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Eric Bogosian on Writing 'Operation Nemesis' and How the Project 'Radicalized' and Changed Him / Entretien avec Eric Bogosian : l'écriture d''Operation Nemesis' et comment ce projet l'a 'radicalisé' et changé

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 © Little, Brown and Company, 2015


Entretien avec Eric Bogosian :
l'écriture d'Operation Nemesis et comment ce projet l'a "radicalisé" et changé
par Aram Kouyoumdjian
Asbarez.com, 23.04.2015


Le nouveau livre d'Eric Bogosian n'est ni un roman, ni un scénario ou un recueil de monologues - genres pour lesquels il est le plus connu. Entorse surprenante, Bogosian a écrit un documentaire intitulé Operation Nemesis, qui aborde "le complot meurtrier qui vengea le génocide arménien," comme l'explique le sous-titre. L'ouvrage, à paraître le 21 avril, étudie la campagne arménienne, coordonnée au début des années 1920, visant à assassiner les principaux responsables du génocide à Constantinople (Istanbul), Tbilissi et dans les villes d'Europe où ils avaient cherché refuge. Une partie importante du livre est consacrée à l'assassinat de Talaat Pacha - l'un des architectes clé du génocide - à Berlin par un jeune Arménien, nommé Soghomon Tehlirian, et au procès qui s'ensuivit, lequel attira l'attention du monde entier et aboutit à l'acquittement de Tehlirian, qui fit sensation.

Personnalité aux multiples facettes, Bogosian n'est ni universitaire, ni historien; à l'inverse, c'est un acteur, un scénariste, un auteur de monologues et un romancier de premier plan. Néanmoins, son essai sur Némésis se fonde sur une recherche scientifique rigoureuse, comme le prouvent la cinquantaine de pages de notes et de sources bibliographiques. Parallèlement, ce livre constitue une œuvre haletante, parcourue de tensions et des plus accessible, ayant pour cadre la structure en trois actes d'un scénario. La première partie brasse brièvement l'histoire de l'Arménie jusqu'à la période du génocide; la seconde raconte l'histoire de Tehlirian; et la troisième relate les autres assassinats du projet Némésis, en considérant leurs suites. Bien que guidé par les faits, Operation Nemesis est étayé par des analyses d'une géopolitique complexe, dont la complicité des puissances occidentales tant avec le génocide qu'avec le complot d'assassinat qui suivit.

Nous pouvons faire remonter la maîtrise du récit chez Bogosian à son précédent corpus d'écrits - trois romans et des pièces comme Talk Radio, finaliste du Prix Pulitzer et adaptée au cinéma par Oliver Stone (avec Bogosian lui-même en tête d'affiche), et subUrbia, dont Richard Linklater a fait un film. Grand auteur de monologues, Bogosian a aussi écrit - et interprété - des solos comme Pounding Nails in the Floor with My Forehead et Wake Up and Smell the Coffee. Ses apparitions au générique en tant qu'acteur vont du cinéma (dont Ararat d'Atom Egoyan) à la télévision (Law & Order: Criminal Intent) et à la scène - Broadway et Off-Broadway.          

Avant sa venue à Los Angeles, la semaine prochaine, pour des apparitions à l'Alex Theatre et à l'Abril Bookstore, j'ai eu l'opportunité de m'entretenir avec Bogosian sur son livre, le processus de sa rédaction et, enfin, son impact sur lui. Notre entretien du 18 avril étant assez long, la transcription qui suit ne représente pas la totalité, mais en retient les parties les plus importantes.

Nous débutons notre conversation par un débat sur l'identité - et la date de naissance de bon augure de Bogosian.

- Aram Kouyoumdjian : Tu es vraiment né un 24 avril ?
- Eric Bogosian : Hé oui ! Je n'en ai pas réalisé l'importance pendant une bonne partie de ma vie. Bizarrement, je viens d'une famille arménienne qui ne voit pas les choses comme ça. C'est étrange, je ne sais pas encore pourquoi, mais personne dans ma famille ne semblait être conscient de la signification du 24 avril.  

- Aram Kouyoumdjian : Quand as-tu commencé à prendre conscience de ton identité et comment a-t-elle émergé ?
- Eric Bogosian : J'ai eu très jeune une idée très claire de mon identité arménienne, car j'avais un grand-père qui avait réussi à quitter la Turquie vers 20 ans, il était donc en première ligne pour être raflé par les autorités en 1915, alors il est venu aux Etats-Unis. Il me racontait des histoires et il me disait carrément que les Turcs étaient des salauds et que des saloperies s'étaient passées là-bas. [...]

Je savais que notre identité arménienne était liée à l'église, parce que j'allais à l'église - j'étais enfant de chœur, j'allais à l'école du dimanche. "Arménien" signifiait des gens âgés qui parlent une autre langue, "Arménien" signifiait un lieu très lointain, apparemment au Moyen-Orient, mais je n'en étais pas sûr, personne ne savait précisément où se trouvait l'Arménie, quand j'ai grandi. La nourriture, la musique, les mariages - tout ça était pour moi ma dimension arménienne. Dont faisait partie le récit du génocide, sur lequel j'avais une vision soit tout noir, soit tout blanc. A part ça, j'appartenais plutôt, disons, à la bonne vieille banlieue, un peu beauf, et j'agissais comme ça. Je veux dire, j'ai grandi dans les années 60...

Dans les années 90, j'ai évolué et c'est venu de plusieurs directions. L'une, très importante, étant le film Araratd'Atom Egoyan, et le fait de me trouver sur ce plateau où il avait reconstitué la ville de Van lors de son siège. Il avait des comédiens en costume, ça été un de ces moments bizarres, alors que je traversais le plateau un jour, d'ailleurs ça m'a frappé que ça se soit passé comme ça - ça m'a touché. En même temps, dans les années 90, le conflit et l'épuration ethnique qui se déroulaient en Serbie et en Bosnie passaient à la télé tous les soirs, et pour une raison que j'ignore, ça m'a frappé soudain que ce que je voyais était ce qui était arrivé à ma propre famille. Je lisais aussi Black Dog of Fate de Peter Balakian. Tout ça a commencé à me réveiller, j'étais comme ouvert à l'idée de faire quelque chose pouvant aborder mon vécu arménien.

Après avoir lu Passage to Ararat, après avoir lu Black Dog of Fate, je ne me voyais pas prendre la relève et raconter une histoire similaire, en parlant du contraste entre le fait de grandir aux Etats-Unis avec plein de trucs américains, la télé américaine et ainsi de suite, alors que j'avais autour de moi tous ces gens vieux jeu, du vieux pays, en train de confectionner leur chiche-kébab dans leur jardin. J'adorais ces souvenirs, mais je sentais que [ce terrain] avait été couvert par d'autres.

- Aram Kouyoumdjian : Comment est né ton intérêt pour le projet Némésis ?
- Eric Bogosian : Quand j'ai entendu parler de l'histoire de Soghomon Tehlirian, au début je n'arrivais même pas à croire que c'était vrai. L'idée qu'un jeune Arménien avait assassiné le dirigeant des Turcs après la Première Guerre mondiale était une révélation pour moi. Comme s'il s'agissait d'un mirage arménien. En l'explorant, j'ai découvert qu'il s'agit d'une histoire authentique. Il est sûr que l'assassinat, le procès et l'acquittement sont des histoires authentiques. J'ai senti qu'on pourrait en faire un film. En fait, un film a été réalisé à ce sujet; à l'époque je l'ignorais. Alors j'ai entrepris d'écrire [ce scénario] en trois actes.

Quand j'écris pour le cinéma ou le théâtre, je suis structuraliste, comme on dit; j'avais besoin de savoir en quoi consistaient les actes. Le premier serait d'être dans le désert durant la déportation, et Tehlirian qui voit toute sa famille massacrée, et [lui] qui survit et prend la fuite, à savoir l'histoire qu'il a raconté au tribunal. Le second acte serait sa rencontre avec Tala'at cinq ans plus tard à Berlin, et l'assassinat. Et le troisième serait le procès. Tout avait l'air cohérent. Je me suis assis pour le faire - c'était il y a sept ans.

Dès que j'ai commencé à approfondir mes recherches, j'ai immédiatement découvert l'opération Némésis. En fait, Tehlirian n'était pas un étudiant, mais appartenait à un commando secret d'assassins, opérant en dehors des Etats-Unis, et ce commando avait réussi à liquider six hauts responsables turcs après la guerre. Non seulement j'étais stupéfié par cette histoire, mais en travaillant dessus jusqu'à la fin, je n'ai cessé d'être ébahi par ce que ces hommes ont réalisé.

En considérant ma situation à cette époque, il y a sept ans, deux choses me sont venues à l'esprit. Premièrement, si j'écrivais ce livre, j'attirerais l'attention, du fait que j'avais déjà été publié et que les gens connaissaient mon nom, mais aussi j'ignorais quel danger il y avait à travailler sur ce genre de choses, danger pour moi-même, danger pour mes enfants, danger pour ma carrière, ou même mon travail. J'ai pensé que s'il y avait matière à des menaces personnelles, je pouvais gérer, du moment que je n'avais pas à m'inquiéter pour mes enfants. En fait, mes enfants ont dans les 20 ans maintenant, ils peuvent se prendre en charge, et ma carrière a pas mal caracolé toutes ces années du côté de Hollywood, donc je n'avais pas de soucis à me faire là non plus. Je me disais : tu vois, tu es dans une situation unique pour écrire ce livre et le sortir.

Je ne pensais pas vraiment au Centenaire à cette époque, c'était il y a des années, mais j'ai eu cette impression, tu vois, non seulement tu peux raconter cette histoire incroyable, que tout le monde devrait connaître, mais tu as aussi une opportunité de parler à nouveau du génocide arménien. J'ai continué, j'ai mené toutes ces recherches, et pour moi ça été autant de révélations. Je veux dire, tous ces aspects du génocide arménien, comme l'histoire de l'opération Némésis, étaient des choses que j'ignorais. J'ignorais tout de l'histoire de l'Arménie, j'ignorais tout de l'histoire de la Turquie, je ne savais pas grand chose de la géopolitique de cette région, et j'ignorais tout de l'histoire de la Première Guerre mondiale. J'ai donc appris tout ça, et j'ai beaucoup appris, naturellement, sur la scène politique arménienne dans l'empire ottoman, conduisant au génocide et ensuite, en particulier, sur le parti dachnak ou la Fédération Révolutionnaire Arménienne, qui ont été, au fond, les parrains de l'opération Némésis.

- Aram Kouyoumdjian : Tu as dû plus t'atteler à ce projet en tant qu'écrivain et scénographe que comme historien. En termes de perspective et de préparation, était-ce plus un atout pour toi ou un handicap ?
- Eric Bogosian : A mon avis, chaque domaine fait que les gens qui y travaillent ont intérieurement tendance à devenir accros. Tu sais, quand tu as fréquenté un tas de plateaux de cinéma ou de télévision, l'enthousiasme n'est plus vraiment là, c'est un boulot, c'est ce que tu fais pour gagner ta vie. Comme je n'avais encore jamais fait ça, c'était tout le temps stimulant pour moi.

Je me suis retrouvé à l'Université du Michigan avec son programme d'études arméniennes, j'ai travaillé avec ces chercheurs... [Et puis,] heureusement pour moi, je m'étais lié d'amitié avec Aram Arkun depuis pas mal d'années, quand il était à l'UCLA; Aram est l'un des historiens les plus en pointe dans ce domaine, il m'a beaucoup aidé à apprendre, car il me fallait apprendre à un rythme très accéléré... Et puis il s'est avéré que je connaissais d'autres gens, avec qui j'avais fait mes études, qui sont des traducteurs chevronnés dans leur domaine. J'ai pris contact avec un cinéaste franco-arménien, Eddy Vicken, qui vit à Paris et qui m'a présenté à [l'historien] Raymond Kévorkian, si bien que, peu à peu, tous les éléments se sont retrouvés en place. J'ai appris tout seul à accéder aux archives, ce qui est beaucoup plus facile maintenant. J'ai des amis dans plusieurs pays, alors si j'ai besoin de contacter quelqu'un, mettons à Londres, je demande : "Tu peux me trouver un étudiant qui peut se rendre aux Archives Nationales et chercher telle ou telle chose à ces dates-là ?" Ou quelqu'un à Rome, et ainsi de suite. D'une certaine manière, je ne sais pas, difficile, maladroite, je rassemble tout ça. Ce qui jouait en ma faveur c'était que j'avais le temps pour le faire, et j'ai continué jusqu'à ce que soit achevé.                                   

Je parlais justement, la veille, avec une historienne de l'Université du Michigan; elle m'a dit qu'en lisant ce livre, l'aspect réconfortant pour elle c'était le fait que je ne me contentais pas d'avancer un argument, puis de le prouver, comme le font [la plupart] des historiens. C'est plus une représentation de mon esprit curieux, si je dis qu'en fait je vais trouver dans le livre tout ce que je pense que tu voudras savoir sur le sujet.   

- Aram Kouyoumdjian : Quand tu te décides pour un genre et que tu optes pour un documentaire basé sur des recherches, prends-tu en compte sa portée possible - contrairement à celle d'un scénario ?
- Eric Bogosian : [...] La raison pour laquelle je me suis senti obligé de faire comme ça, c'est que le sujet était simplement trop complexe, et je sais que les films simplifient et déforment l'histoire, donc je me suis dit simplement que c'était trop important de prendre la bonne décision, au moins une fois. [...] En fait, j'espère que ce livre incitera peut-être un chercheur vraiment sérieux - quelqu'un capable d'y consacrer 20 ou 30 ans - à étudier vraiment ce qui s'est passé avec l'opération Némésis, car il reste d'autres archives à explorer; les liens avec les services secrets anglais, que je n'ai pu qu'effleurer dans ma recherche, sont complètement fascinants, et j'explique pourquoi dans le livre.

Je veux dire, on trouve des personnages en arrière-plan qui ont vraiment besoin d'être approchés de plus près, car ils ont joué évidemment des rôles très complexes. Souvent, dans l'histoire, les Arméniens se retrouvent coincés entre des acteurs qui ont d'autres projets, pas nécessairement ceux que visent les Arméniens; par exemple, dans le cas de l'assassinat de ces dirigeants turcs, les Arméniens vengent le génocide, mais on trouve d'autres gens autour, à la même époque, qui ont d'autres projets susceptibles d'être favorisés en liquidant ces dirigeants et en les remplaçant par d'autres dirigeants, ce qu'en réalité, ont fait, par inadvertance, les Arméniens en éliminant Talaat Pacha et Djemal Pacha (et aussi Enver Pacha tué [par les forces russes] à peu près à la même époque). Voilà comment Kemal Atatürk a pu s'emparer du pays sans que rien ne l'arrête - je veux dire, il y avait tous ces types qui auraient lutté avec lui pour le pouvoir en Turquie. Et la façon avec laquelle Atatürk a géré les choses - j'ignore si les gens savaient que ce serait le cas alors -, mais c'est un vrai pragmatique. L'histoire avec laquelle nous vivons aujourd'hui est que la Turquie est devenue un allié solide de l'Occident, ce qui fut réalisé très tôt. [...]

- Aram Kouyoumdjian : Y a-t-il des questions en suspens que tu n'as pas eu l'occasion d'étudier, ou des domaines d'enquête encore inexplorés par la recherche ?
- Eric Bogosian : Nous avons beaucoup avancé du côté anglais, mais le système moderne des services secrets anglais reste nimbé de mystère. Il est très difficile de savoir ce qui se passe vraiment dans certaines circonstances. J'explique cela très clairement dans le livre - la dynamique d'Aubrey Herbert et d'autres qui furent impliqués dans cet assassinat, avec lequel ils ont quelque chose à voir, j'en suis persuadé. Les archives que je n'ai pas consultées sont les archives russes. Je pense qu'il y a beaucoup de choses en Russie. Dernièrement, on a beaucoup parlé des archives du Vatican dans le contexte du génocide arménien, mais les archives russes ont sûrement des choses étonnantes à révéler, et puis il y a des archives aux Etats-Unis qui doivent être ouvertes, en particulier les archives du parti dachnak au Massachusetts. [...]

- Aram Kouyoumdjian : Quand j'ai lu ton livre, ta structure en trois actes était facilement repérable, mais j'ai commencé à me demandé si le livre comptait un personnage central - et si c'était Tehlirian, le projet Némésis ou le génocide en tant que tel, auquel tu te réfères à un moment donné comme étant le "sujet central du livre." Y a-t-il un personnage central dans ce livre ?
- Eric Bogosian : La structure de ce livre a connu plusieurs fois des va-et-vient, lorsque je l'écrivais. Je possédais beaucoup d'informations que je voulais reprendre, je me demandais comment faire. Je veux dire, tu peux imaginer pour le livre plusieurs façons de fonctionner. Ça s'est produit une fois quand j'ai entamé le procès. Et puis d'autres fois, quand j'ai abordé l'assassinat de Talaat.

L'idée que j'avais toujours en tête était qu'il y ait cette colonne vertébrale qui soit l'histoire de Némésis, comment ils se sont retrouvés ensemble, comment ils ont fait ce qu'ils ont fait, et puis à chaque fois que j'arrive à un certain point, disons, que je mentionne le christianisme arménien, j'opère un petit détour, j'explique pourquoi les Arméniens sont chrétiens et comment tout ça a commencé, pour que le lecteur continue d'être informé. Quand je suis enfin arrivé à la version finale avec mon éditeur David Sobel, nous nous sommes rendus compte que cette structure était trop déroutante pour le lecteur, parce que j'avançais et je reculais dans le temps, et que le lecteur ne pouvait pas comprendre où on en était. Sommes-nous en 401 après J.-C., ou sommes-nous en 1921, ou bien où sommes-nous ? David a donc insisté : renforçons ce fil très spécial et faisons en sorte que tout se passe en règle au plan chronologique. Ce qui a permis de débrouiller le livre.                     

En fin de compte, ce livre, en tant que production écrite, est un peu byzantin. C'est comme ça que j'écris, que je pense, et toute l'astuce était de tenter de maintenir l'intérêt du lecteur, ce à quoi je pense être parvenu, tout en passant par tous ces recoins et fissures qui me paraissaient trop importantes pour ne pas en parler. Je veux dire, toute la partie sur le pétrole et Calouste Gulbenkian - je trouvais ça vraiment important, je devais raconter cette histoire. Raconter ce qu'est un sultan, ce que sont les harems, je me disais simplement : comment peut-on parler des Turcs et ne pas vraiment savoir ce qu'est un Turc, il fallait que ça figure là. [...]

Pour revenir à ta question sur l'existence d'un personnage, je ne pense pas qu'il y en ait un. Je suis Tehlirian pendant une grande partie du livre, parce qu'on en sait plus sur lui que sur tous les autres, on a plus d'informations, et l'histoire du procès, racontée ici d'une manière différente, est fascinante en soi. Donc non, il n'y a pas vraiment de personnage.

- Aram Kouyoumdjian : En tant qu'Arméno-américain écrivant ce livre, tu critiques les atrocités occidentales à travers l'histoire, que ce soit sous la forme du colonialisme en Afrique ou l'éradication des populations autochtones dans les Amériques. Comment caractérises-tu le refus de l'administration américaine d'utiliser le mot "génocide" ? Quand le silence devient-il du déni - ou se transforme-t-il en soutien et en complicité ?
- Eric Bogosian : [...] Je me suis radicalisé, à mesure que je travaillais sur ce projet. Je n'ai évolué que tout récemment en observant la position du gouvernement américain, que j'aurais définie, l'an dernier, comme pragmatique, compréhensible, puisque la Turquie est si stratégique et que les gens qui sont au gouvernement sont des politiciens, je me disais qu'ils n'ont pas le choix, que c'est ce qu'ils doivent faire. Mais je ne pense plus comme ça aujourd'hui. Je pense que c'est de la lâcheté, que c'est absurde, parce que les Etats-Unis sont simplement trop puissants pour agir comme ça. C'est comme ça que les bureaucraties agissent, elles agissent par faiblesse car elles sont dirigées par des lâches, elles ne réalisent pas que la meilleure façon d'agir avec une brute est de le frapper au visage. C'est absurde car la Turquie ne peut pas exister sans nous. La Turquie a besoin de l'aide faramineuse que nous lui accordons et du soutien que nous lui apportons. Cette nation n'est pas viable sans le soutien de l'Occident. [...]

Comme me disait Robert Fisk hier, quand on en parlait, c'est ridicule, c'est tout simplement ridicule. Ils ont juste à dire ce qu'il faut dire : c'est un génocide. Et en ne le disant pas, en perpétuant le déni, il s'agit de la phase ultime du génocide... Sinon, nous devenons complices, nous devenons vraiment complices, je suis d'accord avec ça.

- Aram Kouyoumdjian : Tu disais que tu t'es radicalisé, donc mis à part le fait évident qu'écrire ce livre t'a apporté une masse incroyable de connaissances historiques et géopolitiques, en quoi t-a-t-il changé ?       
- Eric Bogosian : En fait, quiconque mène le genre de recherche que j'ai effectuée réalise rapidement à quel point l'histoire est malléable, et une fois que tu réalises à quel point l'histoire est plastique, alors toute la réalité commence à devenir suspecte. [...] A mon avis, ce qui a changé en moi c'est que j'étais toujours convaincu de savoir des choses parce que j'avais beaucoup lu, je croyais avoir compris l'histoire ou les situations politiques. Aujourd'hui, je n'en suis plus sûr, et c'est en ce sens que j'ai changé.

Par exemple, quand le Pape a fait une déclaration le week-end dernier, à première vue il semble que le Pape soit un homme empreint de responsabilité et de moralité, il a simplement eu l'impression de devoir dire ce qu'il a dit. D'accord, mais il y a aussi un contexte politique qui explique pourquoi il a dit ce qu'il a dit, et ça a voir avec ce qui se passe au Moyen-Orient aujourd'hui avec l'Etat Islamique et tout le reste. Si bien qu'aujourd'hui je ne me contente pas d'observer une chose telle qu'elle se présente à moi, mais je regarde le contexte, pourquoi il dit cela, pourquoi il choisit ce moment pour dire ces choses.

De même, hier, le New York Times a décidé soudain, de but en blanc, de publier un édito en une sur la Turquie et le déni. Et, tu sais, pour nous tous qui observons le New York Times avec beaucoup d'attention, c'était surprenant car, quelques jours auparavant, ils avaient presque enterré la déclaration du Pape en page 7. Ça n'avait pas fait la une. Pourquoi ce changement ? En fait, je pense qu'ils ont changé, parce qu'un jeu de pressions en chaîne se joue en coulisses. Le Pape dit ce qu'il dit, puis la Turquie revient et en allonge une au moyen de quelques déclarations très vives confinant aux insultes vis-à-vis de l'Argentine, de l'Occident, puis des gens sont limogés et largués [Etyen Mahçupyan, principal conseiller du Premier ministre turc, Ahmet Davutoğlu, a été "remercié" après avoir évoqué le génocide], et je pense que le courage moral du Pape a poussé le New York Timesà avoir du courage et à dire : Si nous continuons simplement à leur donner tout le temps, si les Turcs se mettent en colère si nous publions cet article, où tout cela va-t-il mener ? Quel intérêt y a-t-il à parler de génocide, si tu te contentes de courber l'échine, chaque fois que ce genre de position est pris ? Je pense donc qu'il y avait plus qu'un simple article sur la Turquie en une hier.

Voilà en quoi j'ai changé.        

[Aram Kouyoumdjian est lauréat des Elly Awards, section scénario (The Farewells) et mise en scène (Three Hotels). Sa pièce Happy Armenians a été sélectionnée pour être produite à l'automne prochain.]

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Traduction : © Georges Festa - 04.2015



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