L'enfance restée dans un train pour l'éternité
Entretien avec Özcan Alper
par Maral Dink
Agos (Istanbul), 11.12.2015
[Nous avons parlé avec Özcan Alper de son film Memories of the Wind [Rüzgârin Hatiralari] et de la question de savoir comment représenter la catastrophe.]
'Qui es-tu ? Tu n'es de nulle part.
Tu n'as pas de maison... Combien de temps encore continueras-tu de vivre en hôte de passage ?
Tout est si calme. Comme un puits rempli de pierres...
Je me souviens plus que je ne saurais dire... Mon imagination est plus vaste que ma mémoire. J'ai vu plus que les restes brisés de ma famille en ruines.'
Ces lignes sont extraites du monologue intérieur d'Aram, le personnage principal de Memories of the Wind; elles sont le lot commun des Arméniens, peut-être de tous les peuples, témoins de souffrances, soumis à l'oppression et à la violence, déportés et devenus des sans-abri. Durant les sombres jours de la Seconde Guerre mondiale, l'écrivain et artiste Aram doit quitter la Turquie, du fait de l'"impôt sur la richesse" et de l'oppression politique. Dans un village à la frontière de la Géorgie soviétique, dans une cabane parmi les bois, il revient à son enfance et au traumatisme de 1915. Il commence à se souvenir des visages qu'il avait profondément enfouis dans sa mémoire; tandis qu'il les retrace, sa plainte gagne le public via ses monologues intérieurs.
- Maral Dink : Commençons par l'histoire du film. Pourrais-tu nous parler du processus d'écriture du scénario inspiré de la vie d'Aram Pehlivanyan ?
- Özcan Alper : A l'époque, on venait juste de terminer le film Future Lasts Forever [Gelecek Uzun Sürer]. Parfois, un poème, un livre ou une situation déclenche des choses en toi. La littérature n'est pas seulement un besoin pour moi; elle a toujours fait partie de ma vie. Un jour, j'étais en train de feuilleter des livres et je suis tombé sur un recueil de poèmes d'Aram Pehlivanyan. Je m'intéresse à la génération intellectuelle des années 1940, à l'œuvre et à l'existence de gens comme Abidin Dino, Yaşar Kemal, Sabahattin Ali et Rıfat Ilgaz. Nous savons que peu de gens parlaient et écrivaient sur les minorités au sein du mouvement socialiste et dans la littérature de cette époque. J'ai découvert qu'Aram Pehlivanyan n'avait pu écrire de poèmes après son exil et ça m'a frappé. J'ai commencé à réfléchir à la situation d'un bon poète incapable d'écrire des poèmes, suite à son engagement dans le mouvement socialiste. Je me suis intéressé à la vie de Vartan et Jak İhmalyan, aux poèmes écrits par Nazım Hikmet à cette époque et aux romans de Sabahattin Ali. Je me suis rendu compte que les intellectuels subissaient un exil spirituel dans le système totalitaire et autoritaire d'alors, en particulier en temps de guerre. C'est ce qu'on appelle la "génération noire," qui a vu à la fois la Première et la Seconde Guerre mondiale. Aram, qui s'inspire de nombreux intellectuels de cette époque comme Pehlivanyan, publie un périodique en arménien et en turc en 1943. Je me suis dit qu'il devait avoir entre 35 et 40 ans en 1943. En remontant dans le temps, le traumatisme et le passé d'un enfant, qui a une dizaine d'années en 1915, commence à apparaître. Je me suis centré sur les écrivains, les artistes, les communistes et les socialistes arméniens de cette époque. Et les fondations du film ont pris forme : l'exil, le fait d'être sans-abri, en marge, en quête d'une maison, de faire face à la mort, à la déportation, au génocide, de lutter pour se réconcilier avec la mort.
- Maral Dink : Dans le film, Aram efface ses souvenirs de 1915 et se présente comme Ahmet à Mikail, avec qui il habite dans le village. D'après toi, serait-ce la conséquence de l'environnement socialiste dans lequel il se trouve ?
- Özcan Alper : Lorsqu'Aram Pehlivanyan est mort en 1979, ses amis communistes se sont référés à lui sous le nom d'Ahmet Saydam; ce qui pose un problème dans ce pays. Nous savons quelle a été l'attitude du mouvement socialiste turc, de l'Union Soviétique et de tous les pays dans le monde à l'égard du génocide arménien. Chacun se soucie de ses intérêts politiques, car le génocide compte un aspect économique majeur. L'argent acquis grâce au génocide a été envoyé en Allemagne par les cerveaux du génocide, puis l'Angleterre s'est emparée de cet argent. L'Occident se souciait de ses intérêts économiques et a voulu dissimuler cette catastrophe; c'est aussi ce qu'il fait actuellement concernant la crise des réfugiés. L'Union Soviétique voulait avoir de bonnes relations avec la Turquie; donc, même en Arménie Soviétique, ils ne permettaient pas aux gens de parler du génocide. Le mouvement socialiste turc a gardé le silence sur 1915, puisqu'il s'appuyait sur l'Union Soviétique, sans pouvoir développer une compréhension autonome. Vedat Türkali a fait son autocritique à ce sujet dans son roman Güven. Et dans un entretien réalisé par Hrant Dink, il déclare que le mouvement socialiste turc ne s'est pas réconcilié avec le génocide.
- Maral Dink : Que dit le silence d'Aram sur les Arméniens murés dans le silence après avoir été témoins du génocide ?
- Özcan Alper : Il peut y avoir deux raisons à ce silence. Après une catastrophe, les survivants n'arrivent pas à avoir un regard rétrospectif, puisqu'ils essaient de refaire leur vie brisée et se débattent avec les difficultés. Sur ce point, Le Roman de la catastrophe de Marc Nichanian est devenu un ouvrage de référence pour moi. Il écrit sur l'expression de la catastrophe dans la littérature et l'art, le témoignage et les modalités du témoignage à travers le génocide arménien. Et aussi I Sommersi e i Salvati [Les Noyés et les Sauvés] de Primo Levi... Levi est un survivant de la Shoah et il écrivit pour témoigner de cette catastrophe, sa vie durant. Or, à 67 ans, il s'est suicidé, incapable de supporter davantage la pression liée au fait de témoigner et à ses souvenirs. Levi déclare que ce ne sont pas les survivants, mais les gens morts durant la Shoah qui sont les véritables témoins. Nous connaissons le suicide de Walter Benjamin, la vie de Stefan Zweig et de sa femme, qui n'avaient pas envie de continuer à être témoins de la barbarie nazie et qui choisirent de mourir dans les forêts d'Amérique Latine.
Les Arméniens ne parlent pas, car ils craignent que la nouvelle génération ne soit impactée. Par ailleurs, est-il même possible de parler après des événements aussi atroces ? Il y a cette histoire dans un des recueils d'histoire orale de la Fondation Hrant Dink. A la fin des années 1960, une femme a envie que son père lui raconte son histoire et de l'enregistrer. Longtemps, son père n'arrive pas à parler. En fait, le silence est en soi une plainte. A un moment donné, Aram fait table rase de son passé. Lorsqu'il fait face à la même violence et à l'exil, le passé commence lentement à surgir. Le passé ne peut jamais être oublié, il revient toujours comme un mauvais rêve. Aujourd'hui, il y a la question kurde, parce que la Turquie n'arrive pas à parler de 1915.
- Maral Dink : Lorsqu'Aram est seul dans les bois, il commence à se souvenir des visages qu'il a vus dans les déserts de Deir-es-Zor. Quel type de recherches as-tu menées sur la mémoire et le fait de se souvenir ?
- Özcan Alper : J'ai lu des études et des écrits sur le génocide arménien, les coups d'Etat à Sarajevo, en Indonésie, en Amérique Latine, sur les traumatismes sociaux, les catastrophes, les génocides et la façon avec laquelle la mémoire collective se forme dans ce genre de situations. Je me suis centré sur l'état mental d'Aram. En même temps, on pourrait dire que j'ai mené une fouille anthropologique. Tout en réfléchissant sur les modalités du souvenir et l'aspect esthétique de cette question, j'ai décidé que ce personnage est capable de revenir au passé grâce au flux de la conscience. Et j'ai réfléchi à la manière d'adapter cette technique littéraire utilisée par des auteurs comme Adalet Ağaoğlu et Virginia Woolf au cinéma. Sur ce point, l'ouvrage de Nichanian m'a guidé à nouveau. Si parler du génocide est impossible, une réalité autre doit être créée. J'ai imaginé que certains visages sont gravés dans la mémoire d'Aram. Après avoir commencé à se réconcilier avec son traumatisme, Aram se met à se souvenir des visages des enfants et des vieilles femmes. Il se souvient du visage de son père et de sa sœur, morts durant le génocide. Le point essentiel est celui-ci : le seul visage dont il n'arrive pas à se souvenir est celui de sa mère. Survivre ne signifie ni bonheur, ni joie de vivre pour Aram; cela signifie tenir en vue d'une vie non désirée. Il souffre de la culpabilité du survivant. Outre le traumatisme social, il y a aussi le traumatisme personnel d'Aram. J'ai essayé de créer un lien entre la mémoire individuelle et collective.
- Maral Dink : En quoi les souvenirs d'Aram concernant sa mère affectent-ils ses rapports avec les femmes ?
- Özcan Alper : En tant qu'enfant survivant à une catastrophe, l'image de sa mère ne le quitte jamais. Durant le processus d'écriture sur le passé d'Aram, j'ai pensé qu'Aram avait des problèmes avec les femmes, jusqu'à ce qu'il se réconcilie avec sa mère.
- Maral Dink : On voit le père d'Aramdans un trainquittant Konya. En quoi son père influence-t-il la vie d'Aram ?
- Özcan Alper : On ne voit le père d'Aram que dans un train et au moment où il est abattu dans le brouillard. Il y a une scène que j'ai supprimée ensuite du film. Son père dit quelque chose qui détermine l'existence d'Aram : "N'aie pas de rancune, mais n'oublie jamais et va de l'avant." Et puis je l'ai supprimée en me disant qu'elle pouvait avoir l'air didactique. Même si le père ne dit rien dans le film, il influence le combat d'Aram pour continuer à vivre. Il déclare : "Mon père est une voix brisée."
- Maral Dink : On prétend que les films et les ouvrages sur le génocide ont diminué en nombre lors du 100ème anniversaire du génocide. Qu'en penses-tu ?
- Özcan Alper : Je pense que nous devons dépasser ce genre de débats. En fin de compte, le génocide a aussi conduit à un génocide culturel. A Jérusalem, il existe une des plus grandes bibliothèques arméniennes au monde. J'ai visité cette bibliothèque et quelqu'un nous a guidés. Il nous a emmenés dans une salle; il y avait des milliers d'ouvrages. Il nous a dit : "Voilà les ouvrages qui ont été sauvés d'Anatolie avant 1915. Maintenant, il y a des Arméniens dans le monde entier, mais 100 ans après, la production culturelle n'atteint pas le dixième de celle du passé. Pour moi, c'est ça le véritable génocide." D'après Marc Nichanian, essayer de prouver le génocide équivaut à être sur la même longueur d'onde que les négationnistes. Au lieu de réaliser des films ou des livres sur le génocide, nous devons créer des œuvres qui ramènent le passé au présent en tant qu'entité culturelle. Mon film se passe dans les années 1940 et nous découvrons 1915 à travers les souvenirs. Je l'ai réalisé avec les sentiments hérités du passé et il parle aussi du présent.
- Maral Dink : Dans le film, le monologue intérieur d'Aram ressort et il n'y a pas beaucoup de dialogues. Quelle en est la raison ?
- Özcan Alper : Je pense que, pour les films, contrairement à la littérature, un dialogue minimum a davantage de sens. Le langage cinématographique et visuel est plus important. Aram est quelqu'un qui s'exprime à travers ses actes. Le silence en tant que tel constitue son langage. Du fait de son traumatisme, il refoule son passé dans son subconscient. A un moment, il a envie de coucher tout ça par écrit en tenant un journal. On a essayé deux choses. J'ai travaillé avec Ahmet Büke, un des meilleurs conteurs de Turquie. Il a tenu un journal, comme s'il était exilé au milieu de nulle part. Puis, j'ai ajouté des éléments de ce journal au scénario. On a décidé d'utiliser des dialogues intérieurs pour refléter l'univers intérieur d'Aram. Et puis on a eu envie de travailler avec quelqu'un qui utilise un langage plus symbolique. J'ai trouvé l'article de Bülent Usta très poétique. Il a lu une cinquantaine de livres sur ce sujet. On a essayé de trouvé le moyen de refléter le processus sans recourir à de nombreux échanges verbaux. On a dû peaufiner le tout. Bülent s'est beaucoup investi. Chaque fois que je visionnais le film, les monologues intérieurs d'Aram me donnaient des sueurs froides.
- Maral Dink : Chaque personnage du film prononce le mot "Rien"à un moment donné. Ce "rien" correspond-il à notre silence dans la vie sociale ?
- Özcan Alper : Durant le processus d'écriture, j'ai réalisé que les personnages ont envie de se dire plein de choses, mais qu'ils gardent le silence pour des raisons diverses. "Rien" ressemble à la version matérialisée des traumatismes sociaux et des problèmes de réconciliation. Dans nos vies personnelles, nous dissimulons des problèmes que nous pourrions facilement régler en en parlant. A mon avis, si nous arrivons à comprendre ça, nous pouvons opérer une vraie rupture au plan social et personnel.
- Maral Dink : En Turquie, 20 000 personnes seulement ont vu The Cut de Fatih Akın. Turcs et Arméniens étaient réservés à propos d'un film qui évoque une tragédie historique. Qu'en penses-tu ?
- Özcan Alper : Fatih Akın a un public, mais avant que le film ne soit projeté, une campagne de lynchage a été lancée et a, en partie, réussi. Je pense que les distributeurs ont eu peur de louer le film. C'est important qu'un réalisateur turc ait tourné un film sur 1915. Le manque d'intérêt des Arméniens s'explique peut-être par leur état mental. D'autre part, il y a un état d'esprit en Turquie qui impacte tout le monde. Je pense que les Arméniens de Turquie sont eux aussi influencés par les codes culturels en Turquie. Une majorité d'entre eux dissimule son identité et se tient à l'écart de la politique. Mais il existe une nouvelle génération qui a envie de changer les choses.
- Maral Dink : Tu as déclaré que les recherches que tu as menées pour ce film ont été aussi un processus d'apprentissage pour toi. Durant ce processus, qu'est-ce qui t'a le plus étonné ?
- Özcan Alper : Nichanian livre un exemple extraite de l'Iliade. Il y a ce dialogue entre Hector et Achille. Hector déclare que quiconque meurt, son corps doit être respecté et remis à ses proches pour des funérailles en règle. Cette histoire montre que le respect dû au deuil est la clé du vivre ensemble, et le deuil est directement lié à la paix. Mis à part tous les livres que j'ai lus sur ce sujet, cette histoire résume l'attitude de l'Etat et du peuple, et le déni du génocide en Turquie. Le corps d'Hacı Lokman Birlik a été traîné par une voiture à Hakkari et celui d'Aziz Güler, mort au combat à Rojava, n'a pas été remis à sa famille, des jours durant; ce qui montre comment l'Etat et le système maintiennent la même violence et barbarie depuis 1915, malgré leurs islamistes et leur identité musulmane. Les Arméniens vivent ce traumatisme. Ces gens détruisent ton peuple, ils ne montrent aucun respect pour les pertes subies et tentent même de t'empêcher de faire ton deuil.
- Maral Dink : Penses-tu que des films politiques puissent être compris, indépendamment des préjugés et des dénis ?
- Özcan Alper : 100 ans après, mis à part le fait de reconnaître le génocide, si on n'arrive pas à voir que le deuil est naturel, alors un problème majeur se pose. La littérature et l'art ne sont pas, eux non plus, exempts de cet état d'esprit. Entre le processus de réalisation du film et la réaction de certains festivals en Turquie, j'ai le sentiment qu'il existe une censure, même si elle n'est que suggérée. Mais le pire c'est l'autocensure. J'ai réalisé ce film parce que je sentais une responsabilité en moi.
[Le personnage principal d'Özcan Alper est inspiré d'Aram Pehlivanyan. Il est né en 1917 à Üsküdar. Après des études au Cours Nersessian-Yermonian et au lycée Guetronagan, il étudia le droit à l'université d'Istanbul. Il commença à écrire des poèmes dès le lycée. A l'université, il milita au plan politique. Il fut arrêté en 1945 et passa 15 mois en prison. La revue Nor Or [Jour nouveau] qu'il publiait avec Aliksanyan et Sarkis Keçyan fut fermée en 1946 au titre de la loi martiale et il passa 3 autres années en prison. En 1950, il publia la revue Grunk [La Grue], mais il partit effectuer son service militaire à Erzurum avant la parution du second numéro. Il travailla au Politburo du Parti Communiste de Turquie. Il mourut à Berlin en 1979. Son recueil de poèmes arméniens et turcs a été publié par les Editions Aras d'Istanbul en 1999.]
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Traduction : © Georges Festa - 04.2016