Portrait de Frédéric Ier Barberousse, miniature de 1188
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Traces allemandes dans l'histoire et la culture arméniennes
par Heide Rieck-Wotke
The Armenian Mirror-Spectator, 19.03.2016
BOCHUM, Allemagne - Que savons-nous des traces laissées depuis le Moyen Age en Arménie, de celles des empereurs, évêques, érudits, artistes, fermiers et alpinistes allemands ? Tel est le thème que l'historien arménien Azat Ordukhanyan a exploré lors d'un débat avec l'écrivaine allemande Heide Rieck-Wotke, le 12 mars dernier, à l'université de Bochum. Président de l'Armenisch-Akademischen Verein 1860 [Association Académique Arménienne 1860], Ordukhanyan a collaboré avec Heide Rieck-Wotke sur plusieurs événements culturels arméniens, ces dernières années, dans la Ruhr allemande. Des images projetées sur un écran animaient cette conférence devant une foule imposante.
L'histoire des Allemands en Arménie suit deux routes historiques principales : la première, dans le sillage des Croisades, conduit en Cilicie (dans la Turquie actuelle); la seconde part d'Ulm, longe le Danube vers la Mer Noire, puis passe par Odessa en direction du Caucase vers le territoire de l'actuelle république d'Arménie.
Exemple typique des nombreux aristocrates et dignitaires religieux allemands qui traversèrent le royaume arménien de Cilicie (1080-1375) sur leur route vers Jérusalem lors des Croisades, Ordukhanyan présenta les dernières années de l'empereur romain germanique Frédéric Ier, dit Barberousse. En 1190, durant sa croisade vers Jérusalem, Barberousse emporta avec lui une couronne, qu'il avait prévu de déposer sur la tête du prince arménien Levon II, le faisant roi de Cilicie. La veille de cette cérémonie officielle, l'empereur allemand voulut se rafraîchir dans les eaux agitées du Calycadnus [Göksu]. Mais il ne revint jamais chez son hôte. Qui peut imaginer les affres de Levon II, lorsqu'il apprit que son hôte illustre, venu d'Allemagne, s'était noyé ? Plus question de célébrer un couronnement. Mais bien plutôt des funérailles.
Le cœur de Frédéric Ier fut embaumé et enterré dans la cathédrale arménienne de Sainte-Sophie à Tarse, tandis que sa dépouille mortelle fut envoyée à Jérusalem, mais transférée à Tyr (au Liban actuel), du fait du conflit en cours. La cathédrale arménienne n'existe plus. Elle a été transformée en une mosquée turque. On peut y lire sur une plaque :
"Non loin d'ici, le 10 juin 1190, l'empereur romain germanique Frédéric Ier Barberousse s'est noyé dans le Göksu à la tête de son armée sur leur route vers la Palestine, après avoir conclu un accord avec le sultan seldjoukide Kılıç Arslan II pour traverser pacifiquement son territoire."
Huit ans plus tard, Henri VI, le fils de Barberousse, tint la promesse qu'avait faite son père, lorsqu'il envoya un représentant dans le royaume d'Arménie. En 1198, le cardinal de Mayence, Conrad de Wittelsbach, en qualité de légat du pape et représentant de l'empereur d'Allemagne Henri VI, couronna le prince arménien Levon II, faisant de lui le roi Levon Ier de Cilicie (1187-1219, connu aussi sous le nom de Léon Ier) en la cathédrale de Sainte-Sophie. Il fut aussi appelé "le Lion des montagnes." La sainte onction fut donnée par le catholicos arménien Grigor Abirad [Grégoire VI Apirat]
Dans leur ouvrage intitulé Schwaben im Schwarzmeergebiet und im Kaukasus [Les Souabe sur la côte de la Mer Noire et dans le Caucase] (Erevan, 2003], Alexandre Yaskorski et son fils Rudolf Yaskorski documentent le départ de la Fraternité des Enfants du Christ depuis la Souabe, la Hesse, le Luxembourg et la Bavière. Il y a deux cents ans, cette communauté chrétienne de plus de 8 000 hommes et femmes, jeunes et âgés, avait un objectif fort lointain et pourtant, dans un sens, si proche, parce qu'évident : cet objectif était la montagne sacrée de l'Ararat. Au début du 19ème siècle, ces pieux chrétiens croyaient qu'un second déluge submergerait la terre. Ils seraient sauvés sur le sommet du Mont Ararat et pourraient survivre en s'en remettant à Dieu; car il leur avait été prophétisé qu'en 1836 Jésus reviendrait sur terre. C'est pourquoi ils adressèrent une lettre au tsar de Russie Alexandre Ier, en lui demandant la permission de traverser une partie de son empire. La requête fut accordée sans difficulté, car la mère du tsar était une Allemande, Sophia Dorothea Augusta von Württemberg (en russe : Maria Fyöderovna). C'est ainsi que, durant l'été 1816, 40 familles avec tous leurs bagages partirent d'Ulm et se mirent en route - longeant le Danube et traversant la mer Noire. A Odessa ils firent une halte pour se reposer. En février 1817, le général de l'armée russe du Caucase, Yermolov, les autorisa à s'installer à 35 kilomètres de Tiflis, et dès septembre 1817 le village baptisé "Marienfeld" comptait tant d'habitations qu'au printemps 1818 ils étaient en mesure d'adresser des lettres chez eux avec le message suivant : "Vous pouvez venir." Immédiatement, 1 500 familles avec 5 000 enfants et jeunes gens firent route via le Danube vers l'Est, en 14 colonnes, près de 8 000 personnes, dont des vieillards et des malades. Trois mille d'entre eux périrent, chemin faisant, et beaucoup furent si épuisés qu'ils ne purent continuer et restèrent à Odessa. Seuls 500 membres de la Fraternité des Enfants du Christ restèrent fidèles à leur mission et poursuivirent jusqu'au Mont Ararat.
A Tiflis, en Géorgie, les colons apprirent des autorités et des soldats russes qu'il serait trop dangereux d'aller plus loin - à cause des farouches Kurdes, Turcs et Tatars. (Il s'agissait de la région de l'actuel Azerbaïdjan.) En conséquence, les "villages souabes" - Katharinenfeld, Marienfeld, Elisabethtal, Aleksandersdorf, Petersdorf, Freudenthal et Alexanderhilf - se développèrent à 35 kilomètres environ de Tiflis. Les colonies de Neudorf, Lindau et Gnadenberg furent créées en Abkhazie. L'allemand était la langue usitée. C'est ainsi que d'autres communautés allemandes apparurent (telles que Old Katharinenfeld, Annenfeld, Helenendorf, Alexejevka, Grünfeld, Eichenfeld et d'autres régions à l'Est, comme la province d'Arzach, le district de Koxt, durant la période tsariste : la province d'Yelisavetpol, actuelle république d'Azerbaïdjan). Vers 1900, il y avait près de 25 000 Allemands dans le Caucase. Suite à l'arrivée des troupes allemandes en Union Soviétique en 1941, tous les Allemands furent déportés en Sibérie et en Asie Centrale.
Quelques colons, néanmoins, progressèrent plus avant et fondèrent en 1891 trois villages allemands entre Kars et Gumri (Petrovka, Estonka et Vladikars). Ils se spécialisèrent dans la viticulture, la sylviculture et la chasse. Pratiquement chaque village possédait son école et son église. Rapidement, quelques Suisses s'installèrent eux aussi dans cette région, créant deux laiteries et fromageries, envoyant plus tard du fromage suisse dans tout le territoire de l'empire tsariste. Chaque famille allemande possédait de 50 à 70 vaches. En 1914, l'armée russe tsariste déporta la plupart de ces villageois dans la province d'Yelisavetpol, au-delà de l'empire ottoman.
En 1921, un traité fut signé entre deux mouvements révolutionnaires, à savoir les Bolcheviks (Lénine et Staline) et le mouvement d'Atatürk : le 16 mars le traité de Moscou et le 13 octobre 1921 le traité de Kars. Entretemps, la montagne sacrée de l'Ararat fut arrachée aux Arméniens.
En 1971, un petit-fils d'immigrés allemands a photographié une maison à Petrovka, près de Kars, où vivaient des musulmans. Au-dessus de l'encadrement de la porte, il distingua une poutre en bois avec une inscription gravée en allemand : "Recommande ton sort à l'Eternel; place aussi en Lui ta confiance" (Psaume 37:5)
La moitié seulement des Souabes, Bavarois, Hessiens et Luxembourgeois prévus pour le Mont Ararat l'ont vu. Y eut-il un déluge au 19ème siècle ? - telle est la question que pose cet auteur, qui ajoute : "Au 20ème siècle un déluge s'abattit sur l'humanité, d'une manière si horrible que même une montagne sacrée ne put la sauver... " Depuis 1921, l'Ararat ne se trouve plus en territoire arménien.
En 1946, Staline donna l'ordre aux prisonniers de guerre allemands de faire sauter l'une des deux églises allemandes de Tiflis. Suite aux protestations, elle ne fut pas réduite à néant, mais démolie, démantelée pierre par pierre, les pierres étant utilisées à d'autres fins. Les prisonniers de guerre allemands furent aussi contraints par le dictateur de construire un pont invraisemblable à Erevan qui, pour les tourner en dérision, fut baptisé le "pont de la Victoire."
Scientifiques allemands en Arménie
En 1829, le professeur Friedrich Parrot, géologue et géographe allemand, originaire de l'université allemande de Dorpat en Estonie, obtint du tsar de Russie l'autorisation d'explorer l'Ararat. Depuis des temps immémoriaux il était strictement interdit d'escalader la montagne sacrée. Parrot fit appel à l'aide du catholicos des Arméniens et c'est ainsi que le jeune écrivain, chercheur, pédagogue et traducteur Khatchatour Abovian devint son compagnon de route. Afin d'escalader la montagne, ils emmenèrent avec eux des soldats russes et des guides de montagne arméniens, venus des villages environnants. Le 27 septembre 1829, à 15 heures 15, le groupe atteignit la cime du Massis (le Grand Ararat). Ils dansèrent de joie sur la glace et Abovian plaça une croix, qu'il avait amenée d'Etchmiadzine, sur le sommet. Le 8 novembre, ils escaladèrent le Sis (le Petit Ararat). Dans toute l'Europe, la presse réagit avec indignation, pleine de colère et de haine après un tel sacrilège. Ne fut-il pas question d'un procès ? Mais, prévoyants, les explorateurs eurent la sagesse de ramener du sommet des blocs du glacier. Jamais leurs plantes des pieds ne touchèrent la montagne sacrée. La neige et la glace les protégèrent de tout contact. En 1845, Abovian effectue une nouvelle ascension, cette fois avec à ses côtés le professeur Otto Wilhelm Hermann von Abich, géologue et minéralogiste allemand (1806-1886). (Un minéral, appelé l'abichite, porte le nom de ce scientifique allemand.)
En 1914, avec le docteur Johannes Lepsius, théologien allemand, l'écrivain arménien Avetik Issahakian, fonda la Deutsch-Armenische Gesellschaft [Société Germano-Arménienne] à Berlin. Avetik Issahakian est le nom d'une bibliothèque sur la place de la République à Erevan. L'édifice fut construit en 1896 par l'architecte allemand Nikolaus von der Nonne, qui édifia aussi de nombreuses demeures qu'il mit en location à Erevan. Un temps, Nonne fut aussi maire de Bakou.
On aurait pu apprendre bien d'autres histoires ce soir-là à Bochum, si le temps l'avait permis; mais, en conclusion de cette captivante conférence, interrompue de temps à autre par des questions d'Heide Rieck-Wotke, les auditeurs s'empressèrent d'ajouter leurs commentaires et leurs interrogations.
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Traduit de l'allemand en anglais par Muriel Mirak-Weissbach.
Traduction française : © Georges Festa - 04.2016