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Lucin, survivante du génocide arménien : "Je ne sais pas pourquoi ils ont fait ça" / Lucin, sobreviviente del Genocidio armenio: "No se por qué lo hacían"

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 Vue de Gaziantep [Aïntab] depuis la forteresse
© Natalie Sayin, 2012 - CC BY 2.0
https://commons.wikimedia.org


Lucin, survivante du génocide arménien :
"Je ne sais pas pourquoi ils ont fait ça."
Entretien avec la seule survivante en Argentine
par Daniel Vittar
Clarín (Buenos Aires), 28.03.2015


Lucin a les cheveux blancs et la peau marquée par les ans. Son visage garde une beauté fanée et une expression rebelle de noblesse, mais souvent elle s'égare dans des visions pénibles. Lucin Khatcherian, 105 ans, incarne le courage d'avoir survécu au sinistre génocide arménien.

Elle y perdit tôt sa mère, puis son père. Ses frères se dispersèrent dans un monde fait de révolutions et de pays émergents. Lucin grandit au rythme violent du 20ème siècle. Les psychologues nomment résilience la capacité qu'ont certaines personnes à s'adapter et à surmonter l'adversité et la souffrance. Lucin appelle cela la chance. "J'ai eu de la chance," dit-elle avec soulagement, "j'ai rencontré des gens bien qui m'ont aidée."

Elle est l'unique survivante en Argentine, et l'une des rares au monde, de cet odieux massacre perpétré par les Turcs en 1915. Quand l'empire ottoman donna l'ordre de déporter tous les Arméniens, Lucin avait 6 ans et vivait dans une grande maison à Aïntab. "A cette époque, Abraham, mon papa, avait une très bonne situation, il exportait des pistaches et c'était un bijoutier, un très bon bijoutier. J'avais cinq frères; j'étais la plus jeune. A l'époque, on vivait très bien," raconte-t-elle, cherchant dans le labyrinthe sensible de sa mémoire.

Mais tout changea quand, au début du siècle dernier, le mouvement nationaliste musulman des Jeunes-Turcs prit le pouvoir. Ils réclamaient une société culturellement homogène, qui impliquait d'éliminer les autres groupes ethniques comme les Arméniens et les Grecs, et les religions autres, comme le christianisme. "Je ne sais pas pourquoi ils ont fait ça, peut-être qu'ils nous jalousaient," dit-elle avec une innocence qui suscite la tendresse.

Le fatidique 24 avril 1915, le génocide débuta. Ce jour-là, les troupes turques arrêtèrent 235 intellectuels de la communauté arménienne d'Istanbul. S'ensuivit une vague d'assassinats, de violences, de décapitations et de désolations. Les soldats rasèrent un par un les villages arméniens. Par déportations en masse, les troupes acheminèrent les Arméniens vers des déserts qui dévoraient les plus faibles. Les chiffres, même s'ils ne reflètent pas la douleur et la souffrance des victimes, donnent une idée : l'on estime à 1 500 000 les Arméniens qui ont trouvé la mort.

Lucin se souvient du début de cette tragédie. "Les églises cessèrent de faire sonner les cloches et les atrocités ont commencé. Mon papa fit tout d'abord partir ses fils aînés. Il les envoya en train à Alep, en Syrie. Mais nous, on est restés jusqu'au dernier moment."      

Elle poursuit son récit. "Mon papa tomba malade, nous ne savions que faire. Des amis turcs nous ont alors amené une grande charrette avec un matelas pour que mon papa puisse voyager et s'échapper. Quand on est sortis, les militaires nous ont arrêtés et nous ont tous fait descendre. Ils nous ont demandé de l'or. Ma mère avait caché quelques petits lingots dans des coussins. En fouillant, les soldats s'en rendirent compte. Ils voulaient tout nous voler. Ma mère se mit à pleurer et leur demandait comment nous allions vivre sans ces économies. Alors on s'est arrangés pour qu'ils nous laissent quelque chose. On avait emporté de la nourriture pour le voyage, mais ils nous l'ont prise aussi. On s'est retrouvés sans nourriture, mais on a pu arriver à Alep. Mais ma mère ne s'en est pas sortie. Elle était enceinte et elle a commencé à perdre les eaux, elle est morte en chemin."

A la fin de la Première Guerre mondiale, la famille de Lucin revint, croyant qu'ils laisseraient les Arméniens tranquilles. "Quand on est rentrés, tout avait été détruit au village. Ma maison était dévastée." Le cauchemar recommença. La répression turque perdurait, intacte. C'est alors qu'un nouvel exode débuta, dans un train vers le désert et la mort.

"Le train s'est arrêté dans un endroit inhospitalier, obscur. Alors mon papa a donné de l'or à un gardien pour qu'il nous laisse partir. Mais l'endroit était désolé. On s'est mis à marcher jusqu'à la première lumière qui se voyait. Quand on est arrivés, c'était une grange immense, bondée d'Arméniens. Tous serrés les uns contre les autres. Après être restés quelques jours dans cette grange, mon père a dit : "On ne peut pas rester ici !" Alors il a décidé de partir à Damas. En route nous tombons sur des gens qui fuyaient eux aussi. Je me souviens d'une femme qui pleurait, parce qu'ils avaient tué ses enfants et son mari. Alors mon papa lui a demandé si elle voulait bien s'occuper de moi, de prendre soin de moi, qui étais la plus petite. Alors cette femme s'est occupée de moi durant tout le voyage jusqu'à Damas."

Abraham mourut à Damas. Ses enfants partirent en Argentine, cherchant leur Amérique. Lucin resta avec sa sœur aînée. C'est là qu'elle étudia et apprit le français, la langue de ce territoire sous mandat. A 16 ans, elle eut envie de retrouver ses frères. Elle profita du fait qu'une famille de sa connaissance prenait un bateau pour l'Amérique du Sud et elle les suivit. Mais, lors d'une escale en France, les choses se compliquèrent. Les autorités l'obligèrent à rester dans le port parce qu'elle avait une légère lésion à un œil, faisant craindre une infection : "Ils ne m'ont pas laissée monter à bord. Je suis restée là-bas un mois avec une jeune femme qui m'a aidée. Et puis on a pris le bateau toutes les deux, en troisième classe. Quel voyage !"

Elle arriva en 1925, alors que l'immigration battait son plein en Argentine. "Ah l'Argentine ! Que c'est beau ! Pour moi, en tant qu'Argentine, il n'y a rien de comparable !" dit-elle, toute émue. C'est là qu'elle s'est installée et qu'elle a fondé une famille. Elle a deux enfants, cinq petits-enfants et huit arrière-petits-enfants. Lucin a trouvé la paix qu'elle recherchait, mais la souffrance du génocide ne l'a jamais quittée. "Si j'ai de la rancune ? Non," répond-elle, anticipant la question évidente. "Qu'est-ce qu'on va faire ? Ils ont fait la même chose à tous les Arméniens. Ils ont brûlé des villages entiers. Je ne sais pas pourquoi. Je crois qu'ils nous jalousaient," répète-t-elle.

Lucin arrange sa jupe, tandis que son regard se perd dans un ciel azur de souvenirs. "Quand on parle de tout ça, je n'arrive pas à dormir, je ne peux pas. Je n'ai presque pas connu ma maman, et mon papa est mort quand j'étais petite. Nous avons tout perdu. J'ai eu une jeunesse très triste. Qu'est-ce qu'on y peut ? C'est la vie !" dit-elle, non sans amertume.     

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Source : https://www.clarin.com/mundo/genocidio_armenio-lucin_khatcherian-imperio_otomano_0_BJx__Z5w7l.html
Traduction : © Georges Festa - 08.2017



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