Trois livres qui valent d'être lus
par Lucine Kasbarian
The Armenian Mirror-Spectator, 23.11.2018
Ces titres récemment parus ont été produits en dehors des grands circuits d'édition. Ils nous rappellent que les Arméniens peuvent et doivent recourir à des alternatives s'ils veulent arriver à publier, éviter la censure et raconter leurs histoires comme ils souhaitent qu'elles le soient.
The Migrant and the Maverick: An Allegory [L'émigrée et le dissident : allégorie]
d'Abie Alexander; éditeur : AA Books (2017); site : https://www.abiealexander.com/
Apparemment, l'histoire toute simple de Ken, un coq rouge du Rhode Island dont l'existence est modifiée pour toujours par l'arrivée d'une oie voyageuse du Canada, et de l'oie Helen avec qui il développe une relation affectueuse.
Helen parle à Ken des routes migratoires (et matérielles) et ce n'est pas trop tôt. Les propriétaires de Ken s'apprêtent à le trucider, l'incitant à préparer son envol.
En y regardant de plus près, nous découvrons les fondements moraux et politiques de ce conte - en particulier quand ils ont trait aux procès subis par les réfugiés et les migrants qui refont leur vie à l'étranger, et à qui ce livre est dédié.
Ken et Helen débattent pour savoir comment les comportements sociaux à travers le monde peuvent différer selon les circonstances, la culture et l'environnement. Ils livrent aussi leur avis sur toute une série de questions qui font la une de nos jours, telles que l'hégémonie mondiale, le changement climatique, le nationalisme, l'immigration, les droits liés à la procréation, les contrôle des armes et le politiquement correct, donnant aux lecteurs à réfléchir. Parfois didactique, souvent émouvant et presque toujours stimulant, The Migrant and the Maverick est le produit d'un esprit diplomate, lucide et sensible. Financier de métier, Alexander a découvert l'Arménie en travaillant avec des organisations caritatives chrétiennes comme World Vision et le Fuller Center for Housing. Bien que d'origine non arménienne, Alexander évoque les Arméniens dans chacun de ses six ouvrages publiés et est considéré comme Arménien d'adoption par ses pairs.
My Father: A Man of Courage and Perseverance - A Survivor of Stalin's Gulag [Mon père : un homme courageux et déterminé - Survivant du goulag de Staline]
de Rubina Peroomian; éditeur : Rubina Peroomina Minassian (2017); site : http://www.abrilbooks.com/my-father.html
Durant la Seconde Guerre mondiale et parallèlement aux purges staliniennes, l'Union Soviétique accrut son vaste levier d'influence afin de harceler les habitants de l'Iran. Traquant les esprits libres, le NKVD (police secrète soviétique) cherchait à écraser l'opposition, semer la peur au sein de la population et briser la volonté de tous ceux qui constituaient une menace potentielle pour le pouvoir de Staline. Ces répressions brutales ont impacté négativement des millions de gens qui furent jetés en prison ou exécutés - et par extension, brisèrent des familles et des communautés entières. Baghdik Minassian - scientifique, enseignant, écrivain, éditeur et militant politique d'origine arménienne, résidant à Tabriz - figura parmi ces victimes.
Fille de Minassian, Rubina Peroomian, professeure à l'université de Californie Los Angeles, chercheure et essayiste, a rassemblé les éléments épars des mémoires inachevés rédigés par son père, dont l'existence fut dévastée dans l'un des climats les plus inhospitaliers au monde : le camp de travaux forcés soviétique de Norilsk, en Sibérie.
Pourquoi des mémoires inachevés ? Minassian, qui survécut par miracle à ses dix ans de captivité, n'est parvenu à consigner par écrit cette expérience que bien des années après sa sortie et ne vécut pas assez longtemps pour achever son récit. A sa libération, il s'efforça de rattraper le temps perdu grâce à sa famille, l'enseignement et le militantisme, malgré ses problèmes de santé dus à son internement.
L'expérience de Minassian fait écho à ce qui est décrit dans Une journée d'Ivan Denissovitch, d'Alexandre Soljénitsyne, à ceci près que Minassian survécut à son calvaire et reprit son existence féconde et exemplaire, bien que profondément meurtrie.
Peroomian, qui a écrit de nombreux ouvrages sur l'expérience génocidaire des Arméniens, centre enfin son activité littéraire sur les vicissitudes de sa famille au regard de l'injustice, de la perte, du traumatisme et de la réussite en dépit de l'adversité. Cet hommage tardif au courage de Minassian et de sa famille mérite toute notre attention, notre reconnaissance et nos éloges. Il confère aussi une nouvelle dimension aux témoignages existants de première main sur les atrocités endurées dans les goulags de Sibérie.
Ravished Paradise: Forced March to Nothingness[Le paradis violé : à marche forcée vers le néant]
de Mardig Madenjian; éditeur : Mardiros Madenjian (2016) ; site : http://mardigmadenjian.com/
Après des années de recherches, de déplacements, d'entretiens et d'enquêtes au sein de sa famille, Mardig Madenjian a produit cette œuvre unique qui se compose en réalité de deux livres. Minutieusement détaillé, empreint de conviction et d'une indignation légitime, Ravished Paradise reconstitue la vie du clan des Madenjian dans leur région ancestrale de Tchepni, située entre Sébastia et Kayseri en Arménie Occidentale. L'on découvre leur histoire au travers d'anecdotes, du folklore, des liens généalogiques et des dynamiques familiales faites de conflits, de hasards et de salut. Parallèlement, Madenjian livre un résumé du génocide arménien abondant en épisodes et personnages liés au contexte historique.
Malgré quelques fautes d'orthographe, grammaticales et factuelles, ce livre constitue une superbe réussite, faisant de la découverte du génocide arménien - notamment auprès des étudiants - une expérience captivante (bien que parfois dérangeante). Les lecteurs peuvent, tout d'abord, mettre des visages, des noms, des personnalités et des étiquettes sur un sujet plus que déroutant.
Entre autres détails précieux, l'on nous rappelle que tous les Arméniens furent ciblés durant la campagne turque d'extermination, et pas seulement les soi-disant radicaux; que l'écrivain et homme d'Etat Krikor Zohrab eut sa tête réduite en pièces afin que ses bourreaux turcs "puissent voir à quoi ressemblait le cerveau d'un génie"; que les Français victorieux durant la Première Guerre mondiale, et qui trahirent finalement l'Arménie cilicienne, placèrent des chaussons aux sabots de leurs chevaux pour occulter le fait qu'ils abandonnaient les Arméniens à leurs prédateurs turcs; et que les remèdes populaires des Arméniens - dont beaucoup sont aujourd'hui perdus - sauvèrent souvent des vies entre leurs mains.
Quand il évoque la sauvagerie des génocidaires, Madenjian n'édulcore aucunement son langage, de même qu'il il ne saurait se plier aux dogmes du politiquement correct. Son ouvrage n'avait jusqu'ici fait l'objet d'aucune notice en anglais. Auteur de 13 livres, Madenjian a remporté à deux reprises un Hollywood Book Award - pour ce livre et à nouveau pour sa suite, intitulée Reclaiming Ravished Paradise: Aftermath Armenian Genocide 1922-2001.1
NdT
1. Mardig Madenjian, Reclaiming Ravished Paradise: Aftermath Armenian Genocide 1922-2001. Volume II : A Sequel to Ravished Paradise, Armenian History Books, 2017
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Traduction : © Georges Festa - 11.2019