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Աբկայ. մեռնելուպարունակները [Abcaï : les cercles de la mort] :
un roman sur l'ennemi intérieur
par Eddie Arnavoudian
Groong, 03.11.2015
Il y a aujourd'hui en Arménie comme une renaissance littéraire passionnante. Sa qualité et son avenir sont néanmoins loin d'être assurés, selon que le pays pourra être sauvé des hyènes qui le dévorent sans pitié. Quoi qu'il en soit, et paradoxalement peut-être, témoigne de cette renaissance l'admirable petit roman de Mesrop Haroutiounian, Abcaï : les cercles de la mort, qui éclaire les réalités sordides et tragiques de la transition de la république soviétique d'Arménie vers la Troisième république "indépendante," advenue à la fin des années 1980. Un livre actuel, dont les vérités ont, en outre, une résonnance internationale !
I.
Publié pour la première fois en 2007 (avec une édition numérique disponible depuis 2014) (1), Abcaï retrace l'histoire saisissante de la classe qui domine et détruit actuellement l'Etat et l'ordre social en Arménie post-soviétique. Parallèlement, il s'agit d'une réflexion profondément émouvante sur la tragédie du conflit arméno-azéri. Sans la moindre enflure d'un roman politique.
Mélange prenant de réalisme, de "réalisme magique," de surréalisme, de fable et de philosophie, se mouvant entre passé et présent, Abcaï situe ses thèmes dans un récit tourbillonnant, fait de naissance magique, d'amour, de sexe, de prostitution, d'amitiés arméno-azéries, de guerre, de pillages, de dénuement, de meurtres, d'assassinats, de brutalités policières, nourris de méditations philosophiques. Le tout éclairé par Abcaï, le personnage principal, dont le nom est tout un récit philosophique, comme le lecteur va le découvrir. Doté de qualités tenant de la magie, combinaison de "noble sauvage" et de saint mystique, nourrissant une aversion profonde pour la vie urbaine, sans cesse désireux de regagner son village montagneux à la frontière arméno-azérie, Abcaï se retrouve en contrepoint avec les forces s'assurant le contrôle du nouvel Etat émergent.
Dans ce qui est aussi un thriller sociopolitique, nous croisons pour la première fois notre héros en 1999, alors qu'il est en cavale, fuyant les forces de sécurité qui ont reçu l'ordre de l'éliminer ou de le neutraliser. Afin de consolider son pourvoir et s'assurer des profits illégaux, une classe parasite émergente, désireuse de remplacer la hiérarchie soviétique mise à bas, élimine sans merci toute opposition. Elle a déjà assassiné le commandant en chef et vise désormais Abcaï, son fidèle lieutenant. Usurpant le mouvement patriotique populaire, afin de piller les richesses du pays, cette classe mène simultanément une guerre arméno-azérie, épurant ethniquement l'Arménie de ses communautés azéries pour se tailler de nouveaux domaines à piller parmi les villages azéris désertés. Pour cette classe qui est restée en place à ce jour :
"La terre, le peuple, l'Etat ne sont que des mots, sous lesquels ils dissimulent leur véritable projet - profiter d'un long règne et, si possible, transmettre le pouvoir à leurs semblables."
II.
La confiance d'Abcaï, engagé malgré lui dans le mouvement populaire, sombre presque immédiatement, lorsqu'il voit profiteurs et aventuriers exploiter la vague d'enthousiasme patriotique collectif des années 1980 pour leur seul profit personnel. C'est sur le front même du conflit arméno-azéri qu'il "fait face à la réalité brutale" de la soif de profit individuel étouffant un patriotisme plus noble. Telle est la réalité qui caractérise les forces dominantes du mouvement et forge l'élite et l'Etat émergents. C'est au front qu'Abcaï croise une première fois ces hommes qui seront de ceux qui accèdent au pouvoir, des hommes braillards "trinquant à l'argent et aux richesses," l'un d'eux allant jusqu'à lancer : "Pour moi, les gars, y a que le fric !" Ces soldats qui :
"[...] se pavanent, les armes à la main, sur le marché, mais jamais dans les montagnes, toujours absents à leur poste. Cherchant à la première alerte un rocher bienvenu."
Alors même que les balles sifflent, ces imposteurs braillant des slogans patriotiques et nationalistes édifient des fortunes aux dépens d'autrui. Abcaï découvre des "convois de camions" traversant son village, chargés d'équipements de production sortis d'Arménie pour être vendus comme de la ferraille ! Ces destructeurs du pays "s'enrichissent" aussi "aux dépens des réfugiés," détournant sans le moindre scrupule des fournitures en pain du front pour les vendre à des tarifs prohibitifs dans les marchés locaux. Ne risquant jamais leur vie, ils "commencent à exiger et obtiennent places et richesses."
Parvenant à "sortir la tête de l'eau," coureurs de dots, malfrats et aventuriers "accaparent les postes" et "se livrent à un pillage d'un nouveau genre," aspirant la misère du peuple. Un moment saisissant est évoqué, par touches dramatiques sur fond surréaliste, suite aux funérailles du commandant en chef, lorsque Abcaï se retrouve dans un hôtel avec deux femmes livrées à la prostitution. L'une d'elles s'avère être la fille d'Anik, un amour de jeunesse qu'il n'avait pas été autorisé à épouser, ses parents à elle le jugeant d'un rang social trop inférieur, autre histoire dans laquelle on nous plonge ! La fille reconnaît Abcaï et, mortifiée, lui raconte son histoire, aux antipodes du nouvel ordre social. En conclusion, elle s'écrie : "Je ne suis pas une pute, mais j'ai [...] des gosses à nourrir et personne ne m'aide [...]"
A travers la passion qui anime le récit d'Haroutiounian l'on perçoit des échos de Parouir Sévak. Critique envers la hiérarchie soviétique, Sévak parle lui aussi de ces dirigeants du mouvement des années 1980 et des élites au pouvoir depuis lors ! En vérité, ces clans cupides, omniprésents :
"Parlent au nom des immensités
Mais regagnent leur lac bien à eux."
Ils sont "les fardeaux pesant sur le monde,""ne courant aucun risque, ni sacrifice,""sans avoir jamais dormi sur un sol humide." Cruels et avides, ils :
"détruiraient le foyer d'un autre
pour une simple poutre
qu'ils se réservent."
En cas d'opposition légitime, comme le découvre Abcaï, ils possèdent leurs gangsters, leurs prisons et leur police pour frapper, brutaliser et éliminer, si nécessaire. D'où le drame qui se joue dans ce roman : tentative manquée d'assassinat, arrestation et mauvais traitements infligés à Abcaï, fraude judiciaire et cynisme effrayant de l'élite nouvelle.
Une vérité se fait jour à travers ce vécu amer. Abcaï finit par comprendre que "sa guerre et leur guerre sont deux choses différentes," que "sa guerre a pris fin," tandis que pour eux une "nouvelle guerre débute." Sa conception de la patrie et la leur sont diamétralement opposées. Pour ceux qui sont désormais au pouvoir, la "patrie" n'a jamais représenté et ne représentera jamais le peuple de ces lieux et son bien-être. A leurs yeux, elle ne représente que "ce qu'ils peuvent pressurer de cette terre" et de son peuple. Laquelle classe poursuit son œuvre jusqu'en 2015, bradant ce qui subsiste du patrimoine national, dont le centre sportif national dernièrement.
Il est décevant de constater qu'Abcaï ne se demande jamais pourquoi et comment ces parasites ont pris le contrôle du mouvement populaire avec une telle facilité. N'opposant que des silences à l'absence d'une vision sociale alternative, au manque d'une impulsion démocratique organisée au sein des instances dirigeantes du mouvement populaire. Un manque qui ouvre un boulevard aux "patriotes" imposteurs, impatients d'éluder la volonté populaire d'une vie meilleure, de s'emparer de l'Etat et de s'en servir pour vider les caisses de la nation et se remplir sans vergogne les poches.
III.
Point d'orgue du roman, l'accent mis sur les relations arméno-azéries, à mesure que celles-ci émergent du rapport entre Abcaï et le second protagoniste du roman, l'Azéri Hassan. Avant le conflit, Abcaï est l'invité de marque du village azéri d'Hassan, N, situé en Arménie. D'une histoire d'amour avec la sœur d'Hassan (Abcaï est doté d'une grande énergie sexuelle), est né un jeune Arméno-azéri, élevé en Azéri; là encore toute une autre histoire à savourer dans ce roman à tiroirs ! Une amitié complexe, et pourtant sincère, se développe, que la guerre va mettre en pièces.
Malgré son honnêteté et sa probité, Abcaï est un homme de son époque, s'agissant des relations entre Arméniens et Azéris, pris au piège d'un nationalisme antidémocratique dominant. Il prend une part active à l'épuration des villages azéris, dont celui d'Hassan, croyant cela nécessaire à la sécurité de l'Etat. Bien que cherchant à le faire de manière pacifique et sans se livrer au pillage, il ne montre aucune empathie vis-à-vis des habitants qu'il expulse. Il est incapable de voir le lien entre la criminalité intérieure du nouvel ordre social et l'épuration ethnique anti-Azéris que mène ce dernier. Il n'interroge jamais le fait que ce soient ces mêmes forces qui "pressurent la mère-patrie" et son peuple, tout en se livrant à une épuration ethnique afin de tracer des frontières de l'Etat, au sein desquelles ces forces seront libres d'agir à leur guise.
Il revient à Hassan, désormais chassé d'une terre qu'il considère comme sienne, de questionner la nature du "patriotisme" dominant des deux côtés. Vers la fin du roman, dans les montagnes qui surplombent le village N, désormais peuplé d'Arméniens, Abcaï et Hassan se retrouvent une dernière fois. Leur échange livre une redéfinition réconfortante de la patrie et du patriotisme qui, affranchie des frontières politiques découpées par des élites cupides, s'enracine dans la reconnaissance du travail et de l'amour du peuple pour sa terre, sur laquelle il bâtit son existence et ses communautés, quelles que soient l'origine nationale ou ethnique ou les frontières étatiques.
En Azerbaïdjan, le vécu d'Hassan fait écho à celui d'Abcaï. Tandis qu'Hassan entreprend de "combattre les injustices," le pouvoir azéri le "regarde de travers.""Pas une charge qui ne lui soit opposée." Il est accusé de collaboration avec Abcaï et d'être un espion. Sans cesse arrêté, il parvient à s'échapper. Craignant pour sa famille, il les envoie en Russie. Quant à lui, expliquant son retour dans les monts de son enfance en Arménie, il déclare : "Pour moi, peu importe que je sois jugé ici ou là [...] De toute façon, je n'y peux rien. Je me languis de nos montagnes, même si tu affirmes qu'elles ne sont pas à nous. Mais regarde ! Moi aussi je suis né et j'ai grandi là-bas ! Moi aussi, je me suis baladé dans ces montagnes et j'y ai chassé ! C'est ma patrie !"
Ses compatriotes sont peut-être des migrants "venus je ne sais quand." Il n'en reste pas moins que "mon grand-père et mon père sont nés eux aussi là-bas. Moi aussi ! Nos morts sont enterrés dans nos villages là-bas ! Et ça ne serait pas ma patrie ?"
Hassan parle de même des Arméniens d'Azerbaïdjan. Fuyant en Arménie, gagné par la nostalgie de revoir la maison de sa famille, il prend son courage à deux mains et frappe à sa vénérable porte, que lui ouvre un Arménien réfugié d'Azerbaïdjan, lequel vit désormais là. Ils passent toute la nuit à dialoguer; Hassan confie alors à Abcaï :
"J'ai compris qu'entre lui et moi il n'y avait pas la moindre différence [...] La nostalgie nous étreint [...]"
La justesse historique et sociale de cette vérité profondément personnelle est confortée par l'histoire des affrontements plus féroces encore entre Arméniens et Azéris de 1905-1906. Dans leur sillage, tandis qu'une réconciliation se fait jour entre les communautés ensanglantées, un journal arménien relate l'opinion d'un paysan azéri :
"Pour sûr, c'est le gouvernement qui a mis le feu dans notre pays ! Nous, les Azéris, et vous, les Arméniens, nous vivons sur une même terre depuis des siècles ! Vous êtes les enfants de ce pays, nos intérêts sont les mêmes ! On n'a donc aucune raison de faire couler le sang de l'autre [...]" (2)
Au moment du départ, Hassan, dans un geste d'humanité ordinaire, parle du fils d'Abcaï "comme mon fils et le tien." Mais, reflétant la réalité temporaire d'antagonismes nationaux non résolus, leurs routes se séparent. En tout cas, ce roman d'Haroutiounian, qui rappelle des nouvelles dans la même veine en arménien occidental d'Hagop Mentsouri (1886-1978) et en arménien oriental de Stépan Zorian (1889-1967), inspirées de faits réels, propose de repenser radicalement et de reformuler les notions de patrie et d'Etat au profit de tous ceux qui peuplent une terre.
***
L'on reste partagé quant à l'ensemble, s'agissant notamment du contexte philosophique et existentiel présidant au roman. Abcaï est un grand lecteur, dont la grotte regorge d'ouvrages, parmi lesquels la Bible, Saint-Exupéry et Nietzsche. Lesquels nourrissent son point de vue, ses avis et son sentiment sur un avenir possible. C'est là qu'apparaît une ambiguïté manifeste, suggérant le caractère inévitable et la permanence d'une victoire des parasites, rendue inévitable du fait de l'égoïsme de l'homme, vu comme profondément enraciné et empreint de la vénalité inhérente à toute société urbaine, contre laquelle il n'est guère de recours.
Quelques références obliques à Abcaï vu comme un nouveau Mher le Petit, laissent entrevoir un espoir en l'avenir. Héros méconnu de l'épopée arménienne Les Casse-Cous du Sassoun (3), Mher le Petit, face aux abominations du monde, se retire dans une grotte pour attendre, confiant, des jours meilleurs, si l'on peut dire. Or Abcaï réfute toute comparaison. Il rejette cette lecture traditionnelle et ne voit dans Mher le Petit que résignation fataliste et passivité imprimant leur marque hideuse sur ses contemporains. Or Abcaï lui aussi semble incapable de s'opposer à cet état de choses. En fuite la plupart du temps dans le roman, à la fin, il disparaît lui aussi.
Naturellement, ce n'est pas au romancier de livrer un programme d'action pour l'avenir. Mais, là encore, le lecteur est en droit de débattre de ce qui peut être lu comme une renonciation douteuse face à une réalité sinistre. L'impasse qu'incarnent Abcaï et Hassan reflète peut-être la part sombre de plus d'un Etat moderne, en particulier post-soviétique. Mais, comme dit le proverbe, l'espoir fait vivre et de fait c'est ce même espoir qui nourrit l'entreprise collective et individuelle visant à surmontant les obstacles les plus décourageants. Tout dépend de la forme que prend cet espoir ! Pour mémoire, ces manifestations électriques à Erevan qui ont balayé le pays en juin et juillet dernier, alors que des parasites bradaient notre complexe sportif.
En tout cas, une conclusion s'impose. Abcaï : les cercles de la mort est un roman prenant, haut en couleurs, de première importance, qui mérite d'être largement diffusé, analysé et débattu. Avec panache, talent et courage, Haroutiounian met au jour les mécanismes d'une victoire des parasites qui, dès leur apparition au sein du mouvement populaire et à ce jour, n'ont de cesse d'écraser le pays, l'Etat et son peuple. En cela et en s'attaquant à des conceptions éculées du patriotisme et du nationalisme, ce roman revêt aussi un aspect résolument universel, utile à ces peuples et à ces nations à travers le monde qui subissent des parodies de liberté, souvent le fruit de discours d'élites nationalistes bouleversant l'existence de leurs peuples.
Notes
1. L'édition numérique a été réalisée par Yavruhrat (http://yavrumyan.blogspot.co.uk/p/ebook.html), qui a rendu accessible une vaste bibliothèque numérique de littérature arménienne aux formats ePub, Kindle, Google et iPad.
2. Cité in Hratchig Simonian, Sur la voie de la libération nationale, Erevan, 2003, vol. 2, p. 9 [en arménien - NdT]
[Diplômé d'histoire et de sciences politiques de Manchester (Angleterre), Eddie Arnavoudian anime la rubrique de littérature arménienne de Groong. Ses essais littéraires et politiques paraissent aussi dans Haratch (Paris), Naïri(Beyrouth) et Open Letter (Los Angeles).]
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Traduction : © Georges Festa - 08.2016. Reproduction interdite.
Dédiée à Denis Donikian.