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Philip Gourevitch - Mass Murder Relies on People Like Us: An Interview With Thierry Cruvellier / Le meurtre de masse s'appuie sur des gens comme nous : entretien avec Thierry Cruvellier

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 © Gallimard, 2011


Le meurtre de masse s'appuie sur des gens comme nous : entretien avec Thierry Cruvellier
par Philip Gourevitch
The New Yorker, 15.05.2014


A Phnom Penh, entre 1975 et 1979 - ces années de terreur Khmer Rouge que les Cambodgiens ont coutume d'appeler simplement l'époque de Pol Pot - un ancien instituteur nommé Kaing Guek Eav, plus connu sous le nom de Duch, a orchestré la torture et l'exécution d'au moins 12 000 hommes, femmes et enfants. Les Khmers Rouges ont massacré près de deux millions de Cambodgiens durant cette période. Voilà à quoi se résume leur marque particulière de révolution communiste : le meurtre. Duch n'en fut pas l'un des cerveaux, mais il fut leur zélé serviteur et se vit confier le commandement du S-21, la prison où les cadres Khmers Rouges étaient envoyés pour y être purgés. Les purges étaient constantes. Tandis que les civils cambodgiens ordinaires étaient massacrés à une échelle industrielle et sans autre forme de cérémonie, Duch avait pour mission de s'assurer que tous les détenus au S-21 soient brisés jusqu'à ce qu'ils avouent des crimes contre-révolutionnaires - travailler pour la C.I.A., par exemple, ou pour le K.G.B., ou bien les deux, même si la plupart des prisonniers n'avaient jamais entendu parler de ces organismes avant que les bourreaux de Duch ne passent à l'action - puis il les faisait exécuter.  

Duch ne s'attendait pas à survivre à la révolution : il avait envoyé la plupart de ses mentors à la mort et, dans la logique du S-21, son temps viendrait, lui aussi, d'avouer et d'être condamné. Mais, avant que cela n'arrive, un groupe renégat d'officiers Khmers Rouges, soutenus par le Vietnam, chassa du pouvoir les partisans de Pot Pot. Duch avait conservé des registres méticuleux de son activité; contrairement à presque tous les autres membres de la hiérarchie révolutionnaire, il négligea de les détruire à la fin. En sorte que, durant les années 1990, lorsque l'on découvrit qu'il avait survécu, il fut impossible de nier ses crimes. A cette époque, il s'était converti au christianisme et déclara s'être repenti de sa carrière de meurtrier Khmer Rouge. Ce qui en fit un cas particulier. En 2009, trente ans après sa fuite du S-21, il fut le premier responsable Khmer Rouge à être traduit en justice devant un nouveau tribunal, administré par les Nations Unies à Phnom Penh. Et, par bonheur, Thierry Cruvellier, qui a passé les quinze dernières années à suivre les poursuites pour crimes de guerre au plan international de plus près que tout autre journaliste ou écrivain, assista quotidiennement au procès de Duch.

Comme Duch prit part d'une manière des plus active à son procès, Cruvellier intitula son portrait exceptionnellement subtil de l'homme et du jugement Le Maître des aveux. Lorsque l'ouvrage parut à l'origine en France, Cruvellier fut immédiatement reconnu comme un orfèvre en la matière - un observateur remarquablement informé et sérieux de la complexité juridique, politique, morale et psychologique de son sujet. C'est un écrivain élégant, discret, à l'intelligence aiguë et rigoureuse, à l'esprit désabusé, serein. Nous avons fait connaissance pour la première fois et sommes devenus amis en mai 1995 à Kigali - son premier livre, Le Tribunal des vaincus : un Nuremberg pour le Rwanda ?(Calmann-Lévy, 2006), s'appuie sur les cinq années qu'il a passé au tribunal des Nations Unies pour le Rwanda - et peu après la parution aux Etats-Unis de The Master of Confessions, le mois dernier (Ecco, mars 2014), nous avons entamé cet entretien par courriel.

- Philip Gourevitch : Tu es le seul journaliste à avoir assisté à tous les tribunaux internationaux de l'après-Guerre froide. Tu as passé des années à observer ces procès. Qu'est-ce qui t'a conduit vers eux ? Qu'est-ce qui t'a fait revenir ? Comment la vision que tu en as a-t-elle évolué ?
- Thierry Cruvellier :  J'ai été amené à la justice des crimes de guerre à cause du Rwanda. Le génocide de 1994 a été un événement marquant pour notre génération. J'ai commencé à travailler au Rwanda tout de suite après, en sorte que couvrir les procès paraissait une façon logique de continuer à travailler sur cet événement. Et j'ai rapidement compris à quel point ces procès peuvent être fascinants à plusieurs niveaux : historique, politique, diplomatique, juridique, psychologique, philosophique. Mon grand intérêt pour ces procès était comme une fenêtre, d'une part, sur notre condition humaine dans des circonstances extrêmes et les choix que font (ou pas) les individus dans ce genre de situations; et, d'autre part, sur la complexité historique de la dynamique du génocide au niveau central. Une salle de tribunal donne une opportunité extraordinaire pour observer ce genre de tragédie humaine hors échelle et son contexte politique, à travers la vie et les agissements relativement accessibles d'un individu et un ensemble extraordinairement varié de personnages secondaires. Pour un écrivain, il s'agit d'un territoire incroyablement riche - dès lors que tu es prêt à supporter l'ennui, la médiocrité et la désillusion.

Le bon côté, quand tu travailles sur la même histoire durant une longue période, c'est que tu tends à t'améliorer. Le mauvais côté quand tu travailles trop longtemps sur la violence de masse, c'est que ça ne te rend pas plus heureux.

- Philip Gourevitch : Tu es souvent très critique, et même accablant, dans ton compte rendu de ces tribunaux. Vaut-il mieux pour nous de les avoir que pas les avoir ?
- Thierry Cruvellier : Il est vrai que je peux être très sévère sur ces institutions et ceux qui les dirigent. Historiquement, il est compréhensible que ces expériences judiciaires devaient être testées et développées, et certaines ont été plus convaincantes que d'autres, à différentes étapes. Mais, au début, lorsque le tribunal pour le Rwanda a démarré, nous étions pour la plupart très naïfs; nous pensions que c'était notre Nuremberg. En fait, la qualité, l'efficacité et le volontarisme des tribunaux internationaux - et de la Cour Pénale Internationale, qui est leur héritière - se sont sensiblement détériorés au cours des dix dernières années.

Le procès de Duch a eu ses défauts, naturellement. Le bureau du procureur, par exemple, était très faible. Et pourtant ce procès reste de loin l'un des plus complet, équitable et important que j'ai couverts. Le caractère "mixte" du tribunal, avec une participation égale de Cambodgiens et d'étrangers; le fait qu'il s'est tenu dans le pays même, à Phnom Penh; et le fait que les victimes étaient acceptées à part entière dans les procédures ont rendu ce procès beaucoup plus pertinent et "réel" que ceux qui ont été organisés à La Haye.   

- Philip Gourevitch : Des journalistes et des historiens se sont empressés d'attribuer la destruction du Cambodge et du Rwanda, ainsi que l'ancienne Yougoslavie, aux agissements et à l'inaction des grandes puissances occidentales. Or les tribunaux n'envisagent jamais ce genre de responsabilité extérieure. A ton avis, le peuvent-elles ou le devraient-elles ?
- Thierry Cruvellier : Un génocide est avant tout une affaire nationale. La manière avec laquelle les Hutus du Rwanda et les cadres Khmers Rouges ont décidé de provoquer ou de se joindre aux massacres, ou bien la manière avec laquelle les principaux dirigeants ont orchestré, suscité ou progressivement intégré la mécanique du massacre se sont pas liées de façon décisive à un éventuel soutien extérieur. Les responsabilités des gouvernements étrangers - et de la France au Rwanda, en particulier - semblent intervenir à un niveau différent de celui qui est défini par le droit pénal international. Techniquement, des cours pénales ne peuvent traiter qu'une responsabilité individuelle, ce qui rend très difficile le fait de lier un Etat étranger au crime. Et enfin, le génocide est conçu et perpétré par des nationaux.

Et puis, bien sûr, il est un motif plus embarrassant pour lequel ces tribunaux ne recherchent pas une responsabilité étrangère : les juges et les procureurs n'ont pas envie d'avoir des problèmes avec les membres permanents du Conseil de Sécurité ou le Secrétariat des Nations Unies, lesquels payent l'essentiel de leurs salaires. Il s'agit d'une faiblesse évidente de ces tribunaux, mais ce n'est peut-être pas seulement leur fonction. Le problème de leur crédibilité réside bien plus dans la qualité médiocre des enquêtes et dans le fait que seuls les faibles sont poursuivis.

- Philip Gourevitch : Tu évoques un point important, à savoir que le procès de Duch fut le premier cas d'un tribunal international s'attaquant aux crimes du communisme. Les tribunaux pour le Rwanda et la Yougoslavie, de même que les poursuites à Nuremberg et Tokyo, ont eu affaire à des crimes de régimes ultranationalistes, que tu identifies comme des idéologies de droite. Seul le tribunal pour le Cambodge a traité les crimes de la gauche, ce qui a, dis-tu, sensiblement mis mal à l'aise les avocats des droits de l'homme. Lesquels, selon toi, ont eu de grandes difficultés à traiter le lien entre l'idéologie communiste et le meurtre de masse systématique. Tu affirmes que la plupart des membres du tribunal préféraient imaginer les Khmers Rouges comme des gens nobles, jusqu'à ce que la situation tourne mal et dégénère - et que certains étaient carrément des compagnons de route. Par exemple, la femme engagée par les Nations Unies pour gérer les victimes des Khmers Rouges lors du procès de Duch était une maoïste non repentie. Pourquoi ? Et en quoi cette sympathie pour la gauche a-t-elle affecté le climat général du procès ?
- Thierry Cruvellier : Il existe un lignage historique entre l'extrême-gauche et le mouvement des droits de l'homme. Dans les années 1960, après que la terreur stalinienne ait été largement reconnue; dans les années 70, suite à la dénonciation du goulag par Soljenitsyne; et puis, enfin, dans les années 80, après que les atrocités de Pol Pot aient été révélées en totalité, de nombreux intellectuels occidentaux ont troqué le marxisme-léninisme discrédité et déshonoré pour les idéaux des droits de l'homme universels. Contrairement à l'ennui de réformes prosaïques, plaider pour les droits de l'homme est, à sa manière, une autre entreprise grandiose et poétique, où nous, le peuple, combattons les exploiteurs. Comme l'a judicieusement noté le philosophe français Raymond Aron, les droits de l'homme, comme philosophie politique, se fondent sur la notion de pureté. Il ne s'agit pas d'assumer la responsabilité d'une décision "dans des circonstances imprévues, fondée sur un savoir incomplet" - à savoir la politique, déclare Aron. A l'opposé, les droits de l'homme opèrent comme un refuge pour l'utopie.

L'intéressant dans le fait d'observer le tribunal pour les Khmers Rouges était que d'anciens maoïstes ou compagnons de route occidentaux n'ont pas été transformés, lorsque, désabusés par le communisme, ils sont devenus sceptiques. Ils se présentent maintenant comme des défenseurs des droits de l'homme. L'appel des idéologies "pures" leur semble irrésistible. Les révolutionnaires s'indignent des abus policiers ou de la cruauté capitaliste, et puis ils pardonnent, au nom de la révolution, chaque injustice qu'ils dénoncent par ailleurs. Notons que l'indignation morale des militants des droits de l'homme peut soudain être réduite au silence, quand des institutions qu'ils ont aidé à créer et censées illustrer leurs idéaux - comme les tribunaux internationaux pour les crimes de guerre - se mettent à enfreindre les mêmes principes qu'elles affirment défendre. Ils déclarent que la critique sert les "ennemis" de la justice. Ils commencent à accepter que la fin justifie les moyens. Une logique du deux poids, deux mesures se met en place. L'énergie qui les rendait souvent efficaces lorsqu'ils travaillaient dans un environnement hostile, se transforme désormais, une fois qu'ils ont pris le pouvoir, en une intransigeance qui peut les rendre quasiment insensibles aux réalités qui ne correspondent pas à leur paradigme idéologique. Les tribunaux internationaux peuvent nous rappeler brutalement que l'injustice et le manque de loyauté ne sont pas incompatibles avec des intentions humanistes.

Au tribunal pour le Cambodge, un nombre étonnant d'Occidentaux, non issus de l'extrême-gauche, affichèrent eux aussi une certaine sympathie pour les "bonnes intentions" du projet communiste. Résultat, le procès ne pouvait être le procès du communisme comme philosophie politique. Au contraire, il n'était question que de l'idéologie de Pol Pot, limitée et calomniée en tant que trahison ignoble d'un authentique idéal révolutionnaire. Une telle clémence serait inédite dans des procès visant des idéologies de droite.

- Philip Gourevitch : Dans la mesure où Duch prenait sa défense, il affirmait qu'il ne faisait que suivre des ordres. A un moment donné, il déclare : "Nous devions obéir, sinon nous étions tués. [...] Nous étions tous des victimes." Ses registres du S-21 laissent entendre que ce n'était pas sans fondement. Que fais-tu donc de cette allégation de Duch, à savoir qu'il ne fut coupable que de servir une mauvaise cause ?
- Thierry Cruvellier : La situation au Kampuchéa Démocratique me paraît différente de celle du Rwanda sous le régime hutu ou de l'Allemagne nazie. Dans le Cambodge de Pol Pot, il apparaît que même si tu étais du bon côté (par exemple, être un membre certifié du Parti communiste), tu ne pouvais combattre ou fuir, et même si tu obéissais avec zèle, tu courais le risque d'être tué lors de purges massives. Près de 80 % des victimes de Duch étaient Khmers Rouges. A partir de 1976, c'était essentiellement un Khmer Rouge qui tuait des Khmers Rouges. Dans ce contexte, l'allégation classique des perpétrateurs, à savoir qu'ils "devaient obéir aux ordres," est beaucoup plus difficile à rejeter comme étant simplement une mauvaise excuse. Ce qui n'atténue pas les crimes des Khmers Rouges. Simplement, il nous est bien plus présomptueux d'affirmer que nous aurions pu mieux faire.

- Philip Gourevitch : Les professionnels des droits de l'homme parlent souvent des tribunaux et des procès internationaux comme étant non seulement des instruments pour faire le tri parmi les preuves et appliquer la justice, mais, plus solennellement, des organes permettant d'établir une vérité historique comme fondement afin de rendre justice. Mais tu écris : "Plus tu suis des procès, moins tu crois en quelqu'un." Pourquoi ? En quoi ta vision de la nature et du but des procès, de leurs moyens et de leurs fins, a-t-elle évolué durant ces longues années d'observation ?
- Thierry Cruvellier : Peut-être tout cela se ramène à l'expérience de l'hypocrisie. Outre le fait d'essayer de démêler la preuve dans un cas particulier au sein d'un ensemble particulier de règles, les tribunaux internationaux ont en charge toute une série d'attentes, comme le fait de dissuader d'autres criminels, de contribuer à la paix et à la réconciliation, d'établir une vérité historique, permettre aux victimes de tourner la page, etc. Les partisans d'une justice internationale se servent largement de ces objectifs pour légitimer et encourager les tribunaux. Quand ça leur convient, juges, procureurs et militants sont heureux d'épouser leur rôle d'artisan et de la paix et de l'histoire, au nom des victimes. Mais dès que ce genre d'attentes paraissent irréalistes, ou sont nécessairement trahies, les mêmes s'empressent de déclarer que ce n'est pas pour cela qu'existent les tribunaux. Peut-on gagner sur les deux tableaux ?

L'honnêteté, le courage et l'intégrité ne sont pas des valeurs cardinales dans le monde judiciaire. A l'opposé, cette entreprise se drape du prestige de valeurs universelles et de principes moraux. Le hiatus entre ces deux réalités - la manière avec laquelle la justice est rendue et celle avec laquelle elle se présente au-dehors - est plus choquant que dans d'autres domaines, car ceux qui travaillent ou soutiennent ces institutions se targuent de moralité, et aussi parce que la vie et la réputation des suspects sont en jeu. Les tribunaux internationaux ont toujours affiché une absence remarquable de modestie quant au peu qu'ils réalisent en fait, et à un prix qui est, que cela leur plaise ou non, de plus en plus choquant. A mesure que ce hiatus s'accroît, il se transforme en tromperie. Et l'on ressort incrédule de cette expérience.

- Philip Gourevitch : Tu évoques "la justice purement symbolique [...] promue de manière opportuniste par les tenants du droit international," et le genre de lynchage dans lequel toutes sortes de populations censées être civilisées supposent que toute personne accusée dans un tribunal international n'est pas seulement coupable, mais est aussi un monstre. Et tu ajoutes que ce que le procès de Duch t'a révélé est exactement le contraire : son humanité. Tu écris : "Duch n'est ni un psychopathe, ni un monstre, voilà le problème." Pourquoi, ou pour qui, est-ce un problème ?
- Thierry Cruvellier : L'humanité des individus qui deviennent des meurtriers de masse comme Duch est une idée répulsive pour beaucoup de gens. Je peux t'assurer que la réaction prédominante, quel que soit le milieu social ou le niveau d'études, est de dire qu'ils ne sont pas comme nous. En fait, beaucoup de gens ne comprennent même pas que quelqu'un vienne les défendre au tribunal. Lorsque l'avocat de Duch, François Roux, choisit de défendre un accusé devant le tribunal pour le Rwanda, nombre de ses amis au sein des organisations de défense des droits de l'homme y virent tout d'abord une trahison.

Refuser Duch comme étant des nôtres aide à nous tranquilliser l'esprit. Cela nous conforte dans la conviction que si, Dieu nous en préserve, nous devions faire face à des circonstances historiques extraordinaires, nous nous comporterions comme des héros. Mais cela ne nous aide pas à mieux comprendre comment des crimes de masse se développent et se produisent grâce à une participation en masse.

Au Musée du Génocide à Phnom Penh, les victimes de Duch sont présentées comme des victimes, ce qu'elles sont, bien évidemment. Or 80 % d'entre elles étaient Khmers Rouges, et si à l'inverse on leur avait demandé d'être des perpétrateurs, l'écrasante majorité aurait obéi. Le fait d'accepter que Duch nous apprend quelque chose sur nous-mêmes ne signifie pas que nous acceptions ses crimes, ni que nous risquions de lui être sympathiques. Cela nous amène à penser en des termes plus réalistes le mode opératoire du meurtre de masse et comment celui-ci s'appuie sur des gens comme nous.

- Philip Gourevitch : Lorsque Hannah Arendt évoque Eichmann, elle le campe comme une figure archétypale, définissant l'archétype, par indulgence et de façon inexacte, par cette expression qui est devenue quasiment un cliché : "la banalité du mal." Naturellement, elle n'a assisté que quelques jours au procès d'Eichmann. Là, tu étais présent chaque jour au procès de Duch, et tu ne le présentes ni comme le mal banal, ni comme le mal pur et simple, mais plutôt comme quelqu'un de complexe et embarrassant, cruel et malavisé, et, surtout, aussi humain que nous tous. Avec toute ton expérience des procès pour crimes de guerre et les criminels de guerre qu'ils nous donnent à voir, le verrais-tu comme atypique ? Ou bien fait-il exception parmi les prévenus que tu as observé ?            
- Thierry Cruvellier : Les deux. Il est typique par son combat avec les atrocités qu'il a commises - un mélange d'aveu dénué d'émotion, de déni sur des faits précis, d'acceptation de faits irréfutables, et de mise en cause d'allégations plus fragiles - ainsi que par sa quête d'excuses : le devoir d'obéir, la peur sous la contrainte, etc. Il fait plus exception par sa capacité à penser les idéologies et les systèmes politiques, et par son expérience évidemment longue et son savoir en matière de psychologie humaine, qui lui ont permis évaluer ses différents interlocuteurs de manière très subtile. Il est aussi doté de deux compétences remarquables : une mémoire étonnante et une grande force mentale.

- Philip Gourevitch : En fin de compte, à qui profite le procès de Duch ?Est-ce une bonne chose pour les victimes ? Pour les droits de l'homme ? Pour le droit international ? Pour le reste des Khmers Rouges survivants, y compris Hun Sen et sa clique ?
- Thierry Cruvellier : Le procès unique d'un seul homme pour un crime d'une telle nature et d'une telle ampleur est évidemment une sorte d'absurdité. Le second procès pour le Cambodge, qui impliquait les deux derniers hauts dirigeants survivants du régime, fut beaucoup plus significatif, mais Duch restera probablement le symbole du régime meurtrier de Pol Pot dans la mémoire populaire. De même, S-21 en tant que tel, une prison vouée principalement à la liquidation des Khmers Rouges par des Khmers Rouges, est devenue l'ambigu Musée du Génocide au Cambodge. Il y a là une sorte de travestissement de l'histoire. Lequel a probablement largement profité au régime de Hun Sen, qui peut se targuer d'avoir vaincu les Khmers Rouges et les avoir traduits en justice, sans jamais laisser le processus le mettre en cause ou d'autres hauts dirigeants, dont certains occupaient un rang supérieur à Duch sous Pol Pot.  

Quant aux victimes, il est toujours très difficile d'apprécier ce qu'elles retirent véritablement d'un procès, mais certaines victimes de Duch ont peut-être eu l'impression d'obtenir des réponses à leur souffrance. Pour les millions d'autres, qui ont perdu leurs proches au S-21, je ne sais pas. Néanmoins, cette entreprise judiciaire très limitée, et la dynamique que le procès de Duch a créée, ont été décisifs pour faire en sorte qu'il y ait, pour la première fois, un débat public national sur l'époque des Khmers Rouges. En 2009, alors que le procès de Duch s'achevait, une brève histoire du Kampuchéa Démocratique de Pol Pot a été enfin intégrée aux programmes d'histoire. Pendant trente ans, cette histoire n'a pas été officiellement enseignée au Cambodge.

- Philip Gourevitch : A plusieurs reprises, lors du procès, Duch a craqué. D'après toi, que lui est-il arrivé à ces moments-là ?
- Thierry Cruvellier : A mon avis,les moments où Duch craque proviennent apparemment d'une honte sincère. Mais certaines victimes et familles ont vu ça d'un autre œil et déclaraient ne pas croire à ses larmes de crocodile. D'aucuns y ont même vu un signe de l'esprit manipulateur de Duch.

- Philip Gourevitch : Tu as même vu Duch rire parfois, et tu l'as vu sourire avec une sorte d'amusement ou de perplexité. Qu'est-ce qui faisait sourire le meurtrier de plus de 12 000 personnes ? Qu'est-ce qui le faisait rire ?
- Thierry Cruvellier : Duch souriait souvent et riait rarement. Mais j'ai trouvé ses éclats de rire incontrôlés des plus dérangeants. Ce qui déclenchait son rire n'était pas du tout drôle - par exemple, le témoignage sur la torture d'un de ses anciens subordonnés que Duch considérait comme une invention.

Ses sourires, eux aussi, étaient souvent déclenchés par des exemples de vulnérabilité humaine : un mensonge, une exagération, un manque d'éducation de la part d'un témoin, ou la mise en échec de son adversaire au tribunal. Parfois, il souriait à des moments de réelle agilité intellectuelle, de la part de quelqu'un qu'il admirait. Les sourires de Duch révélaient apparemment l'arrogance d'un homme intelligent et son sens réel, sarcastique de l'humour. Dans un sens, ils conféraient à son intelligence son charme et sa menace.

- Philip Gourevitch : A un moment donné, Duch va jusqu'à comparer le tribunal au S-21, à une institution par laquelle un système de pouvoir impose son idée de la justice à ses adeptes comme à ses prisonniers. Je t'ai bien lu, si je dis que tu ne contredis pas vraiment ?
- Thierry Cruvellier : Oui, bien sûr.C'était de l'ironie de la part de Duch, et Duch lui-même préférait sans aucun doute être traduit devant ce tribunal que devant son équipe de bourreaux du S-21. Mais, d'une manière générale, comment ne pas être d'accord ?                                        
                                             
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Traduction : © Georges Festa - 11.2015. Reproduction soumise à autorisation.



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