Michael Sweerts, Lutteurs romains, vers 1648-1650
Karlsruhe, Staatliche Kunsthalle, inv. 2496
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Exposition "Les Bas-fonds du baroque : La Rome du vice et de la misère"
Petit Palais - Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris, 24.02 - 24.05.2015
par Georges Festa
au marin qui se reconnaîtra,
Organisée sous les auspices de l'Académie de France à Rome et du Petit Palais (Paris), et la direction de Francesca Cappelletti (Università degli Studi di Ferrara) et Annick Lemoine (Villa Médicis), l'exposition "Les Bas-fonds du baroque" nous convie à une lecture quasi pasolinienne d'une Rome oubliée, inédite, en un mot refoulée : celles des ombres, des exclusions, des interdits. Tel un fil rouge, de résistance, où l'on songe aux trames felliniennes ou, plus sûrement, aux opéras sadiens, nourris de décors en trompe-l'œil, de mises en abîme ou de décentrements. Mise en scène d'une altérité première, constitutive d'un espace social avec ses codes et ses fissures, ses certitudes et ses ruses.
Antichambre du labyrinthe, cette galerie d'estampes du Grand Siècle, qui ont nourri des générations de voyageurs jusqu'au Romantisme, scandée de quatre icônes de la statuaire et de glaces démultipliant les perspectives. Vertige piranésien d'avant l'heure, composant les paravents officiels d'un ordre du monde, tout en dévoilant à l'œil exercé tel portefaix s'écriant dans les rues ou ces religieux de Cour arpentant les marches menant à la Chapelle pontificale. Il n'est pas indifférent qu'au cœur de cette arène d'églises et de palais se manifestent les quatre stations ambiguës du Faune Barberini, du Torse Belvédère, des Lutteurs et de l'Hermès à la sandale : autant d'instantanés académiques s'il en est, mais charnels, renvoyant à la matérialité du réel et à sa violence fondatrice. Préludes aux neuf chambres qui suivent.
De l'ivresse clandestine aux bohèmes artistes, des tripots interlopes aux mauvais joueurs, des prostitués aux brigands de grand chemin, des foules qui se soulèvent aux rites d'exorcisme : toute une galerie de personnages sortent de l'ombre, la proclament, s'en divertissent. Comme pour rappeler cette vérité première du désordre, du désir, de la destruction. A la fois fondation et clôture. Répondant aux masques et aux fictions d'un ordre et d'une harmonie des plus relatifs, sinon illusoires. De ces chambres aux murs qui passent du sable aux rouges veloutés, scandés de frontons et de colonnades factices, retenons quelques emblèmes.
Jeu de la nudité et des étoffes. Courbure du bras, égrenant la grappe. Boire à la coupe. Le rire d'avant l'interdit. Lorsque les possibles se devinent. Les musculatures invisibles. Puisqu'il faut consommer ce monde. Dans ce rite de fécondité qui se passe de règles. Pour une fois. Qui se nourrira de l'autre ? Vainqueur et vaincu. Assoiffés de plénitude. Rompre avec les limites. Et si la liberté n'avait pas de terme. Ici tu bois à la mort et à la vie. Dualité des êtres. Qui ne font qu'un. Couple interchangeable de la folie et de la raison.
Bartolomeo Manfredi, Bacchus et un buveur, vers 1621-1622 (Rome, Galleria Nazionale di Arte Antica in Palazzo Barberini, inv. 1012)
L'utopie secrète. Scandaleuse. Alphabet des corps composant autant une pyramide en clair-obscur. Arcades ouvrant sur la nuit, à gauche. Echelle s'appuyant contre un mur, à droite. Comme s'il fallait se jouer de la gravité. Les improvisations d'un soir. Où chacun se livre à une célébration, une découverte, un pari. Tu seras mon élu. De ces renversements naîtront un appel, un rappel. Car dans cette mascarade de hiérarchie, ces bras qui se lèvent, ces corps étendus, se lisent les convulsions. D'une histoire subie. A venir.
Roeland van Laer, Les Bentvueghels dans une auberge romaine, 1626-1628 (Rome, Museo di Roma - Palazzo Braschi, inv. MR 26031)
Plonger au plus profond. Dans ce carnaval de mort, ce crépuscule quasi surréaliste, s'affairent des corps. Dévêtus ou en haillons. S'apprêtant à l'indéfendable. Se livrant aux défis d'un autre monde. Mystères antiques ou sorcellerie rémanente. Quand les clés du monde se dérobent. Célébration funèbre, conjuration des menaces sourdes. L'envers des règles. Nul ne saura vraiment les détails. L'important est ce basculement. Toujours possible. Quand la chair se nourrit de chair. Quand le rêve se nourrit de cauchemars.
Salvator Rosa, Scène de sorcellerie, vers 1646 (Londres, The National Gallery, inv. NG 6491)
Dans la nuit sans nom. Regard trouble du visage alangui. Rougeurs, carnations. Doigts caressant les cordes. Plis secrets de l'étoffe. Invitant au toucher, au dévêtement. Naissance saillante de la gorge. Comme gonflée de mélancolie. Nouvelle Judith ou nouvelle Suzanne. Chant de l'absent, sérénade dernière. Lorsque tout se conjugue à l'imparfait. Et si les genres se mêlaient ? Maternités de l'androgynie. Les identités niées. Ne pas être dupe. Faire jouer les dissonances. Ce que les mots ne disent pas encore.
Simon Vouet, La Joueuse de guitare, vers 1618-1620 (Rome, collection des marquis Patrizi Naro Chigi Montoro)
Dialogue du sommeil et de la ruse. Contraste des rouges et des jaunes. Actif et passif. Quand il s'agit d'exploiter une situation. Dans ce topos des vanités du jeu et du rêve, une grammaire sourde à l'œuvre. Les oppositions de classe, les enjeux de pouvoir. Chacun à sa place. Parfois décalée, mise en jeu. Couple étrange de la séduction et de l'appropriation. Garde au repos de l'épée. Echarpe nouée au ventre. Maître et esclave. Au jeu des renversements n'est pas élu qui veut. Petits arrangements entre ennemis. D'un jour.
Nicolas Régnier, Farce carnavalesque, vers 1617-1620 (Rouen, Musée des Beaux-Arts, inv. 1975-4-52)
Les songes inédits d'Ingres. Corps masculins déployant leur musculature. De dos ou s'apprêtant à trébucher. Le public immobile, aux visages comme indistincts. Guettant les effusions de sueur, le halètement, les cris. Scène sacrificielle ordinaire, où s'expient les dominations non moins ordinaires. Couple indécidable de la force et de l'adresse. Au jeu des oppositions répond celui des tabous et des totems. Lourdeur des chairs, fascination des odeurs. Ici l'on vient exhiber l'envers. Des lois et des rites.
Michael Sweerts, Lutteurs romains, vers 1648-1650 (Karlsruhe, Staatliche Kunsthalle, inv. 2496)
Lorsque l'ordre n'est plus. L'effacement des règles. La nature restituée à ses origines paniques, d'avant l'homme. Articulations sombres des ramures, comme autant d'éclairs d'une tempête qui se joue ici-bas. Ballet fait de vols et de crimes. Où l'artiste prend soin d'apposer en contrepoint horizons laiteux, fluides. Respirant l'indifférence. Courses et résistances vaines. La raison du plus fort. En marge des villes et des cultes. Désastres de la paix. Masse confuse où s'efface l'humain. Les prospérités de l'instinct. Noces noires.
Jan Miel, Scènes de brigandage dans la campagne romaine, 1645-1650 (Rome, Museo di Roma - Palazzo Braschi, inv. MR 45680)
Dans les décombres. Corps accroupis, accoudés à un échafaudage de fortune, comme hébétés. Comment lire la domination économique. Dans son obscénité, son fourmillement. L'humanité ordinaire des exclus. Se moquant des codes. Intéressée à sa survie. Car il s'agit de comptes bien réels. Une journée de travail aux enfers quotidiens. Ceux qui attendent, encore et toujours. Ceux qui négocient. Ceux qui n'attendent plus. Foire en microcosme. Où l'heure n'est pas encore aux automatismes. Ce que rendement traduit.
Sébastien Bourdon, Mendiants devant un four à chaux, 1636-1638 (Valenciennes, musée des Beaux-Arts, inv. P.89.70)
Vanité aux six témoins. De la jeune fille à l'enfant, du bretteur aux musiciens, toute une galerie des variations de l'instant qui passe. Assourdi, le bas-relief antique. Et ses siècles. Pesant de tout son poids au centre de la scène. Gamme des mains et des nuques. Composant une partition inquiète. Ici la musique délivre son message. Les accords imprévus, les souffles que l'on pressent. Le vin d'oubli. Puisque tout s'évanouira. Transition entre deux mondes. Prêts à basculer. Miracle du geste. Porteur de mystère.
Valentin de Boulogne, Le Concert au bas-relief, vers 1620-1625 (Paris, musée du Louvre, Inv. 8253)
Tous comptes faits. Le dernier témoin. Auréolé de sa vérité première. Fait de haillons, de cicatrices. Les ravages traversés. Comme parvenu au seuil. Renversement majeur. Visage qui sait toutes les trahisons, tous les songes. Mains robustes du survivant. De l'exilé. Etranger aux codes, cheminant dans sa nuit. Ton prochain. Notre part d'évangile. L'ultime salut avant le départ. Le messager des bas-fonds. Rescapé de ses guerres. Oublié des puissants. Vois, ce que l'homme peut défaire. Et ce que l'homme proclame.
Jusepe de Ribera, Mendiant, vers 1612 (Rome, Museo e Galleria Borghese, inv. 325)
© Georges Festa - 05.2015