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Aris Nalcı - Sur la route de l'exil : 100 ans après - A Bilecik (II) / On the Road to Exile: 100 Years Later in Bilecik

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Vue panoramique de Bilecik (Turquie), juillet 2006
© Sabri76 - https://fr.wikipedia.org


Sur la route de l'exil : 100 ans après - A Bilecik (II)
par Aris Nalcı


Les sources s'écoulent, mais plus personne ne boit de leur eau à Bilecik...

Mon âme entend le chant du crépuscule.
Ton supplice s'agenouille au loin.
Mon âme étreint les plaies du crépuscule et de la terre...
En proie à une pluie de larmes...

Les étoiles de toutes ces vies brisées
Tels des regards défaillants.
De mon cœur les fontaines ce soir
En vain attendent, tandis que les étoiles s'estompent au loin...

Le poème "Dzarav" [Soif] d'Atom Yardjanian, alias Siamanto - un des intellectuels arméniens exilés à Ayach, puis mis à mort en 1915 - compte ces vers qui résument le mieux notre voyage de Sakarya à Bilecik. Durant le voyage par train en direction de Bilecik, nous croisons sans cesse des fontaines de village ornées de caractères arméniens gravés dans la pierre. Nous demandons à quelqu'un :

- Où se trouve la Fontaine du Prêtre ?
- A Gölpazarı.

De nombreux Arméniens vivaient autrefois à Gölpazarı, que nous appelons Bilecik. Cette ville est située à 48 kilomètres environ, au sud. De tous les villages, Göldağı est le plus frappant en termes de vie sociale et de démographie. En 1911, il y avait même des fanfares de trompettistes. Les routes menant à Gölpazarı ressemblent à celles proches de la Mer Noire. Tout en vagabondant d'un village à l'autre, avant d'atteindre le centre de Bilecik, nous tombons sur la fontaine des "Amoureux," juste après celle des "Temps difficiles." A notre arrivée au village de Göldağı, j'ai décompté 32 maisons.

Les chiens du village ne sont guère heureux de me voir. Ils aboient et hurlent sans cesse. En fait, l'un d'eux me chasse d'une ruelle. A ce moment-là, je croise un chasseur originaire d'Ümraniye, à Istanbul. C'est ce que j'appelle fuir le chaos de la ville. Il a décidé de quitter Istanbul pour Göldağı : "Il n'y a que quatre habitants ici, les autres maisons sont vides," m'apprend-il.

Des 32 familles qui vivaient là autrefois, il ne reste que 4 personnes.

Les sympathisants de l'AKP adorent écrire sur les fontaines

Le chasseur stambouliote nous montre la Fontaine du Prêtre à la sortie de Göldağı. Cette fontaine, comme les autres avant elle (comme celle située dans l'ancienne imprimerie du monastère d'Armach), sont criblées de slogans politiques. Celle-ci est tout entière recouverte de slogans peints de l'AKP. En m'approchant, j'arrive à lire l'inscription en pierre sur la fontaine - "Rahmetle" [A la miséricorde de Dieu] - Mars 1862" - sur le côté droit. Les autres mots sont recouverts de plâtre. L'autre côté est constituée d'une pierre tombale : "Qu'Anna, fille de Mardiros, repose en paix." peut-on lire. A la lecture de ces mots ici et là, je me dis qu'ils furent gravés en hommage à une jeune fille morte très jeune.

Nous prions pour les âmes des morts et buvons l'eau de cette Fontaine du Prêtre, avant de poursuivre notre chemin. Jadis, cette fontaine étanchait la soif de centaines d'habitants. Malheureusement, elle n'en abreuve plus que quatre.

Abbaslık - Papazlık

Nous arrivons à Bilecik. Nous sommes rattrapés par la pluie, qui n'est pas de saison. Apparemment, il pleut aussi à Bilecik, la température est proche de zéro. Tout est recouvert de neige. Les villages où j'ai envie d'aller, à savoir Abbaslık, Selöz et Küplü, sont à 6 kilomètres environ d'ici.

Je consulte l'Index Anatolicus, l'atlas en ligne réalisé par Sevan Nişanyan (1), qui m'apprend que le village d'Abbaslık s'appelait autrefois Papazlık (Le presbytère]. C'est ma première destination. En s'y promenant, l'on ressent un sentiment étrange de familiarité. On découvre à qui appartiennent les maisons et leur usage.

Est-ce l'odeur ? Ou les pierres ? Je l'ignore. Peut-être appellerez-vous cela du nationalisme, mais c'est là un genre agréable de nationalisme. Le style architectural de la plupart des maisons ici me donnent l'impression que ce sont des maisons arméniennes. Elles ne ressemblent pas aux nouvelles maisons qui s'élèvent autour de la mosquée bâtie en 1939. Des maisons recouvertes de briques en terre, avec des poutres à l'extérieur et des pierres en bas. Un homme que je croise dans la rue m'apprend qu'il ne reste plus que six familles et que la plupart des maisons en briques ont été abandonnées par les Arméniens. La plupart des autres maisons sont vides... On dirait un village-fantôme.

Nous rencontrons un responsable sur la place du village, qui est là pour vérifier les compteurs d'eau. "Demandez à l'ancien mukhtar du village ! (2) Il est un peu fou, il doit savoir !" Il nous montre sa maison. Nous frappons à sa porte. Quelqu'un descend l'escalier et nous ouvre la porte. Voici notre dialogue :

- Où se trouvait l'église arménienne ?
- Là-bas ! Là où il y a ce tas d'ordures. Elle est enterrée dessous,sourit-il, en nous montrant ce monticule de fortune, au bas du village.
- Qu'est-il arrivé aux pierres ?
- Je n'ai plus toute ma tête ! Ne me demandez pas ! J'ai eu un infarctus ! Je n'ai pas envie d'être mêlé à ça !
- Pourquoi ?
- Les gens viennent me voir et me demandent tout le temps !
- Mais qu'est-ce qui est arrivé à ces pierres ? Ont-elles été utilisées pour construire de nouvelles maisons ?
- Une grande machine est arrivée. Nous avons jeté les pierres dedans. Les pierres pulvérisées ont été ensuite utilisées pour le bâtiment...

Des artisans travaillent la pierre le long d'Abbaslık. Pierres taillées sous la neige blanche... Blocs de marbre... J'ai envie de ne pas savoir quel fut le sort de ces pierres et de me persuader que l'ancien mukhtar a bel et bien perdu la raison...

Nous passons devant la gare de Bilecik en revenant à Abbaslık. La gare sera superflue, une fois achevée la construction du train à grande vitesse. Une vaste cour occupe le milieu d'un ancien bâtiment qui accueillait autrefois les employés du chemin de fer. Nos sources nous apprennent que les Arméniens issus des villages environnant Bilecik furent rassemblés là, avant de partir pour Eskişehir.

Le 18 août 1915, le prêtre appelle chacun à une dernière messe. Un message est envoyé aux écoles de Bilecik. Les portes et les fenêtres des maisons abandonnées par les Arméniens seront retirées. Les enfants arméniens restent à l'intérieur avec leurs mères, tandis que les autres enfants attendent au-dehors pour enlever portes et fenêtres... Les archives turques font état de 13 600 Arméniens déportés vers Eskişehir en un seul jour.

A Bilecik aujourd'hui, il n'existe plus aucune trace de ces 13 églises dont les portes et les fenêtres furent démontées.

Un étrange mukhtar à Küplü !

Le village le plus proche de Bilecik est Küplü, un ancien village grec. Nous décidons de nous y arrêter. Mehmet, le mukhtar du village, est l'ancien directeur de l'école primaire locale. Il se démène pour protéger de nombreux édifices du village, dont des demeures historiques.

Autrefois, une église grecque s'élevait sur le site de l'école actuelle. Quelques pierres tombales à l'arrière et devant la façade de l'école sont tout ce qu'il reste de l'église aujourd'hui. "Je travaille beaucoup pour la rénovation ! Regardez !" Il nous montre les dossiers qu'il a réalisés pour les Monuments historiques, la mairie et la préfecture. Sans recevoir la moindre réponse. Il conserve de même le sceau de l'église. Ce sceau date de 1898. "Les gens viennent ici chaque année de Grèce, ils portent ce sceau et le gardent en souvenir." Il travaille actuellement sur une vieille demeure, dont il a hérité avec un membre de sa famille. Juste à côté se trouve une pierre avec une croix gravée, un vestige de l'église, et une fontaine non loin. Des pierres avec une inscription en grec ont remplacé l'escalier brisé en bois de la demeure... "Je les ferai enlever. C'est une honte !"

Nous commençons par les fontaines... Nous avons soif...

Concluons notre voyage à Bilecik par les derniers vers du poème de Siamanto, tandis que nous partons vers Eskişehir...

Ce soir, tous les fantômes des morts
Attendent l'aube avec mes yeux et mon âme
Pour étancher la soif de leurs existences
Espérant du ciel une gouttelette d'espoir.                       

[Remerciements de l'A. : Ce voyage a bénéficié du soutien de l'Open Society Foundation, Istanbul.]

Notes

2. Mukhtar : équivalent du maire dans les pays d'Asie Centrale et au Moyen-Orient - https://fr.wikipedia.org/wiki/Mukhtar

[Aris Nalcı (né en 1980) vit à Istanbul et Bruxelles. Il est écrivain, après avoir été éditeur du quotidien turco-arménien Agos jusqu'en 2011. Ses articles ont paru dans plusieurs grands journaux et magazines en Turquie. Il travaille actuellement pour le quotidien Radikalet à l'IMC (International Media TV) comme présentateur d'une émission consacrée à l'analyse des médias. Il produit aussi GAMURÇ, une émission sur les minorités en Turquie.] 

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Traduction : © Georges Festa - 05.2016



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