Fresques du monastère Sourp Perguitch [Kaymaklı Manastırı], environs de Trabzon, Turquie, avril 2009
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Le tourisme de la diaspora arménienne en Turquie : entretien avec Anny Bakalian
par Sinem Adar
[Cet entretien explore le phénomène croissant des Arméniens de la diaspora qui voyagent en Anatolie, sur les pas de leurs ancêtres. En s'intéressant plus particulièrement aux questions suivantes : Quel est le sens du tourisme de la diaspora arménienne en Turquie ? S'agit-il d'un retour à la terre ancestrale ? Quelles émotions les voyageurs partagent-ils durant leur voyage ? Quelles sont les rencontres typiques entre touristes et populations locales ?]
- Sinem Adar : Tu voyages avec d'autres Arméniens issus de la diaspora dans plusieurs régions d'Anatolie depuis 2009. Commençons par ce qui t'a décidée à entreprendre ces voyages.
- Anny Bakalian : Comme la plupart des Arméniens, j'ai grandi avec des récits sur les lieux d'où mes ancêtres étaient originaires. Ma grand-mère paternelle et sa sœur parlaient souvent de Kayseri, de ses fruits, allant dans les vignobles l'été, et ainsi de suite. Curieusement, j'ai découvert récemment qu'elles étaient nées et avaient grandi à Adana, mais qu'elles s'identifiaient encore à la ville natale de leurs parents, Kayseri. Mon grand-père paternel, Sarkis Bakalian, que je n'ai jamais connu, est né à Kayseri, puis durant sa jeunesse, il partit à Adana en raison du boom économique. Apparemment, il réussit dans les affaires, alors qu'il n'avait pas fait d'études. Il s'associa avec le mari de sa sœur dans plusieurs entreprises, dont l'importation d'une minoterie électrique depuis Zürich en 1908. Comme l'usine fournissait de la farine à l'armée turque durant la Première Guerre mondiale, Sarkis Bakalian et son clan familial survécurent au génocide. Mon père est né à Mersin fin décembre 1913, mais ses parents fuirent à Chypre en 1919, après avoir été prévenus par un officier turc. Cherchant un lieu pour s'établir, Sarkis Bakalian prit un bateau qui s'arrêtait à Beyrouth, Alexandrie et Marseille. Il choisit Beyrouth, car cette culture lui était familière et les gens parlaient turc au marché.
Ma grand-mère maternelle était de Kayseri, mais sa famille partit à Istanbul avant le génocide. La famille de mon grand-père maternel était, elle aussi, de Kayseri. Il s'enfuit en Russie lors du génocide et s'installa à Istanbul après l'armistice de 1918. Ma mère est née et a grandi à Istanbul; elle est partie à Beyrouth, lorsqu'elle épousa mon père. Je suis leur aînée, suivie de mon frère et de ma sœur. Outre l'arménien, on parlait souvent le turc dans notre famille; résultat, nous avons appris le turc mécaniquement. Alors que ma grand-mère paternelle et ses enfants ont appris l'arménien à l'école, leur mère ne parlait que le turc. De même, Sarkis Bakalian était turcophone. En fait, le turc était la langue maternelle des Arméniens de Cilicie, comme à Yozgat et Ankara, au 19ème siècle. A la mort de mon arrière-grand-mère, alors que j'avais 18 ans, je ne pratiquais pas le turc, jusqu'à ce que je mette à voyager en Turquie. Aujourd'hui, je comprends des phrases simples en turc, mais j'ai des difficultés à engager une conversation.
Durant notre enfance, notre mère nous emmenait à Istanbul voir ses parents. Ils vivaient à Bozkurt Caddesi [avenue Bozkurt], dans le quartier de Kurtuluş, près du pasaj où ma mère m'achetait des babouches chez Sevim. Les étés, je me souviens qu'on allait à Büyükdere, Emirgan et une fois à Kartal. Etudiante, j'ai voyagé deux fois en voiture en Turquie, une fois en Cappadoce pour un long week-end; une autre fois, nous avons rejoint Istanbul en longeant la côte méditerranéenne et en passant par Antioche, Alanya, Antalya, İzmir et Bursa. Durant l'été 1976, j'ai voulu aller voir ma grand-mère à Kınalıada, mais je n'ai pas pu obtenir un visa sur mon passeport libanais, parce que l'ASALA [Armée Secrète Arménienne pour la Libération de l'Arménie] avait assassiné des diplomates turcs.
Etudiant l'histoire de l'art et l'architecture arménienne avec le professeur Dickran Kouymjian à l'Université Américaine de Beyrouth, j'ai eu envie de me rendre à Ani et à Akhtamar. Des années plus tard, je suis revenue à Istanbul en avril 2008. C'était un peu difficile au début, mais j'ai réalisé ensuite que les Turcs à qui j'avais affaire me traitaient comme n'importe quel autre touriste et se fichaient pas mal que je sois Arménienne. En juin 2009, je me suis jointe à un voyage de la National Association for Armenian Research (NAASR) en Cilicie, visitant Kayseri et Adana où mes ancêtres ont vécu. Ce voyage a été comme un rite de passage. A ce jour, j'ai effectué quatre voyages pour visiter les vestiges arméniens en Turquie. En 2009, nous sommes allés aussi à Saimbeyli (Hadjin), Kozan (Sis), Antakya (Antioche), Musa Dagh, Gaziantep (Antep), Süleymanlı (Zeytun) et Elazığ (Kharpert). Voyageaient avec moi ma sœur, mon beau-frère et mon cousin de Beyrouth, plus un couple d'amis. En 2011, j'ai voyagé avec la famille de ma sœur et des amis à Diyarbakır, où une église arménienne était en train d'être reconstruite avec l'aide de la population kurde locale et des financements. Nous avons rencontré l'équipe municipale (belediyesi) de Sur et Büyükşehir, ainsi que des membres du conseil paroissial de l'église Sourp Guiragos. Puis nous sommes allés à Van, Kars, Ani et Trabzon sur la mer Noire. L'année suivante, j'ai participé à un voyage de la NAASR qui partait d'Istanbul. Nous nous sommes arrêtés à İzmit, İzmir, Bodrum, İskenderun, Maraş, Urfa et Kharpert. Mon dernier voyage remonte à juin 2014. Nous avons visité Sivas, Amasya, Muş, Malatya, Kharpert, Erzerum, Ani, Van, pour arriver finalement à Diyarbakır, où nous avons participé à des festivités deux jours durant à Sourp Guiragos.
- Sinem Adar : Comment l'idée d'un tourisme de la diaspora a-t-elle émergé pour la première fois ?
- Anny Bakalian : Armen Aroyan est un voyagiste qui guide les Arméniens de la diaspora désireux de se connecter à nouveau avec leurs racines en Turquie. Né en Egypte, il a émigré aux Etats-Unis suite à la nationalisation du canal de Suez, qui s'est traduite par l'exode de plusieurs minorités, dont les Arméniens. Il s'est retrouvé en Californie, où il a travaillé comme ingénieur pour McDonnell Douglas. Dans ses mémoires (encore inédits), Aroyan raconte comment il a découvert sa vocation. En 1983, il se trouvait en Allemagne pour affaires, lorsqu'il est tombé sur une publicité pour des voyages à Istanbul à prix réduit. Malgré son appréhension - un sentiment très répandu parmi les Arméniens de la diaspora, en particulier à cette époque - il s'est convaincu qu'il y avait là une opportunité à ne pas manquer. Le week-end suivant, Aroyan est arrivé à Istanbul, où des Arméniens locaux l'ont chaleureusement accueilli, l'emmenant dans des églises, des cimetières, des écoles et autres lieux arméniens marquants.
Enhardi par cette première expérience à Istanbul, Aroyan s'est rendu à Antep (actuellement Gaziantep), la ville de ses ancêtres, en 1987. C'est là qu'il a rencontré Ayfer Tuzcu Unsal, une journaliste hors pair à Sabah Gazetesi, qui devint une amie proche. Aroyan écrit qu'Ayfer fut abasourdie quand il lui apprit qu'il était d'Antep. A l'époque, les Arméniens de la diaspora craignaient les Turcs et pensaient que l'Anatolie était un territoire interdit, que les citoyens turcs savaient très peu de choses sur l'histoire de l'Arménie. Finalement, Armen s'est rendu à Cibin, un village au nord-est d'Antep, où son grand-père Armenag Aroyan était né et où il devint le premier habitant à intégrer le Collège Central de Turquie. Armen découvrit ses cousins au second et troisième degré, et d'autres, que nous appelons maintenant les Arméniens islamisés. Il fut aussi conduit au verger, empli de pistachiers, de ses ancêtres, qui porte encore le nom d'Aroyan. D'après son autobiographie, Armen ne put s'empêcher de fondre en larmes. Il quitta Cibin avec un peu de terre et des pistaches pour les offrir à des descendants arméniens de ce village. De retour en Californie, Aroyan partagea ses aventures lors de débats et de diaporamas dans le cadre de communautés arméniennes. Ce qui incita des gens à lui demander de les emmener dans les villages et les villes de leurs ancêtres. Armen Aroyan conduisit son premier groupe de touristes à l'automne 1991. Sur les conseils d'Ayfer Tuzcu Unsal, il engagea un chauffeur, Cemal Kökmen. Comme de plus en plus de gens voulaient visiter l'Anatolie, Cemal associa son fils Seljuk dans cette entreprise. A ce jour, Armen Aroyan et son équipe de chauffeurs, avec leurs confortables fourgonnettes Mercedes Benz Sprinter, ont emmené près de deux mille Arméniens de diaspora vers leur patrimoine.
Le tourisme de la diaspora arménienne diffère des séjours touristiques conventionnels. Les pèlerinages religieux sont d'une certaine manière plus proches des Juifs et des chrétiens qui entreprennent d'atteindre la "Terre Sainte," ou des catholiques qui se rassemblent au Vatican et des musulmans qui font le Hajj à La Mecque. Néanmoins, dans ces cas, l'Etat hôte - que ce soit Israël, l'Arabie Saoudite ou la Turquie - mobilise une infrastructure en formant des guides habilités à présenter l'histoire nationale aux touristes et donne un point de vue du régime sur des questions litigieuses. En outre, le voyage des pèlerins est fortement articulé via l'itinéraire, les rituels, des rencontres avec les habitants et l'histoire.
En revanche, les expériences d'Aroyan à Antep et Cibin - le moment cathartique où il découvrit la plantation de pistachiers qui porte encore son patronyme - sont devenues comme la référence des "pèlerinages" qu'il organise. Cinq particularités caractérisent ce genre de voyage. Premièrement, un voyage en groupe est adapté à ce type de déplacement, car il n'existe ni cartes, ni guides imprimés pouvant aider les Arméniens de la diaspora ou les conduire aux villages et villes de leurs ancêtres. De nombreux toponymes anciens ont été modifiés; certains villages ont été rasés; et dans les villes, de vieux bâtiments ont été remplacés par de nouveaux édifices. D'autre part, durant ces vingt dernières années, Aroyan a développé sa connaissance de l'histoire de l'Arménie et de la topographie de la Turquie, enregistrant les vicissitudes des vestiges arméniens au fil du temps via des photographies et des films. Il voyage avec toute une série d'ouvrages de référence, dont une publication qui énumère le nom de chaque village, localité et ville en 1915 et maintenant. Parallèlement, le père et le fils, ainsi que leurs chauffeurs, ont mémorisé les routes que leurs clients arméniens peuvent demander à voir.
Deuxièmement, ce genre de périple met en question le discours officiel de la Turquie concernant le génocide. Le tourisme de la diaspora arménienne donne à voir une histoire subalterne ou minoritaire. Selon la taille du groupe et le budget, soit un chercheur accompagne le voyage en tant que guide, soit Armen Aroyan est chargé d'expliquer à ses ouailles ce qu'ils voient, tout en livrant un contexte historique. Par exemple, Richard Hovannisian, professeur d'histoire à l'Université de Californie Los Angeles (UCLA), participait aux deux excursions de la NAASR, où je me trouvais. Chaque jour, ces spécialistes racontent l'histoire "arménienne" des villages et des localités que le groupe est venu découvrir. En 2014, nous n'avions pas d'historien officiel avec nous, mais ma sœur nous avait préparé un petit guide en recopiant des récits, des photos et autres informations pour chaque site que nous visitions. Les brochures étaient diffusées aux voyageurs.
Troisièmement, les marques de l'exil liées aux diasporas - séparation, chagrin, nostalgie - rendent le tourisme arménien en Turquie à la fois poignant et exceptionnel. Aucun Arménien ne prend la décision de se rendre en Turquie pour la première fois sans un important examen de conscience. Certains s'interrogent même sur la probabilité des autorités turques de leur nuire ou même de les arrêter. Cet état de fait est incontestablement propre aux Arméniens qui voyagent en république de Turquie. Les diasporas créées par des déplacements forcés - par exemple, les exilés iraniens, birmans ou palestiniens - considèrent un tel voyage comme éprouvant au plan émotionnel et même physiquement risqué, s'ils se rendent en Iran, au Myanmar ou en Israël, respectivement. En résumé, les voyages organisés sont l'idéal pour ceux qui entreprennent leur premier voyage vers leur "foyer" ancestral.
En général, le tourisme arménien en Turquie prend deux semaines environ. Ceux qui voyagent pour la première fois vers leur terre ancestrale traversent un rite de passage. Ces novices ressentent parfois de la peur, de la colère, une angoisse et de la tristesse. Ce processus débute avec la séparation d'avec leur existence normale, quotidienne. Le rythme journalier du voyage est centré sur la visite de points de repère arméniens, de repas pris en commun, et de longs déplacements en autobus. Cette phase transitionnelle est définie comme liminaire : elle se caractérise par l'ambiguïté et la désorientation, mais aussi l'appropriation de nouveaux apprentissages. Au terme du périple, les pèlerins sont transformés en connaisseurs. Le processus produit une communitas, chacun s'efforçant de partager et de se socialiser, tandis que des amitiés se créent. Le groupe alimente un sentiment de solidarité, un soutien émotionnel et un apaisement. Collectivement, chacun pleure ses ancêtres et se livre à des rites afin de commémorer ce qu'il a perdu en tant que peuple et culture. Interprétations et rituels ponctuent le voyage, à mesure que chaque participant atteint le village et la localité d'au moins un parent ou grand-parent. Paradoxalement, le déni du génocide par l'Etat turc alimente la cassure dans la généalogie arménienne et l'attachement à la terre ancestrale, tout en favorisant l'historiographie arménienne.
Quatrièmement, des récompenses attendent les Arméniens de la diaspora qui se rendent en Turquie; ils refont le lien avec leur lignée, leur patrimoine et leur récit national. Chaque participant se réapproprie la mémoire de sa famille et celle de la communauté. Ces Arméniens quittent la Turquie avec une connaissance empirique de leurs terres ancestrales, de l'état de leur patrimoine - églises et monastères, maisons dans les villes, villages rasés, réduits à des décombres. Ils interagissent aussi avec des Turcs, des Kurdes, des Hamchènes, des Arméniens islamisés et d'autres habitants. Les rituels, en partie, commémorent leurs morts, et en partie remettent en question le déni du génocide par l'Etat turc.
Cinquièmement, découvrir les villages, les localités et les villes de leurs parents, grands-parents et arrière-grands-parents connecte à nouveau les voyageurs avec leurs racines et apaise le déplacement. Le voyage est thérapeutique au plan psychologique, non seulement pour les voyageurs, mais aussi pour les Arméniens de la diaspora de retour chez eux. Lorsque les pèlerins retrouvent leur existence quotidienne, ils partagent leurs expériences et leurs impressions avec leur famille, leurs amis et leur communauté. Si les histoires familiales des atrocités turques ne sont pas oubliés, ces récits nouveaux offrent la promesse d'une clôture.
- Sinem Adar : Peux-tu donner quelques exemples de rituels auxquels se livrent les Arméniens de la diaspora lors de ces excursions ?
- Anny Bakalian : En dehors d'Istanbul, j'ai visité toutes les églises apostoliques arméniennes en fonction, qui ne sont pas en ruines et restées sous les auspices du Patriarche arménien de Constantinople. Sourp Asdvadzadzin [Sainte Mère de Dieu], reconstruite en 1997, à Vakıflı (Musa Dagh / Hatay); Karasoun Manouk [Quarante Martyrs] à Iskenderun; et Sourp Kevork [Saint-Georges] à Derik (près de Mardin), sont de petits sanctuaires, modestes. Sourp Krikor Loussavoritch [Saint-Grégoire l'Illuminateur] à Kayseri conserve sa structure originelle, bâtie en 1856, et l'église Sourp Guiragos à Diyarbakır a été reconstruite et consacrée en octobre 2011. Aucune de ces églises ne possède un prêtre à résidence et toutes, exceptée celle de Vakıflı, sont clôturées, sécurisées, avec un gardien vivant à l'intérieur. Au moins une fois par mois, un prêtre, des diacres, une chorale et des fidèles s'envolent d'Istanbul pour célébrer le patron de chaque église. Mes compagnons de voyage allumaient des bougies, chantaient le Hayr Mer (le Notre Père en arménien) et se croisaient, chaque fois qu'ils entraient dans l'une de ces cinq églises. J'ai aussi vu des pèlerins arméniens chanter dans d'anciennes églises arméniennes converties en musées ou en mosquées; mais ce fut possible parce que notre groupe s'est trouvé brièvement être seul dans le lieu. Si beaucoup étaient émus quand le Der Voghormiaétait chanté dans une ancienne cathédrale, transformée en musée, certains se sont récriés contre le Hayr Mer dans une mosquée. Que ce comportement soit considéré comme légitime ou dissident, durant quelques minutes les participants se sont réapproprié leur foi et leurs églises.
En 2011 et 2014, notre itinéraire croisa le Mont Ararat. Quand nous nous sommes arrêtés pour des photos, les voyageurs arborèrent des tee-shirts rouges, bleus et oranges alignés pour quelques instantanés avec l'Ararat en toile de fond. Les drapeaux tricolores et le Mont Ararat sont hautement symboliques pour les Arméniens de la diaspora. D'après la Bible, l'arche de Noé a atterri sur l'Ararat et la mythologie arménienne postule que le Mont Ararat fut la demeure de Hayk/Haïg, le patriarche légendaire qui fonda la nation arménienne. Depuis le tournant du vingtième siècle, l'Ararat se trouve à l'intérieur des frontières de la Turquie, bien que sa cime couronnée de neige soit nettement visible depuis Erevan. Il évoque les pertes subies par la nation et son aspiration à retrouver son unité. Une photo ou une peinture du Mont Ararat est exposée dans de nombreux foyers arméniens dans la diaspora, symbolisant leur patrimoine. Le rouge, le bleu et l'orange sont les couleurs du drapeau de la première république arménienne (1918-1920), ainsi que de l'actuelle république d'Arménie (depuis 1991). Pour un peuple dont les terres ancestrales étaient occupées par des puissances étrangères depuis des siècles, l'autonomie en 1918 fut libératrice, mais éphémère. Le drapeau tricolore représente donc autonomie et fierté. Les voyageurs ont mis en scène un drapeau éphémère pour signifier que l'Ararat appartient aux Arméniens.
D'après les historiens, Ani fut la capitale prospère de la dynastie arménienne des Bagratides au Moyen Age, le long de la Route de la Soie, jusqu'à ce qu'elle tombe aux mains des Byzantins, des Turcs et des Mongols, respectivement. Finalement, les derniers habitants abandonnèrent la ville, suite à plusieurs tremblements de terre. Le sort d'Ani aujourd'hui est semblable à celui du Mont Ararat. Elle est située à l'intérieur des frontières de la Turquie, littéralement séparée de la république d'Arménie par la largeur de l'Akhourian, une petite rivière qui se dessèche en août, chaque année. Anı Örenyeri [Ruines d'Ani] est le nom turc pour Ani (entre parenthèses, anı signifie en turc mémoire ou souvenir). Lors du voyage de 2011, deux participants ont ajouté le point à Ani avec des sparadraps et un stylo sur un poteau indicateur, orientant le trafic vers Anı. Cet acte politique élémentaire, mais remarquable, restituait l'orthographe originelle de cette métropole arménienne médiévale.
Autre exemple de rituels personnels, ce fils qui voyageait à Diyarbakır, en portant une photo de son père. Cela s'est passé en 2011, quand Sourp Guiragos était encore en construction; la photo fut enterrée au sein de l'édifice, fermant une boucle : le retour d'un fils du pays. Un autre participant chamboula le voyage en recueillant de la poussière du village de son père et en la dispersant sur sa tombe en Californie. Une autre voyageuse déposa les lettres de son grand-père sous une pierre dans son village natal. J'ai vu une fille cracher sur un mémorial dédié à des soldats turcs qui auraient été martyrisés par des Arméniens. Elle m'apprit que c'était pour son père, qui était dachnak (membre de la Fédération Révolutionnaire Arménienne). Si tous les voyageurs du groupe trouvèrent ce mémorial offensant, son acte fut davantage provocant - tel père, telle fille.
Les expériences vécues avec les habitants vont du formidable au décevant. Ma cousine et moi prenions notre petit-déjeuner à Antep en 2009, lorsque quelques femmes s'assirent à notre table. L'une d'elles nous demanda d'où nous venions. Ma cousine répondit qu'elle était de Beyrouth. "Oh, vous êtes Arabes !" dirent-elles. "Non, Ermeni," répliqua ma cousine, "nos grands-parents étaient de Kayseri." Une des femmes - médecin, exerçant à Bursa, à peu près de notre âge - s'approcha de ma cousine, lorsqu'elle fut seule, lui serra la main et lui dit : "Mon père était de Kayseri, les Arméniens lui ont appris le métier de cordonnier. Je suis vraiment désolée pour ce que nous avons fait aux Arméniens." Ce fut une épiphanie pour ma cousine; ces excuses furent un des moments les plus parlants de sa vie. Mais, lors d'une autre rencontre, une famille - des parents et leurs enfants adultes - arrivèrent dans la ville de leurs grands-parents et arrière-grands-parents, munis de photos datant de 1915 environ. Leurs ancêtres étaient cinq frères, des hommes d'affaires et des industriels importants, qui possédaient cinq maisons sur une seule rue. Alors que des immeubles d'habitation modernes avaient remplacé les villas 1900 d'origine, la rue et l'un des immeubles s'appelaient toujours "Beş Kardes" [Les Cinq frères]. Armen Aroyan, la famille et d'autres membres du groupe entrèrent dans un des magasins de la rue Beş Kardes. Après avoir échangé des photos, le commerçant désigna un chandelier accroché dans son magasin et précisa qu'il provenait d'une des cinq maisons. Les fils proposèrent de lui acheter ce luminaire, mais le propriétaire fit valoir que jamais il ne le vendrait, même s'ils lui versaient un million de livres turques (1). Son ton était menaçant et ajoutait l'affront à la blessure.
A vrai dire, notre accueil à Diyarbakır fut sans pareil. En tant qu'invités des autorités locales et du conseil paroissial de Sourp Guiragos, les voyageurs en 2011 furent conviés à un succulent petit-déjeuner dans la cour de l'église; puis nous avons rencontré les maires Abdullah Demirbaş (commune de Sur) et Osman Baydemir (commune métropolitaine de Diyarbakır) dans leurs bureaux, et en soirée nous fûmes invités à un banquet dans un restaurant à ciel ouvert, près du Tigre. Je dois ajouter que la présence de mon beau-frère fut essentielle pour ce traitement de faveur. En 2009, Hirant revint dans sa Diyarbakır natale quelques heures, pour la première fois depuis son enfance. Il découvrit Sourp Guiragos en ruines, rencontra Abdullah Demirbaş et identifia la boutique de ferronnerie de son père dans le vieux marché - ce fut son moment cathartique ! Depuis, il entretient d'étroites relations avec les maires, qu'il a reçus dans le New Jersey, lors de soirées officielles de collectes de fonds pour Sourp Guiragos.
En 2014, de nouveaux maires étaient en fonction, mais nous étions escortés par la police dans nos déplacements en ville pour notre sécurité. Une de nos missions était de retrouver la maison d'enfance de Hirant dans la commune de Sur. Il avait recruté depuis l'Australie son cousin aîné, qui avait résidé à Diyarbakır jusque dans les années 1970, pour se joindre à notre excursion. Après le Badarak (office liturgique de l'Eglise apostolique arménienne) à Sourp Guiragos, les voyageurs de la diaspora arménienne suivirent Hirant, son cousin et le chef de la police à travers les étroites ruelles de la vieille ville, jusqu'à ce que nous découvrions la maison où les deux familles et sa grand-mère avaient vécu. Aujourd'hui, le bâtiment a été rénové et appartient à la mairie. Il est utilisé pour la défense des droits des femmes.
- Sinem Adar : Les Arméniens de la diaspora qui voyagent en Turquie se considèrent-ils chez eux en Anatolie ?
- Anny Bakalian : Les voyageurs de la diaspora arménienne en Turquie sont attachés à leur patrimoine - l'Arménie historique et ce qu'il reste de leur culture au plan matériel. Ils découvrent nombre de particularités qu'ils partagent avec les habitants; leur cordialité, leur hospitalité et l'importance des familles. Beaucoup de mets que les grands-mères arméniennes concoctent figurent au menu des restaurants traditionnels en Anatolie. De même, les Arméniens et les Turcs apprécient la même musique, les danses folkloriques et les histoires de Nasreddine Hodja. En revanche, les Arméniens Occidentaux en diaspora trouvent leurs homologues orientaux (dans la république d'Arménie et la diaspora russe) différents. Beaucoup de mots russes se sont infiltrés dans leur dialecte; leur alimentation n'est pas reconnaissable, par exemple le fait de prendre de la crème sure au petit-déjeuner. L'Union Soviétique a notablement modifié leurs valeurs et leurs modèles comportementaux. Malgré tout, la république d'Arménie est le seul pays indépendant que les Arméniens possèdent depuis 1920 - et même cela fut éphémère. Comme je l'ai déjà noté, le drapeau de la République rassemble actuellement les Arméniens à travers le monde au plan symbolique. D'autre part, la république de Turquie continue de nier le génocide et totalise un siècle d'agressions contre les Arméniens, tant chrétiens qu'islamisés, et ce qui subsiste de leur patrimoine.
Pour ne citer que quelques exemples, en cent ans, la république de Turquie a lancé un nouvel alphabet éliminant les mots arabes, persans et autres, a développé une historiographie nationale, a mis en œuvre une politique de turcisation dans les années 1930, dont le fait de parler le turc et d'adopter des prénoms turcs, et a tenté d'effacer les vestiges arméniens par la destruction, la négligence et la restructuration. Et pourtant, mes compagnons de voyage et moi-même nous retrouvons des vestiges arméniens. A Van, quand les visiteurs pénètrent dans le petit jardin du musée archéologique, ils découvrent des stèles sur la gauche avec une écriture ourartéenne; à droite, se trouvent des pierres tombales avec des inscriptions en turc ottoman. Quand les gens regardent à l'arrière de ces stèles ourartéennes, ils tombent sur des croix sculptées sur l'écriture d'origine. Je sais bien que les humains réutilisent les pierres et autres matériaux de leurs prédécesseurs. La question est : pourquoi les conservateurs de ce musée cachent-ils ces croix ? Le musée possède aussi des pierres tombales et des inscriptions arméniennes dissimulées à l'arrière du bâtiment.
Les khatchkars (khatch, croix et kar, pierre) sont des stèles commémoratives sculptées portant une croix et d'autres motifs. Elles sont caractéristiques de l'art religieux arménien au Moyen Age dans toute l'Arménie historique (de nos jours, la république d'Arménie, la Turquie, l'Azerbaïdjan et l'Iran). En 2010, l'UNESCO a ajouté les khatchkarsà la Liste du Patrimoine culturel immatériel de l'humanité, pour ce qu'ils représentent et leur art. Entre Tatvan et Bitlis, dans le district de Van, se trouve le petit village de Degirmenalti (anciennement Por). Les vestiges de l'église Sourp Anania (du nom d'Ananias de Damas, un disciple de Jésus) constituent maintenant une mangeoire pour des moutons et des chèvres. La voûte en berceau date du 15ème siècle, mais les fondations remontent au 6ème siècle. Dans l'enceinte de cette ferme en activité, se trouvent des khatchkars, dont un grand nombre date des 14ème et 15ème siècles. Je suis triste de voir que des objets appartenant au patrimoine mondial sont ignorés parce qu'ils sont arméniens.
En dehors de Trabzon, se trouve une autre ferme en activité; son adresse est Kaymaklı Manastırı. C'était autrefois le monastère Sourp Perguitch (Saint-Sauveur), datant du 15ème siècle. J'ai été émue par les fresques complexes illustrant le Jugement Dernier et autres scènes de la Bible. Elles m'ont rappelé les tableaux de Jérôme Bosch par leurs détails, leurs créatures imaginaires et les portraits des disciples et des mécènes qui ont financé l'ouvrage. Là encore, j'ai découvert des œuvres d'art inestimables risquant d'être détruites ou endommagées.
- Sinem Adar : A l'approche du centenaire du génocide, penses-tu que le tourisme de la diaspora a un impact sur les relations arméno-turques ?
- Anny Bakalian : Deux mille membres de la diaspora arménienne séjournant en Turquie, c'est un chiffre minuscule comparé au volume énorme de tourisme que le pays reçoit chaque année, même ceux qui se contentent de voyager en Cappadoce, à Ephèse ou Antalya. Non, les voyageurs arméniens sont insignifiants.
J'ai l'impression que jusqu'aux années 1990, la Turquie était une société fermée. Quelques représentants de la classe moyenne étudiaient à l'étranger ou faisaient du tourisme; seule la classe dirigeante connaissait l'anglais, le français, l'allemand et d'autres langues; les Gastarbeiters[travailleurs migrants] turcs en Europe s'intéressaient à des choses basiques et pas aux idéologies; par ailleurs, le système éducatif turc était très nationaliste et les médias sous contrôle étroit. Internet peut apporter aux foyers turcs l'histoire et le point de vue arméniens, mais peu de choses sont traduites en turc. De nos jours, davantage de gens apprennent des langues étrangères, suivent des études supérieures, se lient de plus en plus d'amitié et même épousent des gens issus d'autres origines ethniques, religieuses et nationales. Il y a de l'espoir pour l'avenir.
Nombre d'Arméniens réclament des excuses de la part du gouvernement turc. Certains seraient heureux d'obtenir une expression personnelle de regret, comme cette femme médecin, originaire de Bursa, qui s'en est acquittée auprès de ma cousine. Ni les Arméniens de la diaspora, ni la république d'Arménie ne peuvent contraindre la république de Turquie à reconnaître les atrocités du régime en 1915 et depuis lors.
Néanmoins, si les citoyens turcs font pression sur leur gouvernement pour qu'il modifie sa politique de déni du génocide, ils peuvent y parvenir. En fin de compte, c'est au peuple turc que cela incombe, à commencer par ses intellectuels.
NdT
1. Environ 350 euros, au taux de change actuel (mai 2015).
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Traduction : © Georges Festa - 05.2015