant la communauté arménienne seront aussi créées au sein de cette bibliothèque, et le scanner de grande qualité, acheté par l'Université Catholique d'Australie pour le projet concernant les khatchkars, sera ensuite remis à la bibliothèque, une fois le projet achevé. Ces archives seront accessibles à la fois physiquement et numériquement en plusieurs endroits, afin que d'autres personnes puissent travailler sur ces collections.

L'équipe espère atteindre, ajoute Short, plusieurs objectifs spécifiques au regard de ces khatchkars. Deux installations permanentes seront créées, l'une au Musée-Institut du Génocide Arménien à Erevan, et l'autre, près de Sydney, à Chatswood, une petite ville où vivent de nombreux Arméniens. De vastes espaces adéquats ont été identifiés pour ces installations.

Short ajoute : "Notre objectif essentiel est une expérience d'immersion tridimensionnelle pour que les gens aient l'impression, autant que possible, de se trouver dans cette nécropole. Nous aimerions que les installations permanentes soient là où les gens aimeraient les trouver. Nous aimerions aussi créer une version touristique, qui se tiendrait probablement sous un dôme."

L'équipe, dit-il, se propose de disposer les installations de manière à ce que l'on puisse choisir dans quelle partie de la nécropole l'on désire se trouver, à quel moment de la journée et dans quelle saison. En regardant un khatchkar, il sera possible d'appuyer sur un bouton et d'en découvrir le symbolisme, ainsi que la personne pour laquelle il fut réalisé. Des rituels religieux pourront peut-être même être accomplis, tels qu'ils le furent à l'origine. Espérons qu'une version partielle puisse être aussi réalisée pour l'internet, à la manière d'un monde virtuel, où au moins une partie de ce qui précède puisse être faisable.

Short précise : "L'électroacoustique est ce que nous faisons de plus innovant. A notre connaissance, aucune autre reconstitution en 3D existant à ce jour n'a tenté d'intégrer l'électroacoustique." Certains enregistrements ont été réalisés sur la frontière entre l'Arménie et le Nakhitchevan. Le son a été enregistré lors de l'enquête de terrain, cette année, tandis que des photographies ont été prises le plus près possible de l'Arax, près d'Agarak [province du Siounik - NdT].

Des religieux arméniens d'Arménie ont livré de précieuses informations quant au type de musique qui a pu être jouée à l'origine dans la nécropole. Short déclare : "L'idée est que cette partie de l'installation permanente puisse disposer des sons les plus authentiques possibles."

Le concept de la reconstitution de Djoulfa ne se fonde pas sur un modèle particulier. Il existe d'autres modèles analogues comme les projets lumineux en 3D des immenses statues de pierre des bouddhas de Bâmiyân, détruits par les talibans en Afghanistan. Des éléments et des fragments ont été repris de projets similaires existants pour celui de Djoulfa.

Ce spécialiste de la visualisation en 3D pour le projet Djoulfa a travaillé au départ au King's College à la reconstitution de plusieurs théâtres qui n'existent plus depuis longtemps, dont celui de Pompée le Grand à Rome. Ce genre de reconstitutions a conduit à l'élaboration de la Charte de Londres de 2006, quant à la documentation du processus visant à clarifier ce qui est historique et ce qui ne figure pas dans une reconstitution. Short souligne que le projet Djoulfa obéira à ces grandes lignes.

Le titre "Projet de rapatriement numérique" s'inspire de plusieurs projets, pour la plupart australiens, où des matériaux aborigènes, parfois très délicats et fragiles, ont dû être soigneusement contrôlés à des fins de préservation. Short ajoute : "C'est une façon de permettre à la collectivité la plus directement intéressée d'en profiter et d'en faire l'expérience grâce au numérique."

Le projet a été budgétisé au début par l'Université Catholique d'Australie, qui a financé des salaires sur plus d'un an et contractualisé quatre personnes sur 12 mois, dont Crispin, Short et un spécialiste de la visualisation en 3D. Elle a acquis un scanner de haute qualité, ainsi que les photographies d'Ayvazyan.

L'université dispose d'un espace à Rome, où elle organise des séminaires. Deux sont prévus en septembre 2016, dont l'un sera consacré au projet Djoulfa. En conséquence, des intervenants ont été conviés à évoquer plusieurs aspects du projet, tandis que le spécialiste de la 3D prépare une démonstration avec les scans déjà réalisés.

L'objectif est d'exposer quelque part entre 12 et 20 des khatchkars existants pour une expérience immersive dans un dôme géodésique. Si cela ne peut être fait en septembre, le projet sera présenté à Rome un peu plus tard dans l'année. La décision sera prise à la mi-juillet, précise Short, et l'exposition pourra ensuite être itinérante dans plusieurs villes des Etats-Unis, comme Boston, New York et Los Angeles, si des dispositions appropriées peuvent être trouvées.

L'Université d'Etat d'Erevan et l'Eglise arménienne, en particulier l'Eglise arménienne apostolique de la Sainte-Résurrection de Chatswood, à Sydney, soutiennent très activement le projet, et celle-ci recevra une part des financements projetés pour son aide.

La Fondation Gulbenkian a financé les actions pilotes réalisées, ainsi que le séjour en Arménie et la récente enquête de terrain, cette année. Plusieurs autres mécènes participent. Des financements complémentaires seront nécessaires pour poursuivre ce projet l'an prochain. Des salaires seront nécessaires pour les doctorants travaillant principalement en Arménie et à Sydney. Une grande part des recherches contextuelles devra être réalisée en Arménie.

Le budget global, estime Short, est d'environ 6 millions de dollars US. D'importantes subventions sont demandées auprès d'instances gouvernementales et d'entreprises aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, mais cela ne suffira pas. Short précise : "A mon avis, nous avons deux projets conjoints - reconstitution de la nécropole, et [la collecte du] matériau contextuel donnant sens à la nécropole." Il s'agit d'un projet onéreux qui, estime Short, pourra exiger finalement un philanthrope arménien sensible à l'importance de ces deux volets du projet. Pour plus d'informations, consulter https://julfaproject.wordpress.com/.                                     

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Traduction : © Georges Festa - 07.2016


Nora N. Nercessian - The City of Orphans

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 © Hollis Publishing, 2016

City of Orphans raconte l'histoire du plus grand orphelinat au monde



BOSTON - Dans son nouveau livre, The City of Orphans, Nora Nercessian raconte l'histoire du plus grand orphelinat au monde, créé dans ce que l'on appelait en 1921 Alexandropol, la ville la plus importante et autrefois prospère de l'Arménie russe. Après deux occupations de six mois sur trois ans par les forces turques, Alexandropol (future Léninakan et actuelle Gumri) accueillit le plus grand orphelinat au monde, hébergeant près de 25 000 orphelins, presque tous originaires d'Arménie Occidentale.

Pour la première fois, toute cette histoire est racontée. Dans ce volume de 640 pages, Nercessian retrace les événements qui ont conduit à la formation de la Ville des Orphelins, son développement au début des années 1920 et sa fermeture finale en 1931, dans des circonstances dramatiques.

Le livre se focalise sur ce projet unique du Near East Relief, lancé tout d'abord en 1919, consistant à rassembler des orphelins arméniens dans des baraquements militaires que le tsar avait fait construire à Alexandropol pour loger des milliers de soldats de l'armée impériale, ainsi qu'un important arsenal militaire, destiné à être utilisé lors des guerres contre l'empire ottoman. Lorsque les baraquements furent abandonnés, suite à la révolution russe de 1917, en accord avec le gouvernement de la Première république d'Arménie, puis avec le gouvernement d'Arménie soviétique, le Near East Relief peupla les baraquements d'orphelins recueillis en divers lieux de l'Arménie et dans le sud du Caucase.

Près de 170 baraquements militaires qui, si on les avait alignés côte à côte, se seraient étendus sur plus de trois kilomètres, furent convertis en dortoirs, ateliers, salles de classe et hôpitaux pour les orphelins. En 1922, la "Ville des orphelins" fut présentée dans des centaines de journaux et de revues aux Etats-Unis, en Australie, en Nouvelle-Zélande et ailleurs, comme le plus vaste orphelinat au monde qui ait jamais existé et la pierre angulaire de la gigantesque entreprise humanitaire du Near East Relief dans la prise en charge des orphelins au Proche-Orient au début des années 1920.

La ville des orphelins s'agrandit et prospéra, au moment où l'Arménie devenait un Etat soviétique. Comme les Etats-Unis ne possédaient pas de mission diplomatique en Union Soviétique durant les années 1920, le Near East Relief américain et les commissaires d'Arménie soviétique entamèrent une collaboration unique, qui dura jusqu'à la prise du pouvoir par Staline. Le Near East Relief se retira définitivement en 1931, dans le contexte des premiers simulacres de procès à Moscou, prélude aux purges staliniennes, quelques années plus tard.

Plongés dans une réalité politique complexe, ces 25 000 orphelins grandirent dans les anciens baraquements militaires du tsar, sous la tutelle des employés du Near East Relief américain et des commissaires de l'Arménie soviétique, chaque partie insistant sur ses prérogatives pour faire de ces orphelins arméno-ottomans des citoyens d'une Arménie nouvelle.

Au lendemain du 100ème anniversaire du génocide arménien, The City of Orphans pourrait être regardé comme une énième étude sur les rescapés les plus jeunes du génocide arménien. C'est le cas, mais bien plus encore. L'ouvrage livre une micro-histoire des rencontres entre les valeurs et les pratiques occidentales et des sociétés en cours de développement.

Ce nouveau livre étudie la vie de l'orphelinat à travers plusieurs prismes : détails quotidiens, nécessaires à la mise en œuvre d'une telle entreprise; interaction des orphelins avec le personnel humanitaire américain et leurs homologues arméniens; négociations constantes entre le Near East Relief et les autorités gouvernementales arméniennes; le tout reconstitué grâce aux archives officielles arméniennes et américaines, à des journaux, des mémoires et des correspondances d'orphelins et d'employés humanitaires, ainsi que des articles de presse du monde entier. Plus important encore, l'auteur met l'accent sur le ressenti, les perceptions et la vision du monde des orphelins eux-mêmes, durant leur séjour.

Le volume recense (avec leurs photos, lorsqu'elles étaient accessibles) plus de 700 employés américains et arméniens en charge de ce vaste orphelinat, avec de courtes biographies, quand cela fut possible. En outre, The City of Orphans cite les noms de plus de 12 000 orphelins, avec la date et le lieu de naissance, ainsi que leur patronyme. L'ouvrage comprend aussi plus de 200 photographies.

The City of Orphans est l'histoire multiforme et trépidante de l'interaction entre la philanthropie, son potentiel et ses limites, n'épargnant aucun détail, fût-il positif ou négatif. Parmi ces orphelins se trouvent de grandes figures littéraires et artistiques à venir de l'Arménie soviétique, comme les écrivains Khatchig Dachtents, Hovhannès Chiraz, Sarmen [Arménak Sarkissian], le chanteur Choguik Mkrtchian, pour n'en citer que quelques-uns.

Ce récit alerte est plus qu'actuel car il fournit, pour reprendre la professeure Müge Göçek, de l'université du Michigan, "un éclairage précieux sur le potentiel de l'action philanthropique, ainsi que sur ses limites et l'interaction complexe entre violence, enfance et survie."

Ecrivain et comédien, Eric Bogosian évoque ainsi The City of Orphans de Nora N. Nercessian : "Riche en rebondissements, tandis que près de vingt mille orphelins de guerre survivent (contrairement à des milliers d'autres) sous le regard vigilant d'humanitaires protestants américains, eux-mêmes surveillés par les communistes."

Si l'on connaît bien les orphelinats du Moyen-Orient, l'on savait peu de choses sur le plus peuplé d'entre eux, situé à Alexandropol. Il s'agit aussi d'une étude des plus détaillée du fonctionnement quotidien de ces orphelinats, ainsi que de la politique inédite à grande échelle, menée à cette fin en Arménie soviétique.

Diplômée de l'université de Harvard et auteure de plusieurs ouvrages, Nercessian redonne vie à ces orphelins, dont les personnalités souvent affirmées n'avaient pas été pleinement reconnues. A partir de leurs corps apparemment inertes et quasi anonymes, les orphelins firent entendre leurs voix, avant même de quitter l'orphelinat. A chaque page et à chaque histoire, l'ouvrage nous fait vivre une rencontre d'une signification universelle.

L'ouvrage peut être commandé en ligne sur : http://cityoforphans.myprintdesk.net/DSF               

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Traduction : © Georges Festa - 07.2016


Bared Maronian - Women of 1915

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 © http://armenoidteam.com


Women of 1915 de Bared Maronian,
Prix Armin T. Wegner 2016 de l'AFFMA [Arpa Foundation for Film, Music and Art]

Asbarez.com, 20.07.2016


LOS ANGELES - L'Arpa Foundation for Film, Music and Art (http://affma.org/) annonce que le 19ème Festival international du film de l'Arpa se tiendra du 3 au 6 novembre 2016 à l'Egyptian Theater d'Hollywood.

Cette année, le festival mettra à nouveau l'accent sur des problèmes humanitaires au niveau international, tels que le génocide, la Shoah, la liberté de l'homme, les droits des femmes, le trafic d'êtres humains et autres thématiques. L'Arpa s'honore d'avoir fait le choix d'un programme diversifié et exigeant, présentant les œuvres de cinéastes chevronnés et prometteurs issus de nombreux pays.

"Nous sommes très heureux de la programmation du festival cette année, qui compte des œuvres de cinéastes reconnus," déclare le directeur du festival, Michael Ashjian. "Notre objectif est de rester fidèles à notre mission consistant à faire prendre conscience de thèmes importants concernant notre société au moyen du cinéma." Chaque soir, le festival présentera des films en première avec tapis rouge et soirée after. La programmation détaillée sera annoncée dans les semaines à venir, mais les aficionados peuvent attendre pour profiter de projections comme Women of 1915 de Bared Maronian, The Last Inhabitant de Jivan Avetissian, Alter Ego de Vigen Chaldranian, 3 Days in Yerevan de Vahig Pirhamzei, un film d'animation musical basé sur le conte Anban Houri [Houri la Fainéante] d'Hovhannès Toumanian, dû à Artur Mikayelyan, Hot Country, Cold Winter de David Safarian, et bien d'autres.

Le prestigieux Prix humanitaire Armin T. Wegner du festival a 15 ans cette année et sera décerné au film Women of 1915de Bared Maronian.       

Women of 1915 est le premier film documentaire à dévoiler le rôle des Arméniennes d'alors qui vécurent les atrocités du premier génocide du 20ème siècle. Le documentaire met en lumière la part intégrante que les Arméniennes jouèrent au sein de leurs communautés respectives, ainsi que les héroïques militantes des droits des femmes qui vinrent à leur aide à travers le monde. Il révèle aussi celles qui perdirent la vie dans l'empire ottoman ravagé par la guerre, réhabilitant les Arméniennes comme les piliers de sociétés dévastées par la guerre, suite à un génocide.

Women of 1915, film documentaire du réalisateur Bared Maronian, lauréat à quatre reprises d'un Emmy Award, fait suite à son documentaire unanimement salué par la critique, Orphans of the Genocide. Ce documentaire a été sélectionné au Festival International du Film de Hong Kong et diffusé par la National Educational Telecommunications Association dans plus de 250 chaînes de télévision à travers les Etats-Unis.

Les quatre soirées du festival comprendront une réception avec tapis rouge et animations, inclus dans le Gold Pass du festival.

Pour la programmation complète et la billetterie, les modalités de parrainage et de dons concernant la programmation 2016, veuillez consulter notre site www.arpafilmfestival.com.

L'Arpa Foundation for Film, Music and Art est une organisation à but non lucratif officiellement reconnue.      

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Traduction : © Georges Festa - 07.2016


Katherine Berjikian - Entretien avec Sévana Tchakérian, du Collectif Medz Bazar : une musique qui transcende les frontières / A Conversation with Collectif Medz Bazar's Sevana Tchakerian: Music that Transcends Borders

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 © https://collectifmedzbazar.bandcamp.com/


Entretien avec Sévana Tchakérian, du Collectif Medz Bazar :
une musique qui transcende les frontières
par Katherine Berjikian
Hetq (Erevan), 25.03.2016


J'ai croisé à plusieurs reprises Sévana Tchakérian avant d'avoir l'occasion de l'interviewer.

Je me trouvais en Arménie depuis deux jours et, m'ennuyant, je me rends rends avec deux amis dans un café sympa, touristique. Au milieu du repas, Sévana et une personne dont je n'ai jamais vraiment saisi le nom, prennent place. Peu après, presque par ennui, je me lève pour faire mes adieux et partir. Mais Sévana m'arrête avant mon départ et insiste pour me parler de ma tenue.

Elle me déclare que je suis habillée comme si j'étais de Paris, et qu'elle pensait que j'étais une Arménienne de France, et pas des Etats-Unis. L'Américaine en moi prend cela comme un compliment, je la remercie et puis je m'en vais. Ce soir-là, un ami m'apprend que Sévana est une sorte de rock star, quelqu'un de très sympa. Je le crois concernant le côté sympa, mais je ne suis pas sûre concernant le côté rock star. Je trouve peu probable le fait de pouvoir rencontrer par hasard une rock star et que cette personne puisse avoir plusieurs contacts en commun avec moi. L'Arménie n'est pas si petite que ça...

Ce n'est que deux semaines plus tard que je découvre que Sévana fait partie d'un groupe appelé le Collectif Medz Bazar. Un groupe que j'apprécie beaucoup aux Etats-Unis. Sévana est vraiment une rock star.

Ce n'est qu'une semaine plus tard que je trouve le courage de demander à Sévana si je peux l'interviewer. Elle accepte de suite et nous décidons de nous rencontrer cet après-midi là dans ce même café. Nous avons parlé de son engagement dans le Collectif Medz Bazar et de son action dans l'éducation musicale des enfants et la thérapie par la musique.

Avant de poursuivre, j'aimerais présenter rapidement le Collectif Medz Bazar et sa renommée soudaine dans la diaspora. Sans affirmer que le Collectif Medz Bazar est célèbre, ils occupent une part à part dans la mouvance hipster arménienne. Ces deux dernières années, ils ont survolé la planète pour se produire devant des étudiants de la diaspora arménienne. Si les jeunes Arméniens forment la majorité de leurs admirateurs, le groupe en tant que tel est très composite. Ses membres sont issus de toutes origines - françaises, arméniennes, turques et américaines -, ayant tous grandi ou étant venus étudier en France.  

D'après Sévana, quand les membres du groupe se sont rencontrés pour la première fois, ils n'avaient pas pour intention de créer le Collectif Medz Bazar. Les membres arméniens étaient amis de longue date, depuis leur enfance. Mais les autres membres se sont connus plus tard. Certains membres arméniens ont rencontré les membres turcs dans leur université. D'où le fait, apparemment, que le création du Collectif Medz Bazar doit un peu au hasard, m'apprend Sévana.

"On a décidé d'organiser un concert. Une petite jam session en ouverture à l'occasion d'un événement. On ne pensait pas qu'on formerait un groupe. On a juste décidé, un jour, en 2012, de réaliser notre version de six chansons traditionnelles. Chacun a donc écrit une chanson qu'il aimait en arménien, en turc, en arabe, dans des langues différentes... Et on a fait ce concert, qui a très bien marché. On a donc décidé de se revoir et ça a commencé à prendre de l'importance, à devenir plus sérieux. Et c'est devenu mi-professionnel. Au début, on n'avait pas cette motivation en vue."

Le groupe s'intéresse fréquemment à des thèmes concernant la communauté arménienne, mais pas toujours. Par exemple, si la chanson Our Country parle des Arméniens sur le ton blasé des Arméniens de diaspora concernant l'Arménie, et celle intitulée Ariur Ar' Ariur a pour sujet les jeunes Arméniens de diaspora qui perdent leur culture, les membres du groupe ne sont pas tous arméniens. Le titre du groupe reflète les origines multiethniques du Moyen-Orient de ce groupe. Medz signifie grand en arménien, Bazar faisant référence aux marchés du Moyen-Orient, et Collectif, mot français, est une façon de combiner ces trois cultures.

Le groupe lui-même, qui explore les identités variées de ses membres, est une sorte de plateforme dans laquelle chaque groupe ethnique a la parole. Sévana nous l'explique dans cet interview.

"A mon avis, il s'agissait juste de trouver une plateforme où chacun puisse apporter ses chansons préférées et sa culture, car nous sommes tous issus de cultures différentes. Tiens, moi, par exemple. Ma maman est d'Iran et mon père du Liban. Donc j'aime aussi les chansons persanes et arabes. Les Turcs sont de régions différentes. Ils ont donc leurs traditions et leur héritage culturel à eux. On voulait juste créer cette plateforme où chacun amène son truc, on a essayé de faire quelque chose de global et donner la parole à chacun. Collaborer et arranger les chansons ensemble."

De nombreuses chansons interprétées par le Collectif Medz Bazar sont écrites et jouées dans des langues différentes. Certaines, comme Dolama par exemple, une reprise d'une chanson traditionnelle turque, est chantée entièrement en turc. Cela fait partie du côté unique du Medz Bazar - sa volonté d'intégrer les identités de ses membres.

Quand on écoute un album du Collectif Medz Bazar, on a un bref aperçu du Caucase et des nombreuses cultures qui y vivent. Ce que l'on constate dans une histoire que Sévana me raconte durant l'interview sur un des membres turcs du groupe.             

"Par exemple, on a eu une conversation avec un des membres turcs, il y a quelques mois, et ils me disaient qu'avant Medz Bazar ils ne savaient rien de la culture arménienne. Et maintenant ils disent que je connais beaucoup de chansons parce que tout le monde chante ensemble."

Une des choses que l'on remarque quand on écoute les chansons du Collectif Medz Bazar, c'est que tous les membres chantent, quelle que soit la langue. Quand j'ai entendu pour la première fois Medz Bazar, je me suis dit que c'était parce qu'ils connaissaient tous les mêmes langues, et que tous ses membres étaient arméniens avec de bonnes notions en turc. Mais en fait, ce n'est pas vrai. Leur langue commune est le français, et non l'arménien. Durant l'interview, Sévana m'explique comment ce processus fonctionne quand ils écrivent et enregistrent des chansons. "Quand nous apportons une chanson qui est une chanson traditionnelle, nous expliquons les paroles, puis nous apprenons à chacun comment la chanter pour que tout le monde puisse au moins chanter les refrains ensemble. Chacun peut chanter sur scène."

Le Collectif Medz Bazar semble toutefois se centrer actuellement sur la communauté de la diaspora arménienne. Une de ses chansons intitulée Our Country [Notre Patrie], écrite et interprétée par Sévana, est sortie l'été dernier et cible l'attitude de la communauté franco-arménienne vis-à-vis de l'Arménie actuelle. La chanson parle des Arméniens de la diaspora qui arrivent en Arménie pour les vacances l'été et repartent ensuite dans leurs pays d'origine, tout en ignorant la corruption en Arménie.

La chanson compte des phrases comme "Notre patrie est le meilleur lieu de vacances !" et "Diaspora, Arménie, ensemble nous pouvons avancer ! Notre patrie vaut bien mieux qu'un lieu de vacances !"

Si la chanson s'adresse à la communauté arménienne, elle est chantée en français. Quand je demande à Sévana pourquoi elle a choisi d'écrire une chanson politique sur l'Arménie en français, elle me répond : "J'étais un peu révoltée de vivre en France et de savoir que personne ne s'en soucie vraiment. La diaspora arménienne en France est du genre 'Oh ! le génocide ! et patati et patata.' Ils détestent les Turcs et se battent juste pour le génocide. Et ils ne savent pas vraiment ce qui se passe ici. Ils pensent que c'est juste un ancien pays soviétique. Et ils y vont. Les gens viennent ici juste pour quelques semaines... J'avais envie d'en parler. Parce que, quand j'ai écrit ça, j'avais déjà pris ma décision de venir vivre ici en Arménie. Je fais des allers-retours, tout en vivant ici. J'avais envie de donner mon point de vue. Les gens se font parfois une idée très limitée de l'Arménie. Et pourquoi je l'ai écrite en français ? Peut-être parce que je voulais m'adresser aux Franco-Arméniens."

Si le groupe existe depuis de nombreuses années et s'est acquis une grande célébrité à l'étranger, une des choses qui a lancé leur notoriété actuelle a été le concours Tsovits Tsov (D'une mer à l'autre) en 2014. Il s'agit d'une manifestation internationale où participent des concurrents venus du monde entier. Le concours Tsovits Tsov possède une chaîne sur YouTube, où ils présentent des vidéos de groupes interprétant des chansons en arménien. Medz Bazar s'y est produit avec sa chanson Ariur Ar' Ariur, qui évoque la diaspora arménienne perdant sa culture. Même s'il n'a pas gagné, il est arrivé en finale. Ce qui signifie qu'il s'est produit à Moscou avec plusieurs autres groupes de la diaspora arménienne.

Actuellement, les membres du groupe sont dispersés à travers le monde. Sévana, par exemple, vit en Arménie et un autre membre du groupe vit au Portugal. Même si les membres du groupe sont dispersés, cela ne les empêche pas d'écrire et d'interpréter des chansons. En ce moment, le groupe travaille sur son deuxième album, qui inclura leur première chanson écrite en turc et en anglais. Le groupe se produira à Los Angeles le 2 avril à l'Université de Californie du Sud (USC).

Si le groupe a du succès au plan international et attire actuellement un public plus large de fidèles, Sévana est restée en Arménie. Conformément aux critiques présentes dans sa chanson Our Country, Sévana est venue en Arménie et tente d'apporter sa menue, mais importante, contribution au pays.

Lorsqu'elle vivait en France, Sévana dirigeait un conservatoire spécialisé dans l'enseignement musical préélémentaire. A son arrivée en Arménie, elle s'est rendue compte que très peu de choses existaient en matière d'éducation musicale dans l'enseignement préélémentaire. Elle a donc décidé de créer une ONG centrée sur l'éducation musicale des enfants.

"Je suis arrivée ici il y a deux ans et j'ai fait quelques recherches. J'ai réalisé que rien de tel n'existait. Ni programmes, ni écoles. Les enseignants ignoraient tout de l'enseignement préélémentaire et de la thérapie par la musique. Ici la thérapie par la musique est très sporadique et imprécise," m'apprend Sévana.

Sévana contacte alors le Children of Armenia Fund et lance un projet pilote afin de former des enseignants en Arménie à l'éducation musicale préélémentaire et à la thérapie par la musique. Son objectif était non seulement de travailler avec les enfants dans les villages, mais aussi d'apprendre aux maîtres comment enseigner ce programme spécifique, pour qu'ils puissent continuer après son départ. Pour atteindre cet objectif, Sévana a aidé à créer la Tsap-Tsapik Music Education Foundation, une ONG qui s'efforce d'apprendre aux professeurs comment enseigner l'éducation musicale et la thérapie par la musique.

Quand je l'interroge sur la situation des écoles et l'avenir du système scolaire en Arménie, Sévana se dit optimiste, mais pense que le soutien dans ce domaine viendra principalement de la communauté de la diaspora, et non du système éducatif arménien actuel. Selon elle, les ONG et des initiatives comme Ayb School pourraient être le fer de lance de l'avenir du système éducatif arménien. Mais, s'il y a un dysfonctionnement dans le système éducatif en Arménie, ce ne sont pas les enfants qui sont le problème.

"J'aime bien travailler ici. J'adore les gamins ici, comparé à la France ils sont beaucoup plus concentrés, respectueux et avides d'apprendre. C'est beaucoup plus productif de travailler avec des enfants ici."

[Volontaire à Birthright Armenia, Katherine Berjikian travaille actuellement à Hetq.]

Pour plus d'informations, consulter la page Facebook du groupe :

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Traduction : © Georges Festa - 07.2016


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