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Eddie Arnavoudian : 'Baku 1905' - Savagery in the Caucasian family - Part Two / Bakou 1905 : sauvagerie en famille au Caucase - II

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Bakou 1905 : sauvagerie en famille au Caucase - II
par Eddie Arnavoudian
Groong, 30.03.2015


L'ouvrage de Hratchig Simonian, Sur la voie de la libération (note 1), montre clairement qu'à l'instar de leurs homologues géorgiens, les riches Azéris considéraient eux aussi les Arméniens comme des outsiders, des intrus qui s'étaient emparés de secteurs économiques clé. Depuis les années 1890, les nationalistes urbains azéris rongeaient leur frein. Si bien que lorsqu'en 1905 l'occasion se présenta d'éliminer les positions arméniennes à Bakou et dans le Caucase en général, l'élite azérie était prête à tendre une main secourable au pouvoir tsariste. La guerre civile de 1905, un affrontement sauvage provoqué et voulu au départ par le régime tsariste, fut pour cette élite une première approche, un ballon d'essai, comme la suite le vérifia, en vue des attaques plus décisives de 1918 contre les positions arméniennes.

I. Des élites azéries déchaînées

Partie prenante, elle aussi, de l'industrie pétrolière, la classe capitaliste azérie éprouvait un profond ressentiment vis-à-vis de la supériorité des Arméniens et leur expansion apparemment irrépressible en termes de production pétrolière et d'industries associées, et ce non seulement à Bakou, mais dans tout le Caucase. Il était donc parfaitement naturel que derrière les "sinistres provocations anti-Arméniens" orchestrées par le pouvoir tsariste, "figuraient de riches Azéris. Des magnats du pétrole, Taghiev et les frères Mukhtar, jouèrent là un rôle particulièrement important." (p. 47)

En échange, les Azéris riches en pétrole comptaient un allié naturel dans l'aristocratie foncière féodale déchue, désireuse d'enrayer un déclin plus grand encore en s'emparant des ultimes territoires arméniens subsistant dans la région. Prêts à une guerre nationaliste, les Arméniens furent sacrifiés comme des cibles légitimes de la populace, des colons et des exploiteurs étrangers qu'il fallait déloger à tout prix. Un propagandiste résume ainsi les choses en 1905 :

"Les Arméniens nous ont pris notre terre et nous exploitent sans vergogne. Non contents de sucer notre sang, ils ont maintenant résolu de nous exterminer. Nous devons maintenant nous battre. C'est eux ou nous !" (p. 416)

Humiliation de la classe capitaliste arménienne, découpe d'une structure pour la nation azérie qui s'en prendrait alors à la domination russe, dont les Arméniens étaient aussi accusés d'être les agents : telle était l'ambition du nationalisme azéri émergent. Il s'agissait là d'un nationalisme huilé par un chauvinisme panturc anti-arménien (note 2), emprunté en partie à un empire ottoman, trop heureux de soutenir les élites azéries comme bélier contre la Russie tsariste. Simonian relève avec justesse que :

"[...] Lié à un mouvement politique possédant une importante assise économique, le panturquisme se révéla une idéologie des plus efficace. Adopté tel quel en 1905 par une classe bourgeoise turque à travers le Caucase, conquérant de plus en plus de positions et servant en outre les besoins d'une classe déclinante de grands propriétaires fonciers." (p. 349)

Ciblant l'ensemble des Arméniens, les émeutiers azéris se dirigèrent tout droit vers les quartiers arméniens aisés et leurs unités de production situées à Bakou. Incendies et pillages de somptueuses demeures allèrent de pair avec des attaques contre les puits de pétrole appartenant à des Arméniens et livrés aux flammes. "Une part importante de la production pétrolière de Bakou," qui "appartenait pour l'essentiel aux Arméniens" (p. 382), fut détruite et un grand nombre de travailleurs arméniens et leurs familles chassés de la ville (p. 389). Lors d'un autre cycle de violences en octobre, "des dizaines de travailleurs arméniens furent tués, tandis que les puits de pétrole arméniens qui n'avaient pas été brûlés en août, ainsi que les ateliers, manufactures, maisons et cités dortoirs possédés par des Arméniens, furent alors incendiés." (p.416)

Les Azéris se justifiaient ainsi :

"Ils ne faisaient que reprendre les riches gisements pétroliers qui autrefois leur avaient appartenu, mais dont les Arméniens s'étaient emparés." (p. 379)                      

Alors que les puits de pétrole arméniens brûlaient à Bakou, dans les zones rurales les villages, terres et biens arméniens furent pris pour cible, bétail et entrepôts pillés, villages vidés des Arméniens et repeuplés par des Azéris. A nouveau, des bastions économiques arméniens furent en première ligne, de nombreuses familles aisées assassinées et leurs biens saisis. Un seul exemple suffira. Suite au massacre de Mikent, en l'espace d'"un jour ou deux seulement," des richesses arméniennes, "fruit de plus de 60 longues années, passèrent aux mains de grands propriétaires azéris - plus de 590 têtes de bétail, des milliers de moutons, de mulets et de chevaux, ainsi qu'une multitude de matériels et de stocks provenant d'une vingtaine de bazars (p. 363). Ainsi :

"La destruction de l'économie arménienne du Nakhitchevan, qui constituait l'un des principaux objectifs de ce massacre, fut pleinement réalisée [...], les Azéris se mettant eux aussi à purifier le territoire des Arméniens." (p. 215)

Représentant un coup économique et démographique important porté à l'existence des Arméniens, les attaques azéries de 1905 illustrent aussi une défaite politique, contribuant par là même à cimenter et solidifier la formation d'une nation azérie, unifier les élites urbaines et rurales azéries, leur donnant une ambition nationale et leur insufflant confiance et esprit de conquête.

"Si jusqu'alors [en 1905], les Azéris des différentes provinces [...] n'avaient pas d'objectifs communs, et que, de ce fait, une conscience pan-nationale demeurait des plus faible, désormais, les Azéris dans leur ensemble combattant les Arméniens, que ce soit à Bakou, au Nakhitchevan, à Erevan, à Chouchi, à Gantzac ou au Zanguezour, une identité panturque et une conscience nationale prirent rapidement forme." (p. 342)

Désireux de voir aboutir leurs ambitions, les Azéris s'allièrent avec les classes dirigeantes géorgiennes afin d'enfoncer davantage encore les positions arméniennes. Luttant pour que Bakou et Tbilissi soient au centre des Etats géorgien et azéri et en deviennent les capitales :

"Ils exigeaient que Tbilissi et Bakou, avec ses riches champs de pétrole, cessent d'être des entités municipales distinctes et soient intégrées, au contraire, au sein de leurs provinces respectives. La population de la province de Tbilissi était, dans son immense majorité, géorgienne, celle de Bakou azérie, presque sans exception [...] En conséquence, le poids politique des Arméniens dans ces deux villes devait être réduit." (p. 533)

L'élite azérie lança donc la phase suivante du combat contre les Arméniens.

II. L'impuissance des élites arméniennes

Contre les agressions azéries, les élites arméniennes ne faisaient pas le poids ! Dirigeants tsaristes et azéris nourrissaient des objectifs clairs, les uns sauvegarder les intérêts de l'empire russe et, dans ce cadre, réduire le pouvoir du capital arménien, les autres assurer leurs arrières pour de futures actions contre les richesses des Arméniens de Bakou.

En revanche, les dirigeants arméniens pataugeaient pitoyablement. Leurs piliers et leurs bases économiques avaient été édifiés à l'étranger, dans des territoires non arméniens, à Tbilissi et Bakou. Ils n'avaient pas véritablement d'assise en Arménie autochtone, et donc pas de base arrière d'où ils pussent projeter leur puissance, défendre leurs privilèges économiques ou sociaux, ou se retirer et se regrouper si nécessaire. Ce qui entraînera leur perte. En l'absence de base arrière, ils ne pouvaient survivre et ne survécurent que grâce au parapluie protecteur fourni par les tsars de toutes les Russies.

Les élites arméniennes du Caucase s'étaient développées plus tôt et plus rapidement que leurs homologues géorgiennes et azéries, s'assurant des positions dominantes et d'immenses richesses, mais toujours sous l'égide du pouvoir colonial tsariste. Sans les structures et l'appareil de la domination coloniale russe, la richesse arménienne était impuissante. Le régime tsariste s'en était assuré, lorsqu'il démantela immédiatement les principautés arméniennes indépendantes, après avoir conquis la région au début du 18ème siècle. Confrontés en 1905 à un maître jugeant désormais le capital arménien trop gourmand, les dirigeants arméniens capitulèrent.

Simonian se montre acerbe, dénonçant une classe affairiste arménienne à la fois morne, éhontée, flagorneuse, lèche-bottes et méprisable, s'appuyant sur le pouvoir tsariste, tout en subissant ses attaques. Presque totalement russifiés à Bakou (et Tbilissi), les milieux d'affaires arméniens n'avaient pas d'intérêts nationaux, n'ambitionnaient nullement de bâtir une nation et méprisaient tout ce qui n'était pas argent comptant. "Même des étrangers citent fréquemment le dégoût que leur inspirent des négociants arméniens flagorneurs, uniquement mus par une soif inextinguible d'accumuler de l'argent." (p. 525) En 1905, il s'agit là d'une classe passive et impuissante, "brisée au plan spirituel, n'attendant qu'une aide divine" (p. 69), "se cachant tels des escargots, dans l'espoir d'une paix miraculeuse." (p. 94)

En quête d'indépendance, les dirigeants arméniens ne désiraient que le rétablissement du statu quo, la reconduction, au plan politique, social, juridique et économique, d'un ordre tsariste en déroute, mais aménagé pour le rendre moins anti-arménien et développer les droits nationaux et religieux des Arméniens, tout en restant dans le giron du pouvoir impérial russe ! En l'absence de toute allusion à un programme d'"indépendance" arménienne, leur projet se voulait anti-démocratique, visant à étayer leur position dominante à Bakou et à Tbilissi aux dépens des Géorgiens et des Azéris. Afin d'isoler ces villes de leur arrière-pays géorgien et azéri, partant de conserver leur domination, ils proposaient de leur attribuer un statut non national (p. 525, 531-534) dans le cadre plus large d'une Fédération Caucasienne.

Soumise aux tirs nourris des Azéris, abandonnée par le tsar et dépourvue de forces combattantes propres, la classe affairiste arménienne n'avait guère d'autre choix que de se tourner vers la Fédération Révolutionnaire Arménienne (F.R.A.), qu'elle avait jusqu'alors méprisée, évitée et même livrée à l'Etat. Haut dirigeant de la F.R.A., Rouben note dans ses Mémoires d'un cadre révolutionnaire arménien la situation pitoyable de l'élite arménienne :

"Il fallait voir la confusion, le désenchantement, le désespoir auxquels avaient succombé la bourgeoisie arménienne, son clergé et son intelligentsia. Ils étaient devenus comme une embarcation sans voile ou sans rames. Face à la tourmente tatare (note 3), ils se répandaient en imprécations contre cette croix russe courbée qu'ils vénéraient hier encore. Et bon gré, mal gré, ils se mirent à tourner leurs regards vers nous." (p. 69)

Ce qui devait arriver arriva. Tandis que les riches bastions arméniens tombaient aux mains des Azéris, une alliance fut finalement conclue entre le capital arménien et la F.R.A. Par un étrange paradoxe, dans sa phase désormais "socialiste," la F.R.A. commença à déployer des forces pour protéger les demeures, les usines et les richesses de ces capitalistes arméniens impitoyables comme pas deux, exploitant les travailleurs arméniens et que dénonçait Chirvanzadé (note 4). Autre cruel paradoxe, le fait que cette force "socialiste", présentée par Simonian comme au service du peuple arménien et alignée sur le meilleur de l'idéologie révolutionnaire d'alors, prévint apparemment un massacre mutuel. Et ce à des fins politiques ne différant pas, pour l'essentiel, de celles des élites arméniennes - conforter le maintien de la domination tsariste, mais revue afin d'exclure le courant anti-arménien le plus virulent au sein du pouvoir tsariste et rendre celui-ci davantage tolérant vis-à-vis du mouvement national arménien et de l'Eglise arménienne !

L'élite arménienne survécut à 1905. Mais elle fut perdante à long terme. Sa domination à Bakou fut enfoncée. Marquant une avancée majeure du nationalisme azéri, 1905 se révéla une première étape dans l'éviction du capital pétrolier arménien hors de Bakou. Face à des élites azéries (et géorgiennes) enracinées dans leurs terres autochtones, les Arméniens n'avaient guère les moyens de riposter, incapables de relever un défi étayé par une démographie azérie majoritaire, une richesse des Azéris, une ferveur panturque et une connivence du pouvoir tsariste. 1905 éclatera à nouveau en 1918, de manière aussi sanglante et brutale. Cette fois, dans le contexte d'un effondrement du régime tsariste et de la révolution bolchevik russe, et sans la protection de l'empire russe, les élites arméniennes furent mises en déroute.

Pour les peuples de toutes nationalités, 1905 signifia mort, destructions et souffrances et, pire encore, un empoisonnement quasiment sans retour d'une harmonie nationale dans ses sources mêmes. Il annonça la rupture du Caucase comme possible Etat "à la suisse," mais démocratique. Il ruina les perspectives d'un patriotisme caucasien commun supranational, susceptible d'intégrer dans un espace démocratique la diversité de ses nations et de ses peuples, leur donnant les moyens de se dépasser et de s'épanouir par delà les antagonismes fratricides.

III. Réévaluer l'ensemble des valeurs

Les 110 ans qui se sont écoulés depuis 1905 nous proposent au moins une conclusion d'importance.

Au Caucase, comme en Asie Mineure, les Etats-nations ethniquement homogènes, exclusifs, sont intenables et antidémocratiques, infectant la région de haines qui ne feront que provoquer davantage de sang, d'atrocités et de morts. Le fait national, pensé d'après un modèle soi-disant classique, fondé sur la domination d'un seul groupe national, était issu de catastrophes et érigeait en principe une purification ethnique violente à grande échelle, l'oppression et l'assimilation des communautés, le tout justifié par de prétendues considérations de sécurité nationale et cimenté par des formes diverses d'un chauvinisme détestable.

En 1905, le Caucase était peuplé par au moins une dizaine de groupes nationaux différents qui cohabitaient dans des villages voisins, attachés par de multiples liens sociaux, économiques, culturels et traditionnels, à la fois déterminants, identifiants et indispensables. Chaque communauté, que ce soit les Azéris d'Erevan ou les Arméniens de Bakou, contribua à bâtir les villes et la terre sur laquelle elle vivait. La terre n'appartient pas à un seul, mais à tous. Tous considéraient à juste titre ces lieux comme leur patrie, comme la source et le fondement de leurs existences. Cette diversité démographique s'était développée à travers les siècles, à des époques de conquêtes violentes et de pillages, comme à des époques de paix (note 5).

De nombreuses communautés azéries vivaient dans ce qui constitue aujourd'hui la république d'Arménie. Le recensement de 1897 évalue la population d'Erevan à 29 000 habitants, dont 13 500 Arméniens, 13 000 Azéris et le reste se composant d'autres communautés. La population de la province d'Erevan comptait alors 829 000 habitants, dont 434 000 Arméniens et 352 000 Azéris. A Etchmiadzine, centre historique de l'Eglise arménienne, sur une population de 124 000 habitants l'on dénombrait 45 000 Azéris. La région de Gantzac comptait 878 000 habitants, dont 294 000 Arméniens et 554 000 Azéris. Seuls 390 sur ses 1 613 villages étaient arméniens. Le Zanguezour était mixte et bien que les Arméniens fussent majoritaires, d'importantes communautés azéries s'étaient établies à Sissian, Kapan et Meghri. Excepté Goris, où aucune communauté azérie n'existait. Au Karabagh, la population de Chouchi totalisait 33 000 habitants, dont 18 000 Arméniens et 13 000 Azéris. La liste serait longue, sans parler des petites minorités et d'une répartition fréquemment égale.

Aucun Etat arménien ou azéri ne pouvait être édifié sans des régions entières peuplées d'un grand nombre d'"étrangers," en voulant naturellement au groupe national dominant. Des Etats ethniquement homogènes n'étaient possibles que grâce à l'exode forcé ou à la réduction au silence des "étrangers autochtones, que ce soit par des moyens "pacifiques" ou autres. Ce qu'expose le poète Avetik Issahakian :

"Compte tenu que nous sommes dispersés parmi les Turcs [...], que cette communauté et d'autres mélangées sont la cause principale de conflits réciproques [...], nous devons souscrire à l'idée de regroupement, il nous faut faire partir ces Turcs qui vivent parmi nous, en parvenant si possible à un accord mutuel visant à échanger nos villages et à créer ainsi une masse arménienne collective [...]" (p. 424)

Tragiquement, plusieurs volets de ce sinistre programme ont été réalisés. A l'époque soviétique, Erevan, Etchmiadzine et plusieurs villages environnant le lac Sevan furent vidés de leurs communautés azéries. Leurs descendants commémorent leur histoire, tandis que des Azéris chauvins dressent des cartes d'un "Grand Azerbaïdjan," intégrant Erevan, le Zanguezour et le lac Sevan. L'histoire inverse du Nakhitchevan est bien connue. Sa communauté arménienne, qui représentait en 1905 35 % de sa population, a totalement disparu et toute trace de sa civilisation arménienne plus que millénaire a été éliminée, réduite littéralement en poussière. Les très actives communautés arméniennes de Bakou ont été purifiées et toute trace de leur immense contribution à son économie effacée des inventaires. A Tbilissi, autrefois un pôle éducatif, culturel et économique arménien majeur, la présence arménienne est aujourd'hui presque invisible. L'épuration ethnique s'est poursuivie dans la région durant l'époque post-soviétique, à un rythme accéléré.

Le coût lié à la construction de ces Etats exclusifs, homogènes au plan national, illustre plus d'un siècle d'injustices. Soucieuses de consolider leurs positions et leurs privilèges, des factions dirigeantes arméniennes, géorgiennes et azéries ont chacune bâti un discours fait de souffrances, de massacres, d'injustices et de spoliations foncières, de crimes atroces, mais suscités et perpétrés uniquement par l'"autre." Des mouvements se sont multipliés à travers les frontières, légitimant oppression et épuration ethnique au nom de la "justice historique" et, au nom de cette même "justice," revendiquant des régions entières à l'usage exclusif de tel ou tel groupe national.

Or l'histoire est porteuse d'alternatives à tout cela, de visions permettant à plusieurs nationalités de se développer au sein d'une même entité caucasienne. Les mouvements azéris et géorgiens peuvent se targuer d'une pensée démocratique propre. La culture arménienne aligne des figures comme Abovian, Dérian, Toumanian, Chirvanzadé, Movsissian et bien d'autres, dont le patriotisme est allé jusqu'à intégrer la diversité qui est devenue la forme de l'existence nationale au Caucase, comme en Asie Mineure. Admirés de nos jours comme des figures littéraires, leur vision sociale plus large a été marginalisée, sinon enterrée et dénaturée. Un regain est essentiel.

IV. 1905 et 1915 - Les dés sont jetés - Etre ou ne pas être

Aujourd'hui, l'Arménie est une nation en repli à risques, aux limites de la survie.

Le génocide Jeune-Turc de 1915 n'a pas réussi à anéantir le peuple arménien. Le 20ème siècle a vu un épanouissement remarquable de la vie arménienne, en particulier en république soviétique d'Arménie. Même la diaspora arménienne a enregistré des réalisations culturelles durables.

S'il a échoué, le génocide n'en a pas moins porté un coup presque fatal.

En Arménie Occidentale, une vaste portion des terres arméniennes, des communautés arméniennes historiques n'est plus. La présence arménienne, ses monuments architecturaux, ses églises, ses centres d'études et d'art, en fait tout un patrimoine historique et culturel, y ont été ensevelis sous les décombres du vandalisme de l'Etat turc. Une part peut être sauvegardée. Des milliers d'"Arméniens cachés" peuvent surgir et lutter pour leurs droits nationaux, mais uniquement en tant que communauté singulière au sein d'une société autre, composée de nationalités diverses, mais égales ! De nombreux descendants du génocide auront peut-être envie de regagner leurs terres ancestrales. Mais, quelles que soient de futures issues démocratiques entre les peuples arménien, kurde et turc, il n'y aura pas de résurrection d'un passé historique arméno-occidental homogène imaginaire.

Au Caucase, la seule région subsistante à être peuplée d'Arméniens dans nos terres historiques, 1905, 1918 et la série de guerres nationalistes post-soviétiques ont ensanglanté les relations avec la population azérie, avec laquelle il nous faudra vivre en voisins, au cas où nous survivons. En Arménie même, l'élite corrompue de la république d'Arménie continue de mettre la nation à genoux, vidant rapidement le pays de sa population, l'appauvrissant et l'obligeant à s'expatrier. Cette élite complice de la destruction de la nation arménienne ne saurait défendre les Arméniens du Karabagh, soumis à une offensive sans répit de l'Azerbaïdjan, qui finira par cibler l'Arménie tout entière. En Géorgie, les communautés arméniennes sont asphyxiées. Des bastions de la diaspora, au Liban, en Syrie, en Iran sont à l'agonie, tandis que l'assimilation prive inévitablement d'identité nationale les communautés arméniennes d'Europe, de Russie et des Amériques.

Aucune commémoration du 100ème anniversaire, aucune reconnaissance du génocide par les grandes puissances n'inversera ce déclin. Ceux de nos dirigeants qui plaident pour une reconnaissance n'ont aucun intérêt dans une Arménie viable et habilitée. Aux Etats-Unis, l'ensemble des administrations préfèreraient de beaucoup voir disparaître communauté arménienne et groupes de pression arméniens ! L'Etat français, malgré sa reconnaissance du génocide, n'a jamais été l'ami du peuple arménien (note 6). De même, la Russie (note 7). Laquelle s'emploie actuellement à corriger sa crise démographique en incitant de jeunes et brillants Arméniens à quitter leur patrie afin de reconstruire la Russie. Tout en entravant l'Arménie au plan militaire et économique.

Seules les nations et les peuples de la région peuvent élaborer un avenir viable. Sachant que nous faisons tous partie de cette région et que nous avons tous le droit de vivre dans ce qui est devenu historiquement notre patrie à tous, nous seuls pouvons garantir une coexistence authentique, humaine. Comment le savoir, tant que cela n'est pas entrepris ? Mais une chose est sûre : toute solution démocratique écartera des conceptions ossifiées et figées d'une réalité nationale exclusive, réalisé en partie aux dépens d'autres peuples. Les injustices historiques perpétrées par telle ou telle partie peuvent être corrigées, mais en dehors des structures d'Etats-nations définis au plan ethnique.                                                   

Notes

1. Hratchig Simonian, Sur la voie de la libération, Erevan, 2003, vol. I, 815 p. [en arménien - NdT]
2. Aux côtés du chauvinisme azéri, ottoman et géorgien se tient leur frère arménien, caractérisé par son suprématisme élitiste, une arrogance européocentriste et une volonté explicite d'agir en tant qu'"agents de la civilisation européenne" dans un Orient arriéré. L'ouvrage de Simonian en constitue un exemple de choix ! Quelle tragique dégénérescence, comparé à son élégante biographie en deux volumes du général Andranik !
3. Avant l'apparition en 1918 d'un Etat azerbaïdjanais, en l'absence d'une nationalité azérie distincte, les termes fréquemment utilisés pour décrire la population de la région étaient "Turcs" ou "Tatars." C'est le cas chez les auteurs arméniens et non-arméniens.
4. Voir Eddie Arnavoudian, "Shirvanzade, In the Furnace of Life - Arampi,"Groong, 8.11.2004, http://groong.usc.edu/tcc/tcc-20041108.html; traduction française, 29.11.2009, par Georges Festa, "Alexandre Chirvanzadé : Dans la fournaise de la vie - Arampi,"http://armeniantrends.blogspot.fr/2009/11/alexandre-shirvanzade-dans-la-fournaise.html
5. Voir Eddie Arnavoudian, "Giragos Gantzagetsi - History of the Armenians,"Groong, 27.07.2009,  http://groong.usc.edu/tcc/tcc-20090727.html; traduction française, 3.12.2011, par Georges Festa, "Kiracos de Gantzac - Histoire des Arméniens,"http://armeniantrends.blogspot.fr/2011/12/kiracos-de-gantzac-histoire-des.html; et Eddie Arnavoudian, "Tovma Medzopetsi's Chronicle of the Final Destruction of Armenia,"Groong, 3.06.2013, http://groong.usc.edu/tcc/tcc-20130603.html; traduction française, 4.12.2013, par Georges Festa, "Tovma Medzopetsi [Thomas de Metsop] et sa chronique de la destruction finale de l'Arménie,"http://armeniantrends.blogspot.fr/2013/12/tovma-medzopetsi-thomas-de-metsop-et-sa.html
6. Voir Eddie Arnavoudian, "Cilicians and the Armenian Genocide," Parts 1 and 2, Groong, 28.02 et 27.08.2014, http://groong.usc.edu/tcc/tcc-20140228.html et http://www.groong.com/tcc/tcc-20140827.html; traduction française, 28.02.2014 et 21.09.2014, par Georges Festa, "Les Arméniens de Cilicie et le génocide,"http://armeniantrends.blogspot.fr/2014/06/les-armeniens-de-cilicie-et-le-genocide.htmlet  http://armeniantrends.blogspot.fr/2014/09/les-armeniens-de-cilicie-et-le-genocide.html
7. Voir Eddie Arnavoudian, "Armenia's Russian Problem - a historical overview,"Groong, 5.12.2011 [traduction française à paraître sur notre blog]

[Diplômé d'histoire et de sciences politiques de Manchester, Angleterre, Eddie Arnavoudian anime la rubrique de littérature arménienne de Groong. Ses essais littéraires et politiques paraissent aussi dans Haratch (Paris), Naïri (Beyrouth) et Open Letter (Los Angeles).]
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Traduction : © Georges Festa - 08.2016



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