Chris Bohjalian, The Guest Room (Doubleday, 2016)
Entretien avec l'A.
par Rupen Janbazian
The Armenian Weekly, 14.12.2015
Le tout dernier livre du romancier à succès Chris Bohjalian, The Guest Room, paraîtra tout juste pour Noël... plus précisément, le Noël arménien.
"Mes amis non-arméniens sont frustrés de voir que le livre ne sera pas prêt pour les vacances de décembre," confie-t-il, en riant, même si la décision de ce report est compréhensible. "J'ai décidé en 2014 que je ne voulais pas voir mon nouveau livre publié en 2015 - je n'avais pas envie de faire une tournée et de parler d'un nouvel ouvrage lors du centenaire du génocide arménien," explique-t-il.
The Guest Room - qui narre l'histoire captivante d'une jeune fille de 19 ans, originaire d'Arménie, enlevée adolescente, retenue prisonnière comme esclave sexuelle en Russie et emmenée à New York pour y être exploitée - devait être publié à l'été 2015, mais Bohjalian jugeait, quant à lui, inapproprié d'entamer une tournée littéraire en 2015. "Comment pouvais-je participer à une tournée littéraire, en tentant de vendre des livres [en 2015] ? A l'inverse, j'ai tenu des conférences sur l'enseignement, la reconnaissance et la justice," explique-t-il. Heureusement pour lui, son éditeur (Doubleday) se montra compréhensif et programma la sortie du roman le premier jour "ouvrable" de 2015, soit le 5 janvier.
Au fil des ans, le nom Bohjalian est devenu synonyme de succès littéraire et de critique élogieuse; il a publié dix-huit ouvrages, dont les meilleures ventes du New York TimesThe Sandcastle Girls, Skeletons at the Feast, The Double Bind, et Midwives - ce dernier, numéro un des meilleures ventes du New York Times et sélectionné au Book Club d'Oprah. L'œuvre de Bohjalian a été traduite dans plus de trente langues, et trois de ses romans ont été adaptés au cinéma.
En 2012, son roman The Sandcastle Girlsa lui aussi figuré sur la liste des meilleures ventes de Publishers' Weekly, USA Todayet des libraires indépendants au niveau national.
Grâce à la publication et à l'accueil international massivement positif réservé à The Sandcastle Girls, Bohjalian a fait découvrir à des centaines de milliers de gens à travers le monde les souffrances des Arméniens dans l'empire ottoman déclinant, en faisant une œuvre inestimable et puissante.
A travers son nouveau livre, The Guest Room, Bohjalian espère faire la lumière sur les horreurs du trafic d'êtres humains, tout en initiant ses lecteurs à l'Arménie. "The Sandcastle Girls apprenait à des gens qui ne sont pas arméniens une part de notre histoire : le génocide arménien. Je souhaite que The Guest Room commence à leur montrer d'autres pans de notre univers," déclare-t-il.
Ce qui suit est l'entretien intégral de The Armenian Weekly avec Chris Bohjalian.
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- Rupen Janbazian : Tu abordes souvent des problèmes sociaux aux Etats-Unis, comme la transphobie, la violence domestique et la toxicomanie. Et maintenant, ton tout dernier livre, The Guest Room, explore le sombre univers du trafic sexuel. Qu'est-ce qui t'a décidé à aborder ce sujet ?
- Chris Bohjalian : D'une certaine manière, le livre a pris naissance en 2013. Je me trouvais à Erevan avec ma femme et ma fille. On avait aussi emmené une amie de ma fille, qui n'avait jamais été en Arménie. Elle est en partie Arménienne et avait envie de voir le pays. Comme elle rentrait aux Etats-Unis un jour avant nous, le programme était que je la conduise à l'aéroport pour le vol de 6 heures du matin à destination de Moscou. Je lui avais demandé de me retrouver dans le hall de notre hôtel vers 3 heures et demie du matin. Mais comme je suis aussi un père de famille, j'étais au rez-de-chaussée à 3 heures 10 - simplement au cas où elle serait arrivée un peu plus tôt. Pendant que je l'attendais, j'ai vu une jeune femme, qui avait probablement l'âge de ma fille et de son amie, ou même plus jeune - c'était clairement une prostituée - payant le porteur pour monter à l'étage et faire son travail.
En tant que père, ce genre de choses est tout simplement déchirant. J'ai commencé à me demander ce qu'il y avait de romanesque dans cette jeune femme et son histoire. La réalité est que lorsqu'on enquête sur la prostitution au Caucase et au Moyen-Orient, la ligne qui nous sépare d'une recherche sur le trafic d'êtres humains est très mince. Et avant même de le savoir, je m'étais déjà embarqué dans ce roman sur une jeune Arménienne courageuse, brave, belle et incroyable, qui fait l'objet d'un trafic entre Moscou et l'Amérique.
- Rupen Janbazian : La question du trafic sexuel est rarement abordée. Pourquoi, à ton avis ?
- Chris Bohjalian : Qu'il s'agisse de trafic d'êtres humains ou de trafic sexuel, c'est tellement épouvantable pour nous et notre sensibilité au 21ème siècle que c'en est presque un tabou - on a toujours envie de détourner le regard. Je pense qu'il y a là un motif important. On n'aime pas imaginer ce qui arrive à autrui, et surtout pas les femmes, les jeunes filles et bien sûr les jeunes garçons. Deux auteurs ont abordé ce thème dans notre communauté [arménienne]. Desert Nights [d'Edik Baghdasaryan et Ara K. Manoogian] et A Place Far Away et The Doves of Ohanavank de Vahan Zanoyan. Vahan s'est fait le héraut de nos jeunes femmes en Arménie, tandis l'ouvrage d'Edik et d'Ara décrit le problème dans des lieux tels que Dubaï et Istanbul.
Les chiffres varient, mais ils restent inquiétants. L'Organisation Mondiale du Travail estime que 4,5 millions de gens sont victimes d'exploitation sexuelle forcée à travers le monde, tandis que, selon le National Center for Missing & Exploited Children, un fugueur en danger sur six aux Etats-Unis est victime de trafic sexuel.
- Rupen Janbazian : Quel type de recherches a été nécessaire ? Tu as pu parler à des survivants ?
- Chris Bohjalian : Pour mes recherches, j'ai rencontré des thérapeutes, des travailleurs sociaux et des gens qui travaillent avec des survivants. J'ai parlé avec des gens dont les histoires ne sont pas aussi énormes ou horribles que celles endurées par mes héroïnes, mais qui ont sûrement été très près de sombrer dans ce gouffre cataclysmique du trafic d'êtres humains et de la contrebande internationale.
- Rupen Janbazian : As-tu été en mesure d'enquêter dans tous les Etats-Unis ?
- Chris Bohjalian : Il est important de noter que la plupart des esclaves sexuels aux Etats-Unis sont des nationaux. Etant donné l'élasticité - le prix élastique du sexe, qui est une façon horrible de l'évaluer, la façon avec laquelle les économistes l'étudient et le considèrent - il est pratiquement trop cher de s'embêter à ramener des filles de l'étranger aux Etats-Unis, quand on peut avoir ici des filles sans avoir à prendre de risques ou à en payer le prix. Je ne me souviens pas du chiffre exact, mais il est réduit. Environ 3 % des esclaves sexuels aux Etats-Unis - des jeunes femmes ou jeunes gens contraints à l'exploitation sexuelle - sont des étrangers clandestins. La plupart sont des nationaux.
- Rupen Janbazian : S'attaquer à un problème qui comporte une telle violence, tant d'abus et le traumatisme qui lui est associé, peut être pénible au plan émotionnel. Pourrais-tu nous parler du processus d'écriture et en quoi tu as été touché ?
- Chris Bohjalian : Deux questions comptaient pour moi en tant que romancier, quand j'écrivais ce livre. Tout d'abord, je n'avais pas envie d'une sexualité érotique ou gratuite; je voulais vraiment qu'il soit clair que ce comportement est une affaire de violence, d'avilissement et d'esclavage. Une violence moindre est éclairante, et je voulais être sûr que mes lecteurs continuent à tourner les pages. Au point que j'avais souvent en tête mon roman The Double Bind, paru en 2007.
The Double Bind est un livre qui tourne autour d'une travailleuse sociale du Vermont, laquelle est agressée sexuellement. Il est aussi question d'autres choses comme le problème des sans-abri et la photographie, et je trouvais ça important - les lecteurs restaient accrochés, car il y avait un répit par rapport à la violence. Dans mon esprit, The Guest Room aborde donc aussi plein d'autres choses; il est question d'un mariage en crise, de la déchéance d'un homme, de ce que signifie être parent. Je voulais être sûr qu'il y ait des personnages avec lesquelles mes lecteurs puissent s'identifier et s'attacher.
Je n'ai pas douté un instant que mes lecteurs se préoccuperaient d'Anahit - Alexandra, comme la rebaptisent les trafiquants à Moscou - mais je voulais être sûr que les Américains présents dans le livre soient eux aussi suffisamment énergiques, qu'on s'attache aussi à eux et à leurs sombres histoires. Autrement dit, certains hommes lors de l'enterrement de vie de garçon - et il y a des salauds à ce moment-là, qu'on ne s'y trompe pas - sont moralement complexes; que Richard - celui qui héberge cette fête - et sa femme Kristin sont moralement complexes; que leur fille Melissa, âgée de neuf ans, a une riche vie intérieure, et que l'on peut aussi s'attacher à elle.
- Rupen Janbazian : Qu'espères-tu apprendre à tes lecteurs sur le problème du trafic sexuel ?
- Chris Bohjalian : Il est important de noter que je suis un romancier, un conteur. Je souhaite par-dessus tout que The Guest Room amène les lecteurs à découvrir à quel point il se lit d'une traite. J'ai envie qu'ils soient émus par les épreuves des personnages - de tous les personnages. Certaines parties du livre sont déchirantes - je souhaite qu'elles soient déchirantes de façon à ce que l'on soit ému et content au plan émotionnel.
Il ne s'agit pas d'un essai sur le trafic sexuel. Ni d'un essai sur le trafic d'êtres humains. Ni d'un livre qui va apprendre à tout un chacun quoi que ce soit sur le trafic d'êtres humains ou l'esclavage sexuel, qu'ils ne soupçonnaient pas déjà. C'est affreux, c'est dégradant, c'est violent, c'est horrible, il s'agit d'une des violations les plus graves des droits de l'homme que l'on puisse imaginer, mais pas comme s'il s'agissait d'un livre sur les statistiques ou les récits de survivants. Il s'agit d'un roman sur un banquier d'affaires à New York, son épouse qui est enseignante, leur fille de neuf ans, et deux jeunes filles qui se retrouvent à un enterrement de vie de garçon et qui s'avèrent être des esclaves sexuelles.
- Rupen Janbazian : Pourquoi as-tu décidé d'avoir un personnage arménien dans le récit ?
- Chris Bohjalian : D'une certaine façon, The Guest Room fait pendant à The Sandcastle Girls. Dans The Sandcastle Girls, j'essayais de donner la parole à tous nos ancêtres, qui furent anéantis de manière systématique en 1915 et 1916. The Guest Room est, en quelque sorte, une façon pour moi de donner la parole à de jeunes adultes et à des enfants tout à fait remarquables d'Arménie en 2015 et 2016. En réalité, nous avons, dans la diaspora, l'obligation morale d'être présents là-bas pour ce pays. Je veux dire, il s'agit d'un pays qui tente de bâtir une démocratie dans un univers postsoviétique; qui essaie d'atteindre une économie de marché, en étant l'objet d'un blocus frontalier par des nations qui ne souhaitent pas son existence; qui essaie de se relever du cataclysme naturel de 1988; et maintenant, bien sûr, nous avons affaire à nos communautés en état de siège en Syrie. The Guest Room est donc pour moi très important à cet égard.
Je souhaite que des lecteurs d'Indianapolis, de Jacksonville en Floride, de Vancouver et de Miami, qui ignorent tout des Arméniens, découvrent la partie située à Erevan - une ville particulièrement belle - car des chapitres entiers s'y déroulent. J'espère qu'ils googliseront Gyumri après avoir lu un long chapitre concernant ce que les parents d'Alexandra ont enduré, jeunes mariés, quelques années plus tôt, lors du tremblement de terre de Gyumri.
- Rupen Janbazian : A certains moments dans le livre, Alexandra évoque le génocide arménien et le séisme de 1988. Pourquoi est-ce important, à ton avis, pour elle de réfléchir à ces questions ?
- Chris Bohjalian : The Sandcastle Girls révélait à des gens qui ne sont pas Arméniens une part de notre histoire : le génocide arménien. Je souhaite que The Guest Room commence à leur montrer d'autres pans de notre univers. L'Arménie est un pays remarquable, Erevan est une ville magnifique. Bien sûr, le livre parle de trafic d'êtres humains; bien sûr, il s'agit d'un roman policier. Ce n'est pas un guide touristique, que l'on ne s'y trompe pas - quasiment les trois quarts du livre se passent dans le comté de Westchester (N.Y.) et à New York.
Mais j'ai découvert grâce à l'écriture qu'un peu de bien est très profitable et amène les gens à approfondir le sujet principal. En 2002, j'ai écrit un roman intitulé The Buffalo Soldier, qui parle d'un petit Afro-Américain placé en famille d'accueil dans le Vermont rural et blanc. Mais le récit est émaillé de tout un tas de références aux 9ème et 10ème cavaleries - les cavaleries afro-américaines lors des guerres contre les Indiens et les Espagnols. Aujourd'hui encore, 13 ans après, il ne se passe pas deux ou trois jours sans que j'entende parler de mes lecteurs, m'écrivant au sujet de ce livre et me disant à quel point il a suscité leur intérêt pour ces cavaleries et combien ils ont envie d'en apprendre davantage. C'est bien sûr le cas avec un livre comme Midwiveset l'accouchement à domicile; ou bien Tran-Sister Radio et la question des transgenres; Skeletons at the Feast et ce qu'était être un Prussien durant la Seconde Guerre mondiale; et The Sandcastle Girls et le génocide arménien. Je vais être fou de joie si d'ici un an, j'ai des nouvelles de gens désireux d'en savoir plus sur le Cafesjian [Centre des Arts] ou d'aller voir danser Victoria Ananyan - l'Oiseau de velours.
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Traduction : © Georges Festa - 01.2016
site : www.chrisbohjalian.com