© Antares, 2018
Aram Pachian
Du corps
ICPL and the International Writing Program Panel Series, September 14, 2018
Dans les sociétés patriarcales, le rôle possède un rôle et une signification particulière. Quand j'étais adolescent, les garçons de petite taille et chétifs avaient la vie dure. Comme si leur fragilité et leur faiblesse physique attirait la violence.
Au rand des attributs physiques d'un "vrai homme" figuraient un corps trapu, une large encolure, des bras et des jambes musclés, et une sorte de bedaine, difficile à décrire - en outre, un visage qui exprimait colère et agressivité.
En grandissant, la plupart des garçons tentent de forcer leur corps à répondre à ces normes. Pour beaucoup d'entre eux, il ne s'agit pas tant d'être un "vrai homme" que se faciliter la vie dans un monde brutal et violent qui essaie de leur imposer la "masculinité."
Longtemps je me suis représenté mon corps comme un ennemi, une menace, un piège fait de plaisir et de tragédie.
Mon père était chirurgien.
Le langage de la chirurgie est aussi celui du corps.
La chirurgie s'effectue via le corps et vise à le protéger, et c'est pourtant une sorte d'"acte criminel" visant à mettre au jour une réalité secrète. La chirurgie implique de franchir les limites du corps. Dans un sens, il y a là une révolte, une agression, une transgression au regard des limites sacrées du corps.
Les week-ends, mon père m'emmenait avec lui à l'hôpital. En allant d'un patient à l'autre, j'éprouvais un sentiment grandissant d'aliénation vis-à-vis de mon corps. Je me disais sans cesse : "Je n'ai pas envie d'avoir un corps. Rien de pire que d'avoir un corps."
Chose intéressante, je l'ai toujours pensé à la troisième personne. Lui, mon corps, c'était toujours quelqu'un d'autre.
Plus tard, dans ma vie, il est arrivé que ce sentiment d'aliénation soit essentiellement d'ordre physiologique, le résultat peut-être d'une activité complexe et paradoxale des neurones.
Ce sentiment de méfiance vis-à-vis de mon corps a atteint son paroxysme lors de mon service militaire. Les brimades à l'armée c'est de l'ordre du normal. Les règles et les traditions patriarcales imprègnent l'armée et chaque soldat se doit de les suivre. Rejeter ces traditions ou enfreindre des règles transmises de génération en génération signifie mettre en danger ton corps, ta santé et, en fin de compte, ta vie.
Dans l'armée, il y a ce qu'on appelle des "zones d'ombre," qui sont taboues. Dans ces zones d'ombre figurent les toilettes, les lavabos - ou encore des bosquets, des bancs, le coin d'un champ. Personne n'a le droit de s'asseoir ou de s'allonger dans ces zones. Si tu y fais tomber quoi que ce soit, pas le droit de ramasser. Si un soldat enfreint la règle interne, même accidentellement, et qu'il est découvert, le "délinquant" est isolé de son unité. Nul n'a le droit de le toucher. Il est déshonoré et son corps est profané. Pour les autres soldats, son corps devient lui aussi une "zone d'ombre."
Dans mon premier roman1, l'un des narrateurs qui brise ce tabou fortuitement le paie de sa vie. Et pourtant il est persuadé qu'il est toujours vivant, qu'il a terminé son service militaire et qu'il est rentré chez lui.
Ton corps est profané et détruit. Et alors ? Ça ne veut pas dire que tu n'as pas le droit de continuer à vivre. C'était l'idée centrale de mon roman.
Objectivement, impossible de continuer à vivre sans le corps. Grâce à la politique, grâce au droit, il est encore possible de réduire les abus au sein de l'armée, de la société. Mais la politique et le droit ne fonctionnent que dans le cadre du vivant - ils ne peuvent ranimer un corps mort.
Et pourtant j'ai trouvé le moyen de ranimer ce corps mort. Grâce à l'écriture.
Combien de fois j'ai entendu mon père s'exclamer : "La blessure cicatrise ! Le patient vivra !"
En écrivant mon roman, je ressentais la même chose. "Ce paragraphe s'améliore. J'arrive à entendre la voix du narrateur. Sa vie perdure."
Si ce dont je parle aujourd'hui semble un peu naïf, je n'en ai pas honte. La naïveté est souvent considérée comme un défaut, mais parfois ce genre de défauts rend fort.
Merci.
NdT
1. Aram Pachian, Ցտեսություն, Ծիտ [Adieu, Oiseau !], Antares, 2012
___________
Traduction : © Georges Festa - 12.2018