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100 ans après : sur la route de l'exil (I)
par Aris Nalcı
The Armenian Weekly, 31.08.2015
Pour commencer
Certains cherchent des articles, assis à leurs bureaux, d'autres parmi les livres d'histoire. Pour d'aucuns, l'histoire est affaire d'expérience et de souvenirs, tandis que pour d'autres encore elle se résume à des chiffres et des nombres mesurables, trouvés dans des documents.
Dans cette série, j'expliquerai comment les Arméniens ont été massacrés et chassés de leurs foyers, dans la langue de ceux qui ont survécu et de ceux qui se sont retrouvés abandonnés. Maisons vides, murs de pierre, moulins qui ne tournent plus, et fontaines menant leur existence solitaire depuis 100 ans nous expliqueront comment les Arméniens vivaient sur cette terre. En contrepoint à l'œuvre d'historiens nationaux et étrangers, que nous voyons à la télévision et dans les médias chaque année en avril, des historiens locaux, qui mènent des études "micro-historiques," nous expliqueront l'histoire des Arméniens dans ces lieux.
Je vais entreprendre deux voyages différents, le premier d'Istanbul à Antep, puis de Muş [Mouch] à Urfa. J'évoquerai des villages, des gens et un patrimoine culturel restés inédits à ce jour. Mes écrits témoigneront des ravages psychologiques créés par les conséquences de la catastrophe qui advint en 1915, d'après les notes d'un journaliste arménien qui emprunta le même itinéraire, témoin de l'exil et des destructions, voici 100 ans.
Izmit - Adapazarı
Lorsque l'on aborde le génocide arménien, le mode de vie et la situation des Arméniens qui vivaient dans les régions occidentales de l'empire ottoman demeurent un mystère, tandis que le nombre de ceux qui furent déportés ou massacrés dans les régions plus à l'est ne figure guère dans les livres d'histoire. Ce qui ne signifie pas que cela n'est pas arrivé. Par exemple, près de 250 intellectuels arméniens furent raflés le 24 avril 1915 à Istanbul, puis mis à mort. L'exécution de 20 socialistes arméniens, le 15 juin, à Beyazıt, fit simplement écho aux massacres perpétrés plus à l'est, sous le règne du sultan Abdülhamid II. Voilà pourquoi j'ai voulu démarrer mon projet "Sur la route de l'exil : 100 ans après," dans la ville d'Izmit, située non loin d'Istanbul.
Mon intérêt découle en partie du fait que ma famille est originaire de Geyve et de Bursa. J'ai étudié les massacres dans la région de Marmara et je souhaite maintenant contribuer à rendre davantage visible ce qui subsiste des Arméniens.
En tant qu'Arménien de Turquie, j'ai grandi dans une maison où le génocide fut longtemps tabou. Mes grands-parents n'ont pas vécu assez longtemps pour me voir grandir. J'ai donc appris l'histoire de ma famille relativement tard. J'ai publié alors un article dans le journal Radikal. (1)
Maintenant j'entame un nouveau périple en quête d'histoires. Mon itinéraire me conduit d'Ismit à Adapazarı. Même si les délimitations actuelles sont très différentes de ce qu'elles étaient il y a un siècle, ces deux villes se ressemblent au plan géographique. Les plaines menant à la Mer Noire sont vertes et fertiles, pouvant subvenir à une grande variété de fruits, et attirent commerçants et hommes d'affaires.
L'architecture arménienne secrète d'Adapazarı
L'information qui suit a été diffusée dans le journal local Dogru Hamle :
"A Adapazarı et dans les environs, les édifices les plus connus ressemblent aux magnifiques résidences de Bedros Muradayan et Hovhannès Virgayan à Constantinople. Les bâtiments les plus importants de la ville, tant publics que privés, comptaient des églises et des allées en pierre construites par l'architecte arménien Varteres, qui travailla à Karasu. Il bâtit aussi l'église de Kızılcık (l'ancien village d'Aram) et celle de Yassıgeçit (ancien village de Kegam). De même, les églises arméniennes en bois de Cukurkoy et de Cobanyatagı, autrefois Hoviv, sont des exemples importants de l'architecture arménienne."
Un moulin avec une roue qui ne tourne plus, une imprimerie qui sent les égouts
L'architecture en bois de ce village n'a malheureusement pas été préservée. Néanmoins, la ville récemment rénovée d'Akmeşe, appelée aussi par son nom traditionnel d'Armach, est connue pour compter encore le plus grand nombre d'édifices de ce genre.
Cinq ans se sont écoulés depuis notre dernier séjour à Armach.
De nos jours, nous découvrons une mosquée et une école primaire dans ce qui fut autrefois un monastère, une masure aux allures d'étable là où une imprimerie était censée se trouver, et une petite maison réservée au prêtre du village, actuellement emplie d'eaux usées, suite à un éboulement...
Entretemps, deux moulins à eaux, où travaillaient des familles arméniennes il y a 100 ans, ont été restaurés et sont exploités à faible capacité par leurs propriétaires actuels. Le moulin le plus connu est déjà proposé à la vente en ligne pour 1 650 000 livres turques (environ 620 000 dollars).
Les vestiges de la fontaine du monastère, sur la place du village, ont été restaurés, bien que de façon rudimentaire. Néanmoins, d'après la rumeur, le rétablissement de l'inscription en arménien au-dessus de la fontaine n'a pas été sans susciter la résistance de la bureaucratie locale. Voilà ce qui est écrit au-dessus de cette fontaine, construite en 1862 et censée s'appeler "Işık Çeşme" [La fontaine de lumière] : "L'eau qui s'écoule de cette fontaine est pour chacun, afin qu'ils puissent en être éclairés."
Armach était un centre important pour les Arméniens. Selon certaines sources en Arménie, il fut fondé et ainsi nommé par des immigrés arméniens originaires de la région d'Armach, en Iran. Le monastère local fut longtemps célèbre pour avoir formé de nombreux patriarches de l'Eglise arménienne et autres saints hommes, et son imprimerie était connue pour sa production de manuels et d'ouvrages historiques en arménien, diffusés dans toute l'Asie Mineure.
L'âme d'Armach vit à Tibrevank
Fondateur de l'école Sourp Hratch Tibrevank à Istanbul, l'évêque Karékine Khatchatourian (Trabzonlu) fit ses études au monastère d'Armach. D'après Sarkis Séropyan, que nous avons perdu récemment (2), Karékine bâtit l'école Sourp Hratch Tibrevank afin de maintenir en vie l'esprit des monastères fermés de l'école Tibrevank d'Armach.
Les élections vus du café du village
Lorsqu'on voyage dans de vieilles localités, l'information la plus fiable peut être recueillie auprès des coiffeurs et des anciens qui traînent autour des cafés du village. Durant notre périple, près de la mosquée qui fut jadis un monastère, nous sommes tombés sur un établissement de ce genre. La conversation allait bon train, après une première tournée de thé, lorsqu'un client assis à la table du devant lança :"Pour cette élection on enverra deux gars du HDP [Halkarın Demokratik Partisi - Parti Démocratique du Peuple] au Parlement ! Ils verront tous le vrai Kocaeli !" (3)
"Pourquoi ?" demandai-je.
"Un vote-sanction !" me répondirent-ils.
Akmeşe (ou Armach) était une municipalité indépendante, il y a encore quelques années, lorsqu'elle fut absorbée au sein d'une municipalité voisine plus importante. Les services publics locaux ne fonctionnent pas aussi bien là-bas. Akmeşe, qui compte 750 familles, est maintenant administré sous la forme de deux quartiers dénommés "Ataturk" et "Cumhuriyet" [République].
"Nos familles sont arrivées ici de Thessalonique en 1923. Le lieu de naissance de nos grands-parents précise 'Drama' sur leurs cartes d'identité. Nous avons émigré de là-bas," précise Sabahattin Aktop, qui a exercé deux mandats au conseil municipal local.
Historiens locaux et quincailleries
Nous avons rencontré un historien local qui a publié en 2012 une étude sur l'histoire d'Armach, intitulée Bithynia Tümlüğü İçinde Akmeşe (Armaş) [La Bithynie à Akmeşe (Armaş)] (4). Il s'appelle Yakup Ozkan.
Ozkan tient une quincaillerie à Armas. Son magasin vend au dehors de la quincaillerie, mais l'intérieur respire l'histoire d'Armas. Les murs sont couverts de photographies et de notes d'Ozcan concernant ses thèmes de recherches. C'est là qu'il prend mes notes et me fait partager les siennes, en m'offrant un exemplaire de son livre.
L'intérêt d'Ozkan pour cet endroit remonte à son enfance. En me montrant une photographie à la fin de son livre, il m'explique : "Un autre écrivain, Yakup Aygil, est arrivé ici le 12 février 1974. Devant le café du village, il nous parlait de ses recherches historiques et j'écoutais, au premier rang. Regarde, je suis sur cette photo. J'ai 11 ans. Je pense que j'ai toujours eu ça en moi."
Grâce aux efforts d'historiens locaux comme Yakup, la présence des Arméniens dans ce pays ne disparaîtra jamais. Et grâce à leur curiosité sincère, les pierres au moins continueront de parler...
[Remerciements de l'A. : Ce voyage a bénéficié du soutien de l'Open Society Foundation, Istanbul.]
Notes
2. Sur Sarkis Seropyan, voir notamment l'entretien réalisé parYonca Poyraz Doğan, publié in Todays Zaman (18.01.2010) et traduit en français :
3. Kocaeli est le nouveau nom d'Izmit. (NdA)
4. Yakup Aygil, Yakup Özkan. Bithynia Tümlüğü İçinde Akmeşe (Armaş). Istanbul : GDK, 2012
[Aris Nalcı (né en 1980) vit à Istanbul et Bruxelles. Il est écrivain, après avoir été éditeur du quotidien turco-arménien Agos jusqu'en 2011. Ses articles ont paru dans plusieurs grands journaux et magazines en Turquie. Il travaille actuellement pour le quotidien Radikalet à l'IMC (International Media TV) comme présentateur d'une émission consacrée à l'analyse des médias. Il produit aussi GAMURÇ, une émission sur les minorités en Turquie.]
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Source :
Traduction : © Georges Festa - 05.2016