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Channel: Armenian Trends - Mes Arménies

Présences de Max Marchand (1911-1962)

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© Oran : L. Fouque, 1956




Présences de Max Marchand

Oran, 1956. Six ans avant le massacre. Comme on danse sur le volcan. Entourés de barbelés, ivres de vestiges et d'écume. Etourdis par la dernière guerre. Assommés par l'urgence qui se tapit. Alors les fuites, les escapades, les ruses. Pour oublier, s'épuiser. S'anéantir dans la jouissance. Chaque instant, chaque rue. Les passants, les oubliés. Les morts au loin. Aurès, oueds, cellules, napalm. Dans ce concentré de l'Histoire. Les interstices familiaux. Qui se lèvent. Car il est des séismes invisibles. Réel qui se craquèle. Bouillonnements irrépressibles. Deviner la source. Qui te conduit à l'évidence. Comme on flaire les hasards sûrs. Mon père secrétaire de M. Les lignes, les vertiges. Gide et ses déserts. Autant de désirs. Ce fil d'Ariane. Qui conduira aux fusillades. Aux camions. Aux revolvers. Psychopathologie d'un territoire. Imaginaire psychosexuel. Les fils s'entrelacent, se dénouent. Tapisserie familiale qui ressurgit. D'André à Donatien. De l'Algérie à l'Italie. Navigation aveugle, nourricière. Les sirènes invisibles. Quelle Circé nous accompagne ? L'analyse et ses rites. De la rue Colombani à El Biar. Dans ce dédale des villes. Où l'espoir irrigue les corps. Où la mort imposera ses lois. Au fil des pages. Décrypter les ruptures. Décliner les asservissements. Mettre à nu. Archéologies intérieures. Saharas de tous les égarements. Italies de tous les abîmes. Ce fil rouge. Le film qui se déroule. Car il est des puzzles noirs. Chants de libération. Où le passant s'égare, s'oublie. Oran, 2019. Les décennies écrasantes. Légères. Dans ce désordre des vies. Savoir que des ombres veillent. Les objets tiers. Traverser le miroir. Abattre le mur. Soleils prophétiques. Naissance.  

à mon père, Ange Maximilien Vital F.
secrétaire de Max Marchand (1911-1962), assassiné par l'OAS

© Georges Festa - 11.2019
musique : Oxia, Domino, 2017
  

Vercihan Ziflioğlu : Beni Unutma Rusyam, Asırlık Sürgün [Ne m'oublie pas, Russie : un siècle d'exil]

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© Ankara : Kuzey Işığı Yayınları, 2019

Ne m'oublie pas, Russie :
le nouveau livre de Vercihan Ziflioğlu sur les émigrés russes brise un siècle de silence

par Marine Martirossian
Hetq (Erevan, Arménie), 30.01.2019


Beni Unutma Rusyam, Asırlık Sürgün [Ne m'oublie pas, Russie : un siècle d'exil], de la journaliste arméno-stambouliote Vercihan Ziflioğlu, vient de paraître.

C'est l'histoire de ceux qui fuirent la Révolution d'octobre 1917 en Russie pour la Turquie, relatant au quotidien leur calvaire sur la route de l'exil. Parmi ceux qui s'établirent en Turquie, certains eurent si peur des répercussions politiques et sociales possibles qu'ils finirent par changer leurs noms afin de dissimuler leur statut d'"émigré blanc."

Quelque 200 000 personnes, précise Ziflian, ont quitté la Russie pour la Turquie dans le sillage de la révolution russe et de la guerre civile qui s'ensuivit. Beaucoup étaient liées au gouvernement tsariste, à l'aristocratie et aux classes privilégiées, et s'opposaient aux bolchéviks. La Turquie fit office de zone de transit pour les émigrés. Les plus riches gagnèrent l'Europe et au-delà. Les plus démunis restèrent en Turquie, gardant toujours espoir que la situation change en Russie et qu'ils puissent rentrer chez eux.

De nombreuses personnalités, note-t-elle, quittèrent la Russie à cette époque. Dont Tatiana Soukhotina-Tolstaïa, la fille aînée de l'écrivain russe Léon Tolstoï, qui aida certains aristocrates émigrés à obtenir des passeports Nansen.

Alors qu'elle travaillait au quotidien turc Hürriyet, Ziflian rencontra certains de ces émigrés devenus âgés, tout à fait par hasard, passés inaperçus, leurs véritables identités ignorées du grand public.

"Une dizaine. Ils ne voulaient pas parler d'eux. Ils avaient des difficultés financières et vivaient pauvrement. Peu à peu, au fil des ans, j'ai gagné leur confiance et j'ai commencé à recueillir leurs histoires," confie Ziflian, ajoutant que, selon elle, certains avaient des racines arméniennes.

Elle cite par exemple Kazimir Pamir, dont la mère possédait des mines à Erevan et à Kars en Russie tsariste. Lequel Pamir, ajoute-t-elle, avait appris l'arménien de sa mère.

"Ce qui compte, pour moi, c'est l'histoire humaine, pas celles des nantis, mais montrer que des gens ont vécu ce genre d'existences dans l'histoire. Autrement dit, posséder un tas d'argent ou vivre dans des palais n'avait aucune importance. C'est l'histoire des gens qui m'intéresse."

Les cinq émigrés avec qui elle s'est entretenue en Turquie lui ont raconté qu'ils n'auraient jamais survécu s'ils étaient restés en Russie. Les proches de la plupart de ceux qui ont fui la Russie n'ont eux aussi pas survécu.

Elle me parle de Roxana Omarova, une Tatare russe, qui fuit la Russie, enfant, à l'âge de sept ans. Les bolchéviks ont assassiné son grand-père. La jeune fille s'établit tout d'abord en Chine, puis partit au Japon avant de revenir en Chine. Elle finit par s'installer en Turquie, changeant son nom et obtenant la citoyenneté turque. Des années plus tard, elle voyagea avec son fils en Russie. Un pays qu'elle ne reconnut pas, confia-t-elle à Ziflian.

Un passage intéressant du livre a trait aux soldats russes qui avaient été affectés à Kars par le tsar Nicolas II. Un grand nombre n'en partirent pas après le retrait de la Russie de la Première Guerre mondiale, et restèrent là à l'époque de la création de la république de Turquie, puis des décennies durant. La dernière famille dont les origines remontaient à ces soldats du tsar a quitté Kars en 1997.

Cet ouvrage a demandé sept ans de travail à Ziflian. Ses recherches l'ont amenée en Russie et aux archives du musée de l'Ermitage.

Le titre du livre, précise-t-elle, ne doit rien au hasard. Un des émigrés, lors d'un entretien, ne put retenir son émotion et laissa échapper ces mots : "Ne m'oublie pas, ma Russie !"

[Vercihan Ziflian est née à Istanbul où elle vit actuellement. Journaliste de profession depuis vingt ans, elle est l'auteure de quatre livres : Ananun Yeraz  (Aras, 2000), Hanelug [L'Enigme] (Aras, 2007), Araftaki Ermenilerin Hikâyesi [Histoire des Arméniens au Purgatoire](İletişim Yayıncılık, 2015) (qui, selon elle, a suscité un vif intérêt en Turquie car il abordait, pour la première fois, la question des Arméniens islamisés, membres du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) et ignorant tout de leurs origines) et Göz [L'Œil] (Belge Yayınları, 2016).]           

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Traduction : © Georges Festa - 11.2019



Anahid Abad - Yeva

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© Venera Films, 2019

Yéva : en quête du paradis
par Zareh Arevshatian
Asbarez, 16.09.2019


Yéva, film d'Anahid Abad, débute dans l'obscurité. Il pleut. Une femme, portant un parapluie, se hâte vers un immeuble, la nuit. Elle découvre alors sa jeune fille qui l'attend. On ne comprend vraiment leur situation que quelques scènes plus tard. Elle est en fuite, mais malgré l'absence des poursuivants, le film se fait progressivement le récit de la tentative d'une femme pour échapper à la violence familiale; un récit inspiré d'histoires vraies trop nombreuses.

Nariné Grigorian interprète le rôle principal, une femme prise au piège par les circonstances et des choix personnels. Accusée par sa belle-famille d'avoir tué son mari, Yéva est contrainte de fuit Erevan avec sa fille Nareh et de se réfugier dans un petit village reculé, Dadivank, en Artsakh (Nagorno-Karabagh) où Rouben, un ami et ancien combattant, avec sa femme Sona, l'accueille à bras ouverts chez lui. La vie intime de Yéva reste cachée. On n'a qu'un aperçu de ce qui lui est arrivé et, à mesure que le récit dévoile ses secrets, le film nous met dans un état contradictoire entre optimisme et fatalisme, nous laissant dramatiquement seuls avec sa fille.

Le film peut donner l'impression de recourir aux ingrédients d'un mélodrame familial moderne, saturé de discours larmoyants et d'actes dangereux propres à l'égoïsme parental, mais les spectateurs doivent s'attendre à une affaire plus contemplative. Si le film ressemble et résonne à la manière d'une production télévisée conventionnelle, il traduit toutefois une expérience féminine très singulière. Il ne s'agit pas d'un film sur une Arménienne en cavale. Il est question de tensions familiales, l'histoire des femmes en Arménie.

Yéva est l'équivalent arménien d'Eve, personnage biblique, mais comme nous l'avons vu plus haut, le film ne la concerne pas seulement. Il s'agit des générations de femmes vivant dans une société arménienne patriarcale. Alors qu'une famille arménienne traditionnelle se contente de réagir à la volonté du destin, ici nous sommes en présence de femmes qui tentent de changer le leur. Dans ce film les femmes sont objets de réflexion et vecteurs de changement culturel et social. Les femmes de Yéva sont des survivantes.

En Arménie, la violence familiale est souvent sous-estimée, assimilée à une "affaire de famille." Ces "affaires" ne franchissent pas les limites du foyer et sont rarement signalées à la police. Par ailleurs, les hommes ont des droits de propriété et sont habituellement propriétaires du domicile familial. Se pose en outre la question de la protection et/ou de la privation des droits parentaux en Arménie et de leur traitement juridique. Même si aucune de ces questions n'est citée explicitement dans le film, elles constituent en fait l'ossature de ce drame et, c'est tout le mérite d'Anahit Abad, son film se charge de lancer, espérons-le, un courant dans le cinéma arménien, dans lequel des problèmes sociaux urgents et importants sont traités sans condescendance ni vulgarité, comme elles le sont dans les séries violentes qui inondent les chaînes de télévision.

En se focalisant sur les femmes, Abad crée un film contradictoire : un signe de bienveillance empreint de culpabilité et de célébration de la force féminine. Excepté l'officier de police chargé d'appliquer la loi, les hommes ne sont pas au centre de ce film. Ils sont présents, mais le film ne tourne pas autour d'eux. Sensibles à la cause de Yéva, ils essaient tous de lui donner un coup de main, mais finissent par échouer.

Coproduit entre la Fondation iranienne Farabi du Cinéma et le Centre National du Film d'Arménie, Yéva est la première coproduction arméno-iranienne, le premier film arménien avec une équipe de production iranienne, et le premier long métrage dirigé par une Arméno-iranienne. Issue d'une famille arménienne de Téhéran, en Iran, Anahid Abad est titulaire d'une licence d'études cinématographiques. Dans sa carrière, elle a travaillé comme première assistante réalisatrice et directrice de production dans plusieurs films iraniens. Rien d'étonnant à ce que le premier long métrage d'Abad se déroule en Artsakh, une région dont est issue sa famille paternelle.

Dans sa collaboration avec le cinéaste Hassan Karimi, Abad élabore un univers aux couleurs impressionnantes, composé presque entièrement de plans moyens, lequel saisit la convivialité des villageois et de leur quotidien sans paraître s'immiscer dans leur espace. Une tension visuelle se produit entre les plans spectaculaires des paysages entourant le village et les couleurs assourdies des intérieurs comme pour indiquer une sensation d'emprisonnement au sein d'un espace historique et ancestral. Et même si la "Guerre" est sans cesse rappelée, ressentie nettement en arrière-plan, la "famille" constitue le thème central d'Yeva.                              

Le charme du film réside en partie dans les scènes montrant la dimension communautaire du dîner, que ce soit un dîner de bienvenue ou un mariage local. Chacun sait qu'un dîner arménien est un témoignage de générosité. Nulle discrimination entre famille, amis et même les étrangers lors de ces réunions, autant de moments que saisit admirablement Anahid Abad. Néanmoins, la façon avec laquelle ces scènes agissent comme des ponts entre les moments intimes de la famille et les chocs qui s'ensuivent témoigne du talent d'Abad pour susciter un climat émotionnel bigarré, à la fois tendre et poignant. Le film ne dure que 94 minutes, mais capte avec brio les forces culturelles et sociales en jeu, faisant du village le microcosme de tout un peuple.

Yévamet en scène toute une distribution d'acteurs issus du théâtre et du cinéma arménien, livrant une galerie de portraits étonnamment neufs. Chant Hovhannissian, popularisé dans la série policière New York, unité spéciale, interprète Rouben, affable et sympathique. Les amateurs de la série Full House [La Fête à la Maison] ne reconnaîtront peut-être pas Marjan Avetissian, la propriétaire, Madame Tamara dans l'émission, en Hasmik dans le film, tandis que Rosie Avetisova, qui se produit principalement dans des feuilletons et des séries épisodiques, apparaît dans un rôle modeste, mais central dans le film. Le film compte aussi des villageois non professionnels jouant simplement leur propre rôle. Notons que l'héroïne, Narineh Grigorian, native de l'Artsakh, est la seule actrice autochtone ne parlant pas avec l'accent local. Tous les autres acteurs du film sont originaires d'Erevan, mais s'expriment dans un dialecte local.

En 2018, Yéva a vu sa participation interdite lors du Festival international du Film de Femmes - Filmmor en Turquie, à la demande du gouvernement azerbaïdjanais, sous prétexte que le film "donne l'impression que l'Artsakh est un territoire arménien." Quoi qu'il en soit, le film a remporté plusieurs prix et récompenses à travers le monde.

Représentant l'Arménie dans la catégorie du Meilleur Film Etranger aux Oscars du Cinéma 2018, Yéva est actuellement distribué par la société Venera Films, basée à New York. Une adaptation au théâtre est prévue en Amérique du Nord fin octobre 2019.

Yévasera présenté à New York le 25 octobre et à Los Angeles le 1er novembre au cinéma Laemmle Glendale, 207 North Maryland Avenue, Glendale, CA 91206. Pour plus d'informations consulter la page Facebook.1                

Note


[Zareh Arevshatian suit des études cinématographiques à Los Angeles.]
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Traduction : © Georges Festa - 11.2019



Thomas Aagaard : A la rencontre des "intrépides" drag queens de Beyrouth / Meet the 'fearless' drag queens of Beirut

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Melanie Coxxx (@melanie.cox.x.x.), Instagram, 25.12.2017


A la rencontre des "intrépides" drag queens de Beyrouth
par Thomas Aagaard
 BBC, 09.04.2018


Les mains d'Elias tremble tandis qu'il allume une autre cigarette. Il n'a jamais fait ça auparavant. Il porte une robe, des talons. Il a répété son playback. Ce soir c'est sa première sortie dans la peau de Mélanie Coxxx - son alter ego drag qu'il aime décrire comme une queen "féroce, courageuse, drôle et sexy."

Autant d'atouts dont il aura besoin ce soir - en particulier le côté courageux. Tandis qu'il fait son numéro à l'entrée, aux allures de piste, d'un de ces bars gay, à la fois rares et isolés, de Beyrouth, une foule de gens maquillés ou pas l'attend à l'intérieur. Leurs regards se posent sur Elias lorsqu'il entre.

Il est là pour se présenter au tout premier "mini-ball" du Liban, une sorte de compétition où les concurrents - des drag queens, des femmes et, plus généralement, des hommes gay - arrivent avec des perruques, des robes, de hauts talons et cintrés à la taille pour concourir dans des costumes de scène extravagants, tout en affichant leur maîtrise du playback et les tendances en vogue.

"J'ai envie de faire connaître Mélanie. J'ai envie que tout le monde parle d'elle," confie Elias.

La scène drag est en effervescence à Beyrouth, la capitale du Liban, où l'homosexualité reste en théorie illégale.

Mélanie Coxxx n'est pas la seule nouvelle drag queen ce soir. Il y a trois ans, la scène existait à peine, précise Evita Kedavra, drag queen arméno-palestinienne et membre du jury présent.

Evita, qui ne veut être citée que sous son nom de drag pour dissimuler son identité, est l'une des premières drag queens à s'être lancée dans des spectacles dans les boites de nuit de Beyrouth, il y a trois ans.

"A l'époque, personne n'avait les couilles de se produire en drag." Il se souvient de son premier spectacle, qui a rapidement circulé dans les bars gay de Beyrouth.

Depuis, le drag est passé au premier plan de la communauté gay de Beyrouth.

Il y a deux raisons à ça, nous explique Evita.

La première est qu'il est devenu plus facile d'être gay au Liban ces deux dernières années. D'après l'article 534 du code pénal libanais, toutes les relations sexuelles qui "contreviennent aux lois de la nature" sont passibles d'un an d'emprisonnement.  

Mais, contrairement aux autres pays arabes du Moyen-Orient, le Liban s'apprête à décriminaliser totalement les relations homosexuelles, grâce essentiellement à la pression grandissante des militants libanais pour les droits des LGBTQ+.

Ces dernières années, plusieurs juges ont déclaré qu'être gay ne constitue pas une violation de l'article 534.

Deuxièmement, la culture pop occidentale et son influence sur les jeunes générations qui ont grandi dans le Beyrouth d'après-guerre, note Evita.

"Quand on était gamins, on était nombreux à regarder la télévision américaine. Et quand on voit la culture occidentale accueillir des personnages drags et gays à la télévision, on s'est mis à le faire, nous aussi. Pas besoin qu'il y ait une plus grande acceptation ici - elle est là," poursuit-il.   

Il me parle en particulier de RuPaul's Drag Race, une émission très populaire de téléréalité en Amérique qui, en neuf saisons, a vu s'affronter des drag queens douées dans les domaines de la mode, du jeu d'acteur, de la chanson et du playback. En 2017, l'émission a quitté la chaîne Logo pour VH1, à l'audience bien plus large, faisant exploser sa popularité. A Beyrouth aussi.           
  
Le genre de destin dont rêve Elias quand à 23 ans il a envie de faire "connaître" Mélanie.

Elias porte une robe en tulle, d'un noir voluptueux, qui traîne dernière lui, tandis qu'il s'avance. Son petit ami, Marwan, reste deux pas en arrière pour s'assurer que personne ne marche sur la robe. Derrière lui, la mère d'Elias, Valérie, s'assied pour fumer une cigarette.

"J'ai assisté à son premier spectacle de drag à ses 14 ans. Pas ici, bien sûr, mais en Turquie," précise-t-elle, saluant d'un signe de tête l'ami de son fils à ses côtés. "Parce que je savais. Tout simplement."

Mais Valérie n'a pas toujours été aussi compréhensive comme elle semble l'être aujourd'hui. Quand Elias a fait son coming out à 19 ans, elle l'a dans un premier temps chassé de la maison familiale.  

Quand il me l'a dit ce soir-là, je n'ai pas fermé l'œil de la nuit. Je me suis dit : "Que vont penser nos voisins ? Que vont dire les gens ?" A 6 heures du matin, j'ai hurlé à mon mari : "Quelque chose de terrible vient de nous arriver ! Notre fils est mort ! Il est mort !"

Elias fut envoyé chez ses grands-parents pour y vivre quelque temps avant d'être autorisé à rentrer. Plusieurs membres de la famille de Valérie alternaient entre lui conseiller de faire soigner son fils et lui reprocher de l'avoir influencé en tant que mère.

Finalement, Valérie a coupé les ponts avec plusieurs membres de la famille, me confie-t-elle. Elle a choisi Elias.

Maintenant Valérie s'assied au premier rang de la scène qui se déroule sur un podium improvisé au milieu de ce qui constitue habituellement la piste de danse du bar. Un groupe de trois juges ont installé une table face à elle, prêts à départager les concurrents.

Tandis que Mélanie se promène sur la piste, il déchire son vêtement, morceau par morceau. Tout d'abord, le blouson noir moulant, paré de pétales dorés en forme de grand crucifix. Ensuite, la robe en tulle noir est déchirée à la taille et jetée face au public extasié.

Puis, ne portant alors qu'un corset en cuir moulant, un masque en dentelle noire couvrant tout son visage, Mélanie tourne la tête en arrière sur la piste, ouvre la bouche et laisse échapper un épais liquide rouge sang de sa bouche sur sa poitrine.

Le public est déchaîné. Mélanie est déclarée vainqueur.

Quand Elias sort pour fumer une cigarette tout de suite après, il n'arrive pas à se rappeler de sa prestation. Il est très ému.

"Je me disais que ce serait juste un spectacle, et puis que je rentrerais à la maison. Mais ça été énorme !", confie-t-il.

Le lendemain, il est retenu pour un spectacle dans un autre club et son compte Instagram enregistre plusieurs nouveaux abonnés. Finalement il doit créer un nouveau compte dédié à Mélanie Coxxx.

Quatre célèbres participants au RuPaul's Drag Race se sont rendus dans la capitale libanaise l'an dernier. L'un d'eux, Pearl, a l'impression, dit-il, de "contribuer à une révolution."

Evita Kedavra pense que les choses "vont se faire."

"Beyrouth est une toute petite ville dans un pays tout petit, et nous sommes une communauté très, très réduite. Si bien que je connaissais pratiquement tous ceux qui fréquentent les bars. Mais maintenant toutes ces queens arrivent d'un coup et je ne les connais pas ! Plus on s'affichera, plus la scène grandira !" 

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Traduction : © Georges Festa - 11.2019


Océaniques

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© georges.festa - 11.2019


Océaniques

Pris au piège. Le dallage familier. Comme autant de monts, d'aspérités. Qui t'invite à la danse. A l'oubli. Le regard serpente. Toucher du doigt. L'humide, le visqueux. Tout ce puzzle. Fait de poids secrets, d'ancrages mobiles. Secondes et millénaires. En flottaison. Les traces. De tous ceux qui t'ont précédé. Ici et là. Géographies minuscules. Grossissement de lacs, de fleuves. Pierres corps. Déposés au hasard. Charriés. Ce qui reste. Du limon. Après l'éruption. Les floraisons. Peuple d'atomes. Tapis. En immersion. Les mosaïques nébuleuses. Quand les surfaces se perdent. Chevauchements, copulations. Cortèges, fosses. Tout autour. Les trois masques. Et si les surfaces. Grilles plaquées sur le désordre. Comme pour conjurer. Le prochain soulèvement. Les vestiges urbains. Quand la mémoire fouille, reconstitue. Ce que la marée délaisse. Refuse. Au bout de la route. Reflux. Changement de formes. A l'échelle du millionnième. Camps en réduction. Lorsque la raison s'affole, domine. Les agrégats ordinaires. Mers invisibles. Tenir dans sa main. Pluies vengeresses. Nourricières. Regards du chaman. Qui devine. Epouse. Vitrail rose, gris. Terre achéropite. Qui déroule ses méandres. T'invite. Trinité noire. Dévorant le cadre. Ce déferlement. Combien d'ors. De rires. Irradié de musique. Danse avec les vivants. Sur la ligne rouge. Iconique. Car il n'est pas de sens. Quand la logique échappe. Cène paradoxale. Faite d'unions dissemblables. Stèles aux anonymes. Royaumes d'ici bas. Les résurrections. Aubes, envols. Qui ont vu. Attendu. Rassemblés. Une dernière fois. A jamais. Quand le fleuve reprendra sa course. Quand les haines et les pardons. Envers du décor. Coquilles, pieds. Ecailles, mâchoires. L'alphabet énigmatique. Notes, phrases. Mise en pièces. Comme on conjure la disparition. Nos cortèges.

© georges festa - 11.2019
musique : Gesaffelstein, Aleph, 2013 
à D.L. 

    

Memnon I

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© georges festa - 11.2019


Memnon I

Quand ils s'avancent. Ici nulle humanité. Les assemblages de fer et d'ombres. Guettant leur proie. Au bord de la rive. Les trois automates. Juchés sur leurs certitudes. Nourris de terre, de feu. Surgis des profondeurs. Ce que l'homme engendre. Nuit aveuglante. Ici nulle mesure. Ecrasements lents. Quand les juges des enfers. Pietà métallique. Bourreau insecte. Sur la proue du navire. Fendant la nuit. Plus d'amarres. Temps à venir. Où il sera question de comptes. Ce que tu as permis. Entrailles de la terre. Perfusion industrielle. Pendant que les vivants. Forages, cisaillements. La leçon d'anatomie. Quand il s'agit d'arracher. Muraille verte. Aux limites. Silhouettes encore indistinctes. Trop certaines. Les travestissements. Quelle scène se joue ici. Trinité muette. Quand l'homme ne sera plus. Bientôt l'effacement. L'oubli. Les mondes chiffrés. Enchevêtrements de fils. Corridors. Traques modernes. Les calculs silencieux. Méthodiques. Alors ils viendront. Renverser les idoles. Glaise charnelle. Racines, murs. Nos sources. S'enfoncer, se couler dans. Tu redessineras. Géographies retrouvées. Improviser la fresque. Oublier les chasses. L'entassement. Fluides. Quand les ténèbres te nourriront. Secousses. A même le sol. Trouver d'autres routes. L'autre guerre. Outre ruines. Quand les fantômes. Les odyssées. A chaque station. Ces pénitents d'ailleurs. Traînant leur fardeau. Qui se présentent au regard. Chargés de sang. Ce qu'il faudra partager. Porter. Interminables convois. Interroger. A chaque fois. A guichets clos. Quand les formes s'estompent. Portique, arc. Ou fontaine. Quand les multitudes. Les rites. Sacrifices. La partie n'est pas encore jouée. Ruses de l'histoire. Affronter ses démons. Roi, reine, cavalier. Ou fou. Le radeau à l'œuvre. Toutes amarres tues. Les trois postulations. Nos multiples.

© georges.festa - 11.2019
musique : No_4mat, neo (R U the one), 2016
à David de F.   

   

Quand les anges

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Nous étions un seul homme, film de Philippe Valois, 1979
En photo : Piotr Stanislas, Serge Avedikian - Photographie de plateau
©Collection Philippe Valois
Exposition "Champs d'amour, 100 ans de cinéma arc-en-ciel," Paris, 25 juin - 28 septembre 2019


Quand les anges

Quand les limites
Quand les soleils
Quand les corps

Quand les ciels
Quand les signes
Quand les cris

Quand les nuits
Quand les rires
Quand les larmes

Quand les jours
Quand les mensonges
Quand les blessures

Quand les mots
Quand les absences
Quand les nudités

Quand le sable
Quand la peau
Quand le pain

Quand les langues
Quand les signes
Quand les chants

Quand les océans
Quand les mains
Quand les plis

Quand le vent
Quand la pluie
Quand l'arbre

Quand tes yeux
Quand tes lèvres
Quand nos musiques

Quand mon souffle
Quand ma faim
Quand nos certitudes

Quand la libération
Quand la légèreté
Quand nos anges

© georges.festa - 11.2019
musique : © Nils Frahm, Says, album Spaces, 2013
à J.L. 


Isabelle Manoukian - Erevan 1994

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© Isabelle Manoukian
"Nature morte aux tomates," 1994, 16x30, monotypes, tempera sur papier
https://www.isabelle-manoukian.com/
Avec l'aimable autorisation de l'artiste


Lieu de fusions, où trait, onirisme et couleurs nous invitent aux partances, l'œuvre d'Isabelle Manoukian compte déjà un parcours riche par sa diversité, allant de la gravure à la miniature, du dessin au monotype.

Suite à l'exposition "J'ai quelque chose à te dire..." organisée à l'Espace Christiane Peugeot (Paris, 27 février - 8 mars 2019), nous avions découvert la série "1001 nuits," où l'artiste, nouvelle Shéhérazade, conviait le visiteur à une longue rêverie à la fois érotique et bestiaire, noces de faune et de flore, rébus de désir et de fertilité...

Isabelle Manoukian, série Erevan 1994

Corps ivoire qui ploie. Paroi zébrée de brun. Hachée. Les horizons flous. Courbures vertes. Azur du bassin. Gueule complice. Prêtant ses flancs. Eve moderne. Se lavant. Comme on se lave du temps. Terre rouge, flamboyances. Salissures. Ou toisons. Les plénitudes muettes.
"Je me lave," 1994, 16x30, monotypes, tempera sur papier

Jarre bleue et vermillon. Nappée de jaune vert. Aux losanges sombres. Qui dessinent sa robe. Poterie physique. Alliance de chevelure, profil, taille. Les promesses de l'instant. Car tu boiras ta vie. De tes mains saisir. Ce qui s'écoule. Force qui se dresse. La danseuse gantée. Vive.
"sans titre," 1994, 16x30, monotypes, tempera sur papier

Coupure géologique. Procéder par étagements. Cadre jaune. Lèvres épaisses. Rouge couché sur bleu. Voilures noires. Qu'agitent d'invisibles frémissements. Vers quel large. L'oriflamme secret. Qui se mue lentement. Miniature de fin. Nos évangiles. Ce qui est donné. Songe.
"Nature morte aux tomates," 1994, 16x30, monotypes, tempera sur papier

La niche. Où se réfugient verres, bouteilles. Assiettes. Ces fragments de terre. Alcôve sang et or. Les divinités familières. Ou nos augures. Pigments du mur. Samovar reliquaire. Occupant le versant droit. Ce qui prolonge la main, la langue. Saveurs invisibles. Que tu convoques.
"Le samovar," 1994, 16x30, monotypes, tempera sur papier

La fenêtre oubliée. Eclaboussée de rose et de sang. Le masque bleu. En contrepoint. Au groin jaune. Ce qui s'est joué ici. Combat de l'ange et de la bête. Ou cauchemar d'enfance. Horreurs d'Alice. Il était une nuit. La guerre n'a pas eu lieu. Tes fétiches. Etoile de mer. Oublier.
"Sans titre," 1994, 16x30, monotypes; tempera sur papier

L'offrande. Griffonnée sur une table. Marqueterie improvisée. Aux deux grenades. Lambeaux de ciel. Déchirures brunes. Où se glisse un matin. Les objets épars. Composant bras, creux. Moisissures en pointillé. Le temps chamarré. Quand la mémoire. Magnétique. T'appelle.
"Sans titre," 1994, 16x30, monotypes, tempera sur papier

© georges.festa - 11.2019
musique : Kiasmos, Thrown, 2012    




Mains / Hands

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Louise Bourgeois (1911-2010), The Welcoming Hands, granit et bronze, 1996
The Easton Foundation / ADAGP, Paris, 2016
Jardin des Tuileries, Paris, janvier 2019


Quand le muscle. Noirci de feu. Les gisants anonymes. Grammaire délicate des doigts. Arrachés un instant. Oiseaux d'abattoirs. Qui se lovent à la pierre. Déposés sur l'autel. L'extase dernière. Contre la poussière, le rugueux. Alors cette corolle. Rassembler le peu. L'impalpable. Ils n'auront pas. Ce qui nous fonde. Mains de merci. Retenir. Ce qui va disparaître. Fouiller les images. Quand les départs. Quand les retrouvailles. In memoriam. Enfances. Ne pas laisser s'échapper. Sables, écumes. Les rivages étouffants. Quand la vague. Architectures. De fortune. Echafauder. Ici je ferai. Successions. Par instants. Les quatre âges. Réconciliés un temps. Battre le rappel. La balustrade du jardin. Treilles, basilic. Immeuble flou. Mer toute proche. Réfugiés sur la terrasse. Quand les rafales. Quand les autres. Alors faire comme si. Malgré. Tu m'as tout donné. Retenir ce lac. Cette montagne gravie. En dépit de. Retenir ces draps. Quand le souffle dernier. Et puis la ronde, la sarabande. Images qui s'entrechoquent. Fièvres, menaces. Faire sans. Les terrains glissants. Alors faire barrage. Ils n'auront pas encore. Correspondances, appels. Les mots. Quand les silences. Les naufrages. Tu reviendras.     


© georges festa - 11.2019
texte et illustration
musique : Ólafur Arnalds, Fyrsta, album Living Room Songs, 2011
à ma mère Michelle Marty


Lucine Kasbarian : Trois livres qui valent d'être lus / Three Books That Merit Reading

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Trois livres qui valent d'être lus
par Lucine Kasbarian


Ces titres récemment parus ont été produits en dehors des grands circuits d'édition. Ils nous rappellent que les Arméniens peuvent et doivent recourir à des alternatives s'ils veulent arriver à publier, éviter la censure et raconter leurs histoires comme ils souhaitent qu'elles le soient.

The Migrant and the Maverick: An Allegory [L'émigrée et le dissident : allégorie]
d'Abie Alexander; éditeur : AA Books (2017); site : https://www.abiealexander.com/

Apparemment, l'histoire toute simple de Ken, un coq rouge du Rhode Island dont l'existence est modifiée pour toujours par l'arrivée d'une oie voyageuse du Canada, et de l'oie Helen avec qui il développe une relation affectueuse.

Helen parle à Ken des routes migratoires (et matérielles) et ce n'est pas trop tôt. Les propriétaires de Ken s'apprêtent à le trucider, l'incitant à préparer son envol.

En y regardant de plus près, nous découvrons les fondements moraux et politiques de ce conte - en particulier quand ils ont trait aux procès subis par les réfugiés et les migrants qui refont leur vie à l'étranger, et à qui ce livre est dédié.  

Ken et Helen débattent pour savoir comment les comportements sociaux à travers le monde peuvent différer selon les circonstances, la culture et l'environnement. Ils livrent aussi leur avis sur toute une série de questions qui font la une de nos jours, telles que l'hégémonie mondiale, le changement climatique, le nationalisme, l'immigration, les droits liés à la procréation, les contrôle des armes et le politiquement correct, donnant aux lecteurs à réfléchir. Parfois didactique, souvent émouvant et presque toujours stimulant, The Migrant and the Maverick est le produit d'un esprit diplomate, lucide et sensible. Financier de métier, Alexander a découvert l'Arménie en travaillant avec des organisations caritatives chrétiennes comme World Vision et le Fuller Center for Housing. Bien que d'origine non arménienne, Alexander évoque les Arméniens dans chacun de ses six ouvrages publiés et est considéré comme Arménien d'adoption par ses pairs.

My Father: A Man of Courage and Perseverance - A Survivor of Stalin's Gulag [Mon père : un homme courageux et déterminé - Survivant du goulag de Staline]
de Rubina Peroomian; éditeur : Rubina Peroomina Minassian (2017); site : http://www.abrilbooks.com/my-father.html

Durant la Seconde Guerre mondiale et parallèlement aux purges staliniennes, l'Union Soviétique accrut son vaste levier d'influence afin de harceler les habitants de l'Iran. Traquant les esprits libres, le NKVD (police secrète soviétique) cherchait à écraser l'opposition, semer la peur au sein de la population et briser la volonté de tous ceux qui constituaient une menace potentielle pour le pouvoir de Staline. Ces répressions brutales ont impacté négativement des millions de gens qui furent jetés en prison ou exécutés - et par extension, brisèrent des familles et des communautés entières. Baghdik Minassian - scientifique, enseignant, écrivain, éditeur et militant politique d'origine arménienne, résidant à Tabriz - figura parmi ces victimes.

Fille de Minassian, Rubina Peroomian, professeure à l'université de Californie Los Angeles, chercheure et essayiste, a rassemblé les éléments épars des mémoires inachevés rédigés par son père, dont l'existence fut dévastée dans l'un des climats les plus inhospitaliers au monde : le camp de travaux forcés soviétique de Norilsk, en Sibérie.

Pourquoi des mémoires inachevés ? Minassian, qui survécut par miracle à ses dix ans de captivité, n'est parvenu à consigner par écrit cette expérience que bien des années après sa sortie et ne vécut pas assez longtemps pour achever son récit. A sa libération, il s'efforça de rattraper le temps perdu grâce à sa famille, l'enseignement et le militantisme, malgré ses problèmes de santé dus à son internement.

L'expérience de Minassian fait écho à ce qui est décrit dans Une journée d'Ivan Denissovitch, d'Alexandre Soljénitsyne, à ceci près que Minassian survécut à son calvaire et reprit son existence féconde et exemplaire, bien que profondément meurtrie.

Peroomian, qui a écrit de nombreux ouvrages sur l'expérience génocidaire des Arméniens, centre enfin son activité littéraire sur les vicissitudes de sa famille au regard de l'injustice, de la perte, du traumatisme et de la réussite en dépit de l'adversité. Cet hommage tardif au courage de Minassian et de sa famille mérite toute notre attention, notre reconnaissance et nos éloges. Il confère aussi une nouvelle dimension aux témoignages existants de première main sur les atrocités endurées dans les goulags de Sibérie.

Ravished Paradise: Forced March to Nothingness[Le paradis violé : à marche forcée vers le néant]
de Mardig Madenjian; éditeur : Mardiros Madenjian (2016) ; site : http://mardigmadenjian.com/

Après des années de recherches, de déplacements, d'entretiens et d'enquêtes au sein de sa famille, Mardig Madenjian a produit cette œuvre unique qui se compose en réalité de deux livres. Minutieusement détaillé, empreint de conviction et d'une indignation légitime, Ravished Paradise reconstitue la vie du clan des Madenjian dans leur région ancestrale de Tchepni, située entre Sébastia et Kayseri en Arménie Occidentale. L'on découvre leur histoire au travers d'anecdotes, du folklore, des liens généalogiques et des dynamiques familiales faites de conflits, de hasards et de salut. Parallèlement, Madenjian livre un résumé du génocide arménien abondant en épisodes et personnages liés au contexte historique.

Malgré quelques fautes d'orthographe, grammaticales et factuelles, ce livre constitue une superbe réussite, faisant de la découverte du génocide arménien - notamment auprès des étudiants - une expérience captivante (bien que parfois dérangeante). Les lecteurs peuvent, tout d'abord, mettre des visages, des noms, des personnalités et des étiquettes sur un sujet plus que déroutant.

Entre autres détails précieux, l'on nous rappelle que tous les Arméniens furent ciblés durant la campagne turque d'extermination, et pas seulement les soi-disant radicaux; que l'écrivain et homme d'Etat Krikor Zohrab eut sa tête réduite en pièces afin que ses bourreaux turcs "puissent voir à quoi ressemblait le cerveau d'un génie"; que les Français victorieux durant la Première Guerre mondiale, et qui trahirent finalement l'Arménie cilicienne, placèrent des chaussons aux sabots de leurs chevaux pour occulter le fait qu'ils abandonnaient les Arméniens à leurs prédateurs turcs; et que les remèdes populaires des Arméniens - dont beaucoup sont aujourd'hui perdus - sauvèrent souvent des vies entre leurs mains.

Quand il évoque la sauvagerie des génocidaires, Madenjian n'édulcore aucunement son langage, de même qu'il il ne saurait se plier aux dogmes du politiquement correct. Son ouvrage n'avait jusqu'ici fait l'objet d'aucune notice en anglais. Auteur de 13 livres, Madenjian a remporté à deux reprises un Hollywood Book Award - pour ce livre et à nouveau pour sa suite, intitulée Reclaiming Ravished Paradise: Aftermath Armenian Genocide 1922-2001.1        

NdT

1. Mardig Madenjian, Reclaiming Ravished Paradise: Aftermath Armenian Genocide 1922-2001. Volume II : A Sequel to Ravished Paradise, Armenian History Books, 2017 

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Traduction : © Georges Festa - 11.2019


Aram Arkun : Zareh Tjeknavorian explore l'Arménie mystique, historique / Zareh Tjeknavorian Delves into Mystical, Historical Armenia

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© Living Antiquity, 2016

Zareh Tjeknavorian explore l'Arménie mystique, historique
par Aram Arkun


NEW YORK - Zareh Shahan Tjeknavorian est un cinéaste au sommet de son art. Son œuvre, à caractère essentiellement documentaire, illustre un processus d'exploration personnelle. Comme il le déclarait récemment : "Ce sont mes centres d'intérêt et mes passions qui me guident, et le cinéma m'aide à les explorer." L'histoire, la société et la culture populaire arménienne sont au cœur de ses préoccupations et l'ont amené à réaliser plusieurs films et vidéos originales qui sont aujourd'hui projetés dans les universités, les musées et les festivals du monde entier.

La sensibilité esthétique de Tjeknavorian a été beaucoup influencée par sa famille et son enfance  nomade. Son père est le compositeur et chef d'orchestre irano-arménien Loris Tjeknavorian, et sa mère, Linda Pierce Hunter, d'origine californienne, est une musicienne et enseignante chevronnée.

Tjeknavorian est né à Fargo, dans le Dakota du Nord, où son père s'était installé pour enseigner dans une université voisine du Minnesota. Il n'y resta pas longtemps et partit ensuite à San Francisco, en Iran cinq ans durant, à Londres, en Allemagne, à Paris, à Londres de nouveau, puis enfin à New York en 1986. Diplômé d'un conservatoire de Manhattan, la Professional Children's School, il est titulaire d'une licence de production audiovisuelle de l'université de New York (1992).

Tjeknavorian a grandi dans un environnement international très cosmopolite, ayant essentiellement pour amis des fils de diplomates et d'hommes d'affaires, fréquentant des établissements internationaux américains. Il n'entrait en contact avec des Arméniens que lors d'événements particuliers, mais c'est sa famille qui l'a ouvert au monde arménien. "Pour moi, dit-il, l'Arménie était quelque chose d'irréel - une sorte de société secrète. Pendant la Guerre froide, l'Arménie n'existait même pas sur la carte. On me posait des questions sur mon nom et je répondais. Ensuite on m'interrogeait sur l'Arménie, mais je n'arrivais pas à leur montrer sur une carte. J'avais l'impression d'un culte millénaire existant au beau milieu des autres gens quand j'allais aux offices, à des récitals ou autres manifestations. Tu peux être à Londres, Paris ou ailleurs et tout d'un coup, dans une salle, tu découvres un tableau représentant l'Ararat ou un buste de Komitas."

C'est son côté américain qui a tout d'abord pris le dessus. Il reconnaît : "A la fin de l'adolescence, quand on recherche une identité plus grande que soi, je voulais encore me voir comme un vrai Américain et vivre à fond ma phase américaine."

Mais, à l'époque où Tjeknavorian était lycéen, il s'intéressait au surnaturel et à l'occultisme, ce qui le conduisit à l'Arménie via l'Iran. Il se souvient : "Au lycée, j'étais passionné par le zoroastrisme. La mythologie et les concepts, son ancienneté, m'attiraient beaucoup. Je me souviens, dans mon enfance, quand j'ai grandi en Iran, c'était très fort." Il s'intéressa aussi à l'œuvre de l'occultiste anglais Aleister Crowley.

Finalement, Tjeknavorian s'orienta vers l'antiquité arménienne et son lien ancestral avec cette ancienne culture. A 17 ans, il fut baptisé à la cathédrale arménienne Saint-Vartan de New York. Son père voulait que ce soit lui qui décide quand il serait prêt, et le moment était venu.

Autre tournant important, un voyage en Arménie soviétique avec son père en 1989 après le tremblement de terre. Le départ de son père comme chef d'orchestre de l'Orchestre Philharmonique d'Arménie décida Tjeknavorian à le rejoindre en 1993. Il eut l'impression que "c'était le meilleur moment pour découvrir l'Arménie. C'était une époque de défis et d'épreuves, comme l'histoire arménienne en grande partie." C'est à Erevan qu'il apprit pour la première fois à parler arménien, s'y installant trois années durant.

Son intérêt pour l'occultisme et G. I. Gurdjieff l'orientèrent vers les Yézidis et leur religion à part. Il fit beaucoup de recherches sur eux et réalisa plusieurs tournages, dont des histoires orales informelles, rencontrant entre autres un cheikh yézidi dans un village de la province de l'Aragatsotn. Ces cheikhs étant les gardiens de maintes traditions secrètes de leur communauté, ses entretiens sont des plus éclairants.

Il tourna quelques films pour l'Agence des Etats-Unis pour le développement international (USAID), notamment sur des logements en dur pour les personnes âgées, ainsi que plusieurs autres microprojets pour gagner de l'argent, tout en assurant l'essentiel de ses revenus en donnant des cours d'anglais. Ce qui l'aida à croiser toutes sortes d'Arméniens.

Tjeknavorian fut ainsi témoin de nombreuses scènes inhabituelles : "Je n'oublierai jamais, je rentrais chez moi une nuit de pleine lune de l'hôtel Armenia, près de l'église Sourp Sarkis. On était en plein hiver et les rues étaient couvertes de neige et de glace. Sans autre lumière que celle de la lune, les rues étaient lumineuses, comme éclairées par en dessous. C'était totalement irréel, avec des meutes de chiens errant dans les rues."

Tjeknavorian réalisa un court métrage sur un programme du diocèse d'Ararat, intitulé "Vératarts" [Retour], commandé par Louise Manoogian Simone de l'U.G.A.B. (Union Générale Arménienne de Bienfaisance). Une tentative pour ramener les gens dans le giron de l'Eglise arménienne après la période soviétique.

Ce qui l'amena à une seconde commande de Louise Manoogian Simone, intitulée L'Ennemi du peuple, un film documentaire sur l'oppression stalinienne en Arménie, racontée par Eric Bogossian. C'est aujourd'hui le film le plus connu de Tjeknavorian. Le tournage eut lieu en 1995, puis il revint à New York en 1996 pour éditer plus de cent heures de matériau. Il lui fallut encore deux ans pour achever le film. Aidé de son équipe, Tjeknavorian interrogea plus de deux cents personnes, dont d'anciens responsables du NKVD (la police secrète soviétique). La section arménienne de l'association Mémorial, d'Andreï Sakharov, l'aida à retrouver des victimes arméniennes survivantes. Tjeknavorian alla aux quatre coins de l'Union Soviétique pour filmer les lieux où des Arméniens avaient été exilés.

L'équipe du tournage travailla avec les héritiers du KGB arménien pour retrouver des fosses communes datant de l'époque stalinienne, qu'elle découvrit finalement par d'autres pistes, filmant une fosse où des restes humains avaient été localisés. Tjeknavorian note : "Très peu de gens que nous avons interviewés sont encore en vie aujourd'hui. Ces récits auraient été perdus pour toujours si on ne les avait pas recueillis."

L'Ennemi du peuple fut produit dans deux langues - en arménien et en anglais. Il a été sélectionné par Alexandra Avakian en 2004 pour les lecteurs du National Geographic comme l'un des trois films éclairant l'histoire et l'âme de l'Arménie. "C'est le premier film que j'ai réalisé à cette échelle, déclare Tjeknavorian, et j'ai beaucoup appris de cette expérience."

Autre film important auquel Tjeknavorian a collaboré, comme producteur associé cette fois, le long métrage documentaire Khatchatourianqui présente la vie et l'œuvre du compositeur Aram Khatchatourian. Sa réalisation demanda cinq ans. Tjeknavorian filma tous les entretiens arméniens et géorgiens (Khatchatourian est né en Géorgie) et passa six mois à rechercher et rassembler des matériaux d'archives. Entre autres éléments, il découvrit un film sur une prestation de Mstislav Rostropovitch interprétant le Concert pour violoncelle de Khatchatourian, qui avait été sauvé clandestinement de la destruction par un Arménien, après la défection de Rostropovitch.

Lors du tournage à Tbilissi, en Géorgie, Tjeknavorian faillit être arrêté. Il recherchait, en compagnie de Vahakn Ter Hakobian et l'assistant de celui-ci, un panorama intéressant de la ville sans voitures, pour la représenter telle qu'elle était durant l'enfance de Khatchatourian. Un jour ils repérèrent un endroit idéal, et puis... "On avait noté un silence étrange dans la ville. C'est alors que j'ai remarqué un soldat dans un buisson. On a traversé le pont et on a découvert une vue fantastique de Tbilissi. Sans voitures, contrairement à d'autres fois. On a planté notre trépied et on s'est mis à filmer. Notre chauffeur avait l'air nerveux, mais on n'y faisait pas attention. Alors qu'on filmait, un cortège a déboulé, avec une grosse limousine. On s'est arrêtés pour les laisser passer, aucune voiture ne suivait, donc on a filmé encore quelques minutes et on a fini. On se préparait à partir, quand une voiture est arrivée et nous a coupé la route. C'était la police secrète locale, qui nous a emmené au siège. Sous un portrait de Chevarnadze, on nous a interrogés sur ce que nous faisions. Il s'est avéré que l'endroit qu'on filmait était sur la route que Chevarnadze prenait chaque matin pour son travail, et le lieu même où des attentats contre lui avaient eu lieu. On a essayé d'expliquer cette coïncidence." Heureusement, à la fin ils furent relâchés. Tjeknavorian découvrit ensuite que la police avait même appelé un proche du président arménien et que des snipers les avaient pris pour cible. Comme la limousine qui les avait croisés n'était qu'un leurre pour Chevarnadze, ils ne furent pas abattus, mais l'histoire aurait pu avoir une fin plus tragique.

Tjeknavorian continua d'explorer la continuité entre l'Antiquité et la culture arménienne contemporaine.

Il réalisa ainsi un petit film lyrique explorant son intérêt pour les monuments préhistoriques arméniens, Embers of the Sun [Les Braises du soleil] (2001), qui ne dure que 12 minutes. Premier projet sur lequel il collabora avec sa femme, Alina. En 2006, il acheva Tigranakert: An Armenian Odyssey[Tigranakert : une odyssée arménienne], sur la découverte de cette ville ancienne de l'Artsakh. Tjeknavorian filma le second été des fouilles sur le site.

Il s'est aussi plongé dans des aspects plus modernes de l'histoire arménienne. Etudiant, il réalisa Verabrogh sur une femme survivante du génocide arménien, une étude en noir et blanc de son visage. Arrivé à maturité, il a conçu Credo (2005), qui rassemble des extraits du film muet Ravished Armenia (1919), le récit dramatique de l'odyssée d'Aurora Mardiganian, avec d'autres matériaux repris d'Erevan et la Symphonie n° 2 de Loris Tjeknavorian. Il a aussi filmé une commémoration du génocide en 2005, The Value of Sorrow [Le Prix du chagrin], posant la question de savoir si quelque chose de positif peut sortir du chagrin et de la souffrance.

Plus récemment, il a préparé une courte introduction à l'œuvre philanthropique du Near East Relief [Secours Proche-Orient] et ses archives, menée par l'organisation qui lui a succédé, la Near East Foundation. Ce film s'intitule Lest They Perish [De peur qu'ils ne périssent] (2009). Il prépare actuellement un long métrage documentaire sur l'œuvre du Near East Relief et accepte volontiers tout matériau visuel ou documentaire et tout témoignage que des personnes seraient prêtes à lui confier. Shant Mardirossian, président de la Near East Foundation, coproduit ce film à titre personnel.

Les financements sont toujours un problème pour le type de projets auxquels travaille Tjeknavorian. Il est difficile, en particulier, d'obtenir des financements auprès d'Arméniens pour des projets de films, mais Tjeknavorian et sa femme, Alina, se sont adaptés à cette situation.  

"Nous le faisons, explique-t-il, car c'est indissociable de nos existences. Je ne vois pas ça comme un métier ou une carrière. Je suis comme ça, tout simplement. A d'autres moments j'ai travaillé ailleurs. Ça a fait de moi un cinéaste tout terrain et un homme à tout faire. Je suis devenu un bon caméraman. Alina s'occupe du son. On est comme une petite société de production à nous deux." Maintenant, elle s'occupe aussi du montage de leurs films.

Le jeune couple nourrit plusieurs projets à long terme, notamment une enquête menée depuis dix ans sur les traditions populaires arméniennes. Parmi la grande masse de matériaux recueillis, Tjeknavorian précise : "J'ai découvert les derniers conteurs de l'épopée de David de Sassoun, toute une tradition orale. Bien qu'analphabètes, ils connaissent cette histoire. Je les ai interviewés et j'ai filmé certaines de leurs interprétations de cette épopée." Ils seront intégrés au projet East of Turkey, North of Iran, qui aborde la spiritualité, les traditions archaïques et l'archéologie dans l'Arménie rurale. Autre grand projet, une enquête sur les traditions en voie de disparition des zoroastriens de Yazd et Téhéran (en Iran). Tjeknavorian espère aussi utiliser à nouveau la musique de son père dans des œuvres à venir, une influence artistique importante.                            
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Traduction : © Georges Festa - 11.2019

[Lors du 2ème Festival International du Film Hermétique de Venise (FHIFF) (7 - 10 mars 2019), le court métrage Crowned & Conquering de Zareh Tjeknavorian, consacré à l'occultiste et essayiste anglais Aleister Crowley, a remporté le Theremin Award du Meilleur son.
Lors de la première édition de ce Festival (1er - 2 mars 2018), son court métrage Elegy in Light, évocation psychédélique des funérailles du catholicos Vazken Ier (1908-1994), avait remporté le Prix Rozenkreuz du Meilleur documentaire étranger.
Pour plus d'information : https://hermeticfilmfestival.com/2019/] (NdT)



Christopher Atamian - Conjurer l'effacement : les photographes arméniens dans l'imaginaire photographique du Moyen-Orient / Defying Erasure: Armenian Photographers in the Middle Eastern Photographic Imagination

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Conjurer l'effacement : les photographes arméniens dans l'imaginaire photographique du Moyen-Orient
par Christopher Atamian


[Compte rendu de deux titres récemment parus aux éditions Al-Ayn de Beyrouth dans la série "Photographes du Moyen-Orient."]

Deux ouvrages récents, parus dans la série "Photographes du Moyen-Orient" aux éditions Al-Ayn de Beyrouth (collection Traces), aident à combler maintes lacunes culturelles au sein du Moyen-Orient - autant de vides suscités par une série dévastatrice, faite de colonialisme, de guerres, d'idéologies rivales et de camps de réfugiés. Des traditions entières ont été éliminées ou anéanties, tandis que les familles ont subi le même sort. Ces conflits ont aussi entravé une meilleure connaissance de la richesse des talents artistiques présents dans cette région du monde.

Désormais, pour la première fois peut-être, le grand public et la critique vont découvrir l'œuvre de deux photographes talentueux, Karnik Tellyan et Hovsep Madénian, tous deux libano-arméniens.

Les Arméniens ont grandement contribué à l'univers de la photographie, d'Ara Güler en Turquie et Youssuf Karsh au Canada à des artistes contemporains plus proches de chez nous aux Etats-Unis, comme Ara Oshagan, Nubar Alexanian et Scout Tufankjian. Au Moyen-Orient, en tant que chrétiens et hommes d'affaires entreprenants au sein d'une société musulmane qui méprisait le travail de l'image et ces technologies nouvelles, il n'est pas étonnant qu'au début et au milieu du 20ème siècle, les Arméniens en soient venus à jouer un rôle essentiel dans ce domaine. De la Turquie au Liban et à l'Iran, les Arméniens furent à l'avant-garde du développement et de l'expansion de la photographie - et du portrait, plus précisément. Lors d'un récent entretien, Tufankjian expliquait que, du fait peut-être de leur expérience des persécutions et des exodes, les Arméniens sont attirés en particulier par un moyen d'expression qui vise à mettre en relief un sentiment affirmé de l'existence et de la réalité - preuve, s'il en est, de leur présence et de leur survie existentielle, ainsi que de leur communauté.

La photographie de couverture de Karnik Tellyan (Al Ayn, 2017) montre une grande maîtrise de la technique du noir et blanc. A première vue, nous découvrons ce qui semble être un groupe d'enfants patinant en se tenant la main, formant un grand cercle. Impossible de distinguer leurs visages - combiné à la neige et à la qualité raffinée du support papier, l'ensemble rayonne quasiment d'une impression d'immatérialité. En y regardant de plus près, il s'avère que ces enfants et leurs chaperons sont tout simplement de sortie en hiver et portent des chaussures - et non des patins. L'aspect flou de la photo et la juxtaposition admirable entre les personnages tout de noir vêtus et le manteau blanc recouvrant le décor, ainsi que la nature géométrique de la composition (au centre et à l'arrière-plan), retiennent le regard du spectateur. Accoutumés comme nous le sommes à accumuler des images du Moyen-Orient (guerres, oasis en plein désert, harems), cela nous surprend d'autant : un kaléidoscope hivernal qui pourrait tout aussi bien avoir pour cadre les Alpes ou le Vermont.

La vie de Tellyan abonde tant en catastrophes évitées à la dernière minute et en épisodes relevant presque du vaudeville qu'elle ressemble presque à une comédie burlesque de Hollywood ayant pour héros un immigré persécuté - qui parcourt le monde en échappant à la mort, ne survivant que pour gagner un peu d'argent qu'il perd ensuite sans qu'il n'y soit pour rien, pour finalement se hisser au sommet du métier qu'il s'est choisi et fonder des studios dans trois quartiers de Beyrouth. Né à Kayseri en 1904, il échappa au Grand Crime - le Medz Yéghern - et s'installa par la suite au Liban. Au cours des années qui suivirent, il fut recruté par Agfa, leader mondial dans le secteur. Il réalisa plusieurs films documentaires à succès en Allemagne, ainsi que des portraits pour l'armée et de riches familles d'Iran et d'Irak, puis travailla à nouveau en Europe de l'Est et en Allemagne. Lors de son séjour en Allemagne, il échappa de justesse aux sbires de Hitler et partit s'établir au Liban. Il y fonda une famille et poursuivit ses innovations - qui furent nombreuses - jusqu'en 1985, date à laquelle le studio ferma dans le climat de corruption et d'économie moribonde qui succéda à la période dite de guerre civile libanaise.      

Tellyan découvrit des méthodes entièrement nouvelles de développer la pellicule et était si méticuleux que même ses employeurs allemands admiraient son professionnalisme et sa précision. Une étude de l'ethnologue et artiste Houda Kassatly, qui fait suite à une longue note biographique sur la vie de Tellyan, nous apprend que la plupart de ses archives furent perdues après la fermeture de son studio : photos et matériel furent tout simplement jetés ou brûlés par des membres de sa famille et des employés ignorant la valeur ethnologique, artistique et historique de ses photos.

Cet ouvrage est donc un vrai trésor : portraits de fermiers récoltant des pastèques, de farouches tribus druzes, ou de falaises admirablement dentelées, gorgées d'eau - Tellyan saisit l'âme de ces lieux et de ces gens avec un talent rare. Travaillant douze heures par jour, six jours par semaine, il tourna un film sur les derviches de Konya et un autre sur une minorité ethnique de Serbie, les Valaques. Sa production fut prolifique y compris durant une certaine période de son existence où il dut cultiver des tomates et autres denrées agricoles pour subvenir à ses besoins.

Passons aux années 1960 et 1970. Tellyan deviendra célèbre dans tout le Liban et le Croissant fertile. Le photographe avait un sacré culot : les prêtres du Mont Athos refusant d'être filmés, il engagea tout simplement des gars du coin, déguisés comme lui en religieux et reconstitua des cérémonies religieuses soi-disant authentiques.

Hovsep Abraham Madénian, alias Saro plus simplement, était lui aussi un réfugié du génocide arménien. Né en 1915 à Hadjin, sa famille et lui parvinrent par miracle à quitter Adana pour le Liban. Après avoir étudié au Séminaire arménien d'Antélias et enseigné à l'Ecole Chalieh en Syrie, Saro regagne le Liban où il devint célèbre pour ses éblouissants portraits : élégantes Libanaises principalement, prenant la pose à la manière des starlettes de Hollywood (d'autres imitant les déesses grecques), photos de mariage, mais aussi photos de famille et de la communauté faisant la chronique des premières colonies arméniennes dans le Grand Beyrouth et les villes environnantes.

Or Saro, décédé au Liban à 97 ans en 2012, était plus qu'un "simple" photographe portraitiste, même si son grand talent fut précisément - comme dans le cas de Karsh - de hisser la technique du portrait à une forme d'art. Saro fut lui aussi à l'avant-garde de plusieurs procédés et techniques de colorisation. Il n'avait aucun scrupule à rendre une chemise jaune plus jaune qu'un canari ou un rouge à lèvres plus vrai que nature. Certains de ses portraits semblent illustrer de surnaturels univers en technicolor, comme ceux que représentent le pop art et la décoration d'intérieur américaine des années 1950. Obéissant à une impulsion qui pourrait sembler aujourd'hui étrange, il n'hésita pas non plus à affubler un soldat palestinien d'un membre amputé, se contentant de le dessiner ou de le peindre. Le passé, effacé, était rétabli.

Un des objectifs de la photographie, aux yeux de Saro, était d'embellir le sujet - et ses lumineux portraits faisaient apparemment l'unanimité. Difficile de comprendre aujourd'hui, à une époque de selfies sans fin, le rôle important qu'ont joué autrefois les photographes portraitistes dans la vie culturelle et professionnelle de communautés entières. Comme le relève Kassatly dans Saro (Al Ayn, 2015), Madénian se distingua aussi par le fait que ses studios étaient situés dans des villes en dehors de Beyrouth - à Bikfaya et dans le quartier de Tarik el-Jdideh, près des camps de réfugiés palestiniens. Comme elle le rappelle, il prenait des photos de bébés au naturel tout bonnement, nus comme au jour de leur naissance, en habillant d'autres de savants costumes de cowboys en miniature, avec chapeau, étui et revolver. Qu'il ait réalisé un tel kitsch relève du miracle.

Incorrigible artiste multimédia, Saro présentait parfois au préalable ses futures créations sous la forme de dessins au fusain. Telle photographie de bédouin livre ainsi un sublime témoignage ethnologique sur sa tenue vestimentaire, ainsi que sur les traits de son visage, sa coupe de cheveux et sa moustache; telle autre est de toute évidence une reconstitution, l'homme étant représenté grand avec un sourire démesuré et une large ceinture autour de la taille, le tout baignant dans un halo lumineux, verdâtre.  

Entre les mains de Saro, le studio devint une scène et chaque outil à sa disposition servait à créer une œuvre d'art accomplie - dans un sens, abstraction faite d'un registre traditionnel de genre et de discours, il se rapproche davantage d'une Cindy Sherman à ses débuts que, mettons, d'un Avedon, pour situer les choses dans un contexte américain contemporain.

Le récit biographique et érudit de Kassatly nous fait aussi découvrir les noms d'autres Arméniens qui ouvrirent la voie à cette forme d'art au Moyen-Orient et dont l'œuvre est elle aussi largement méconnue en Occident. Parmi les plus connus, citons deux moines de Jérusalem dénommés Krikorian et Garabédian; Halladjian à Haïfa; et Guiragossian, Varoudjan et Sarafian à Beyrouth.

L'on est saisi de vertige quand on songe au travail ardu, mais fascinant, qu'il reste à faire pour les mettre en lumière. Tant de talent, tant de perspectives critiques à suivre !            

[Ecrivain et producteur d'origine italo-arménienne, petit-fils de survivants du génocide arméniens, Christopher Atamian est diplômé de l'université de Harvard, de la Business School de l'université Columbia, de la Film School de l'université de Californie du Sud (USC), et ancien boursier Fulbright. Outre ses créations et activités professionnelles en tant que cadre dirigeant dans d'importants médias et sociétés de conseil (ABC, Ogilvy & Mather, J.P. Morgan), il milite au sein d'associations. Ancien président et actuellement membre du conseil d'administration d'AGLA New York, il a fondé en 2004 Nor Alik, une ONG à but non lucratif à l'origine du premier Festival International du Film Arménien. Il a aussi coproduit en 2006 la pièce Trouble in Paradise, mise en scène par Elyse Singer et récompensée d'un Obie Award, ainsi que plusieurs clips vidéo et courts-métrages. Sélectionné à la Biennale de Venise 2009 pour sa vidéo Sarafian's Desire, il a été décoré de la Médaille d'Honneur d'Ellis Island en 2015. Il collabore régulièrement à de grands médias comme The New York Times Book Review, le Huffington Post, Scenes Media et le Weekly Standard, tout en poursuivant ses créations au cinéma et au théâtre.]

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Traduction : © Georges Festa - 03.2019


Sarkis Karayan - Armenians in Ottoman Turkey, 1914: A Geographic and Demographic Gazetteer / Les Arméniens de Turquie ottomane, 1914 : index géographique et démographique

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 © London : Gomidas Institute, 2018


Conférence d'Ara Sarafian sur la démographie arménienne
par David Safrazian
Hye Sharzhoom, December 2018, Vol. 40, No. 2 (144)


        "L'histoire arménienne a été éliminée en grande partie de la Turquie, non seulement au sens physique du terme, mais aussi au sens mémoriel, puisque les noms des villages arméniens ont été systématiquement effacés," rappelle Ara Sarafian. "Les Etats écrivent l'histoire, et ils peuvent faire disparaître une population, et si les Arméniens n'écrivent pas leur histoire, alors leur histoire sera elle aussi rayée de la carte."

        Directeur de l'Institut Komitas de Londres, Sarafian s'est rendu à l'université de Fresno, jeudi 25 octobre, pour présenter un nouvel ouvrage, Armenians in Ottoman Turkey, 1914: A Geographic and Demographic Gazetteer, du Dr. Sarkis Karayan. L'ouvrage apporte des informations détaillées, recueillies durant plus de vingt ans de recherches, concernant plus de 4 000 villes et villages arméniens qui existaient avant le génocide arménien.

        Né au Liban, le Dr. Karayan a entamé ses recherches sur la démographie arménienne le jour où son directeur, le Dr. Stanley Kerr, lui a demandé : "Sait-on vraiment combien d'Arméniens ont été massacrés lors du génocide arménien de 1915 ?" Karayan en conclut que pour savoir combien avaient perdu la vie, il convenait tout d'abord de savoir combien d'Arméniens habitaient l'empire ottoman avant 1915.

        Le nombre généralement admis de victimes arméniennes durant le génocide est d'environ 1,5 million, mais d'après Karayan, les chiffres sont supérieurs. Pour arriver à ses conclusions, Karayan a utilisé des sources turques ottomanes et aussi des documents d'archives arméniennes. Selon lui, près de 2,4 millions d'Arméniens vivaient dans l'empire ottoman en 1878, même si la position officielle de la Turquie est que les Arméniens étaient bien moins nombreux, entre 800 000 et 1,2 million. Ce point de vue, repris par certains universitaires aux Etats-Unis, constitue une autre dimension du négationnisme turc. Après 1915, près de 2,2 millions d'Arméniens avaient disparu; il y eut donc plus d'Arméniens tués qu'on ne le pensait initialement. Les recherches de Karayan contribuent ainsi à ébranler l'historiographie officielle de la Turquie sur cette période.

        Pour compiler ses données démographiques, Karayan a utilisé des sources arméniennes qui n'avaient jamais été consultées. Entre autres documents importants, figurent ceux retrouvés au Patriarcat arménien de Turquie. Il a aussi utilisé les témoignages des voyageurs européens, qui ont traversé l'empire ottoman aux 18ème et 19ème siècles. Ses recherches minutieuses ouvrent ainsi la voie à d'autres études dans ce domaine.  

        Karayan était fermement résolu à retrouver les statistiques sur chaque village peuplé par des Arméniens en Turquie ottomane et en Arménie. Aux yeux de Sarafian, Armenians in Ottoman Turkey, 1914 est un ouvrage important, car il existe désormais une source d'information fiable sur les Arméniens dans l'empire ottoman en anglais, rendant cette information plus accessible.

        Chaque village ou localité d'Arménie historique et de Turquie compte à la fois un nom arménien d'origine et un nouveau nom turc, censé effacer le souvenir de l'histoire arménienne. Sarafian l'a démontré en projetant plusieurs cartes avec les noms de ces villages et les statistiques démographiques détaillées des Arméniens, des Kurdes et des Turcs qui vivaient dans chaque région.

        "Même les Turcs s'intéressent à la démographie car on leur refuse tout accès à cette information concernant le génocide arménien," conclu Sarafian.

        Sarafian aimerait faire connaître l'ouvrage en Turquie, pour que les Turcs puissent apprécier ce que leur gouvernement déclare à propos du génocide.

        Ce livre a un rôle historique important à jouer, mais il revêt aussi une mission politique tout aussi significative : combattre le déni permanent du génocide arménien.        

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Traduction : © Georges Festa - 11.2019


Les tapis arméniens : forme précieuse de communication artistique / Tappeti armeni : preziosa forma di comunicazione artistica

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Tapis au dragon arménien [vichapagorg], 243 x 162 cm, Karabagh (Artsakh), 19ème siècle
© https://commons.wikimedia.org/


Les tapis arméniens : une forme précieuse de communication artistique
par Letizia Leonardi
Akhtamar on line (Rome), n° 290, 15.09.2019


        Un des symboles importants associé à l'Arménie est représenté par les tapis. Depuis l'Antiquité, les marchands qui arrivaient de cette lointaine terre d'Orient, entre autres marchandises dont ils faisaient commerce, avaient de précieux tissus décorés grâce à la technique particulière du nouage réalisé uniquement à la main sur des métiers, verticaux ou horizontaux.

        Quand on pense aux tapis, les plus connus qui se présentent à l'esprit sont les persans, mais l'on peut dire sans risque de se tromper que, si les persans sont plus connus, les arméniens sont plus anciens. Ils remontent même au début de la conversion de l'Arménie au christianisme, advenue en 301. Il s'agissait d'un objet d'usage courant, mais en raison des dessins particuliers qui les décoraient, ils sont devenus aussi une forme d'expression artistique. Symboles floraux, animaux ou végétaux, mais aussi autres comme la roue, la croix, représentations de la vie et même la svastika qui n'avait pas, à l'époque, le sens négatif qu'elle a pris, plusieurs siècles ensuite, associée au nazisme. Décors qui s'appuyaient sur les pétroglyphes d'Oughtassar, une région de l'Arménie centrale, datant du 5ème siècle avant notre ère. Mais ce n'est pas tout, les tapis arméniens comportaient des dessins qui rappelaient aussi ceux de l'Occident, inspirés principalement de l'héraldique. Le symbolisme des tapis arméniens est décidément plus soutenu comparé à celui des peuples islamiques voisins, lesquels contenaient surtout des formes géométriques et ornementales. Et dans les décors des tapis du peuple de la terre de Haïk l'on peut noter aussi des similitudes avec les magnifiques reliefs des khatchkars. Il n'est pas rare aussi de voir apparaître sur les tapis arméniens l'aigle double du Caucase, symbole de puissance depuis l'époque de Constantin et, pour le monde chrétien, symbole de l'Ascension du Christ et lumière spirituelle de la victoire sur le mal.

        L'on peut identifier plusieurs types de tapis arméniens. Le tapis Gohar, appelé aussi "à dragon," qui a pris le nom de l'Arménienne qui l'a créé en 1680. La figure du dragon est souvent double : deux dragons, dos à dos, qui symbolisent le bien et le mal vaincu par les dieux. Selon le symbolisme chrétien le dragon est le maléfique vaincu par l'archange Michel, puis précipité aux enfers, tant il est vrai que les dragons crachent souvent le feu. Bien qu'en Orient il soit aussi considéré comme un symbole de chance, capable de produire l'élixir de l'immortalité.

        Dans les tapis arméniens postérieurs au 17ème siècle, l'on peut aussi noter des médaillons centraux et angulaires avec des rayons appelés "aigles" par les mêmes tisserands. Souvent, au centre du médaillon, d'obscures flèches représentent le disque solaire. Le fond est généralement rouge et les couleurs vives. Ces tapis ont pour provenance la province de l'Artsakh, en particulier Chouchi. Mais d'autres animaux peuvent aussi compléter la décoration, notamment le phénix en lutte, le lion, etc. Dans les bordures, l'on relève souvent des arabesques et des palmettes, des motifs de feuilles et des fleurs alignées ou tendant vers le haut. La fleur, symbole de la jeunesse, signifie l'énergie, la joie de vivre, la fin de l'hiver et la victoire sur la mort. Une même signification était attribuée au soleil. Mais de l'Artsakh sont aussi originaires les tapis au serpent, un animal au sens ambigu, puisqu'il représente aussi bien la vie que la mort. Les légendes populaires disent que le serpent, avant de boire l'eau de la source, laisse le venin dans son abri afin de maintenir l'eau pure. La composition de ce genre de tapis est représentée par de grands médaillons disposés à la verticale avec des svastikas au centre. Le carré contenant la svastika est entouré de huit serpents. Et ce afin de signifier la création de l'univers protégé des serpents par des figures humaines, des animaux, des oiseaux, des outils de travail, comme pour symboliser la présence de la vie et du quotidien. Les couleurs qui dominent la plupart du temps sont le rouge, le bleu sombre, le violet intense et le jaune clair. Le bord extérieur est généralement caractérisé par un motif floral.

        Autre type de tapis arménien, celui tissé avec les motifs des étoiles et des croix, une décoration qui a été utilisée dans tout le Caucase, mais qui rappelle les carrelages en mosaïque remontant au 8ème siècle après notre ère en Arménie, en Syrie et en Cilicie. L'explosion des étoiles représente la vie et la croix symbolise l'homme avec les bras ouverts. L'on peut admirer des exemples de ces tapis dans nombre d'églises arméniennes. Ce n'est pas un hasard si, dans la littérature qui traite de l'architecture religieuse arménienne, l'on peut dire : "plan en croix arménienne, tétraconque en croix arménienne."

        Longtemps, du fait des invasions et des persécutions incessantes, la majeure partie des centres de nouage des tapis arméniens fut détruite. Le seul centre de fabrication de tapis noués dans toute la région du sultanat de Konya, semble être Erzéroum. En Arménie orientale au contraire, ce sont les centres de Dvin, Tabriz et la région du Chirvan. Les Arméniens ont toujours éprouvé le besoin d'avoir quelque chose qui les représente et, à travers les décors des tapis, ils affirmaient ainsi leur identité, un type de langage, une autre façon de transmettre aussi leur religiosité. Il ne s'agissait pas seulement de tapisseries que l'on pouvait fouler, mais d'icônes faites de tissu. De fait, si l'on visite des églises arméniennes, l'on peut remarquer que le sol est recouvert de tapis, principalement aux abords de l'autel.

        Les tapis arméniens portent souvent le nom de la localité où ils ont été réalisés et même des ateliers de tissage. En Italie aussi ont existé des manufactures de tapis arméniens : à Bari, à Oria et en Calabre. De nombreux ouvrages mentionnent les tapis arméniens, dont l'usage pour la prière a précédé la coutume musulmane. Notamment le livre de Volkmar Gantzhorn, paru à Cologne en 19901, qui nous fait découvrir les matériaux utilisés pour le tissage, les couleurs naturelles d'origine végétale, l'utilisation de symboles de la tradition arménienne, les techniques de tissage, les secrets du métier transmis de mère en fille, les particularités chromatiques, de conception et la composition artistique des tapis chrétiens arméniens. Si l'on va à Erevan, l'on peut admirer quelques exemples très anciens au musée de l'Histoire de l'Arménie, ainsi qu'à l'exposition permanente du musée de l'Histoire de la ville d'Erevan; et en Italie au musée Bardini de Florence.                


Note

1. Volkmar Gantzhorn, Der christlich orientalische Teppich: Eine Darstellung der ikonographischen und ikonologischen Entwicklung von den Anfängen bis zum 18. Jahrhundert, Köln : Benedikt Taschen, 1990 - Traduction française par Francine Evéquoz (Taschen, 1991).

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Traduction : © Georges Festa - 11.2019


Memnon II

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Memnon II


Accélérations. Quand il s'agit de trancher, forer. Les automatismes. Angles, verticalités. Brouillage des lignes. Hors repères. L'île cannibale. Aspirations, rejets. Toute cette terre. Quantifiée. Evacuée. Alors faire tourner à plein. Digestion des strates. Sur cette mer de terre. Immobile, sacrifiée. Qui se prête à toutes les mathématiques. Comme on cède aux murs. Devant le portique. Où s'agitent lianes, liens. Faire ressortir. Monstres hiératiques. Sanglés à leur proie. Le calcul n'aura pas de fin. Les saisons, les mois. Eventrés. Méduse industrielle. Entraînant les profondeurs. Tangage. Face à la marée impossible. Certaine. Rouages, caoutchouc. Découpant l'horizon. L'arbre et son ballet éphémère. Volumes, liquides. Quand la logique s'emballe. Incarcérée. Piégée. Recommencer à zéro. Entre pieuvre et scaphandre. Masques de conjuration. Exorciser. Ce qui anticipe. Annule. Tout n'est qu'affaire de mécanismes. Corps. Machines. Robotique d'écorchés. Sa majesté des nombres. Possession. Quand la surveillance. Pressions, centimètres. Tonnes. Ce qui se dissimule. Balustrades, échafauds. Les triptyques industriels. Où il s'agit de dérégler. Les logiques anciennes. Voyage au centre du gouffre. Les pilotes invisibles. Tel un arc qui s'avance. Les étagements à venir. Dans le sillage des sirènes. Nouveaux cyclopes. Qui interrogent le passant. Prêts à bondir. Ou hydre de métal. Coque sous-marine. Exhumée. Les ravages progressifs. Bientôt la carapace. S'effondrera. Devenue liquide. Avant les prochaines marées. Barreaux. Balustrades. Opéra noir. Qui s'élance. Les trilogies. Ce que les récits n'entendent pas. Les hurlements muets. Fissures. Colmatages. Sainte Famille outre-humaine. Prête à se multiplier. Quand les oracles ne sont plus. Saisis dans la nasse. L'emprise à venir. De toujours. Nos odyssées. Carcasses.

© georges festa - 11.2019 - texte et image
musique : Gesaffelstein, Metalotronics, album Novo Sonic System, 2019

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Christopher Atamian - Socially Relevant Film Festival 2019 : les films arméniens à l'honneur / The Socially Relevant Film Festival Highlights Armenian Films

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Socially Relevant Film Festival 2019 : les films arméniens à l'honneur
par Christopher Atamian


La 6ème édition du Socially Relevant Film Festival [Festival du Film à Vocation sociale], présidé par Nora Armani, s'ouvre en plein centre de New York ce mois-ci. Fondé pour honorer la mémoire de sa cousine cairote Vanya Exerjian, sauvagement assassinée en 2004 par un fondamentaliste religieux, le festival rend hommage à ces cinéastes dont l'œuvre met l'accent sur des messages importants au plan social, des droits humains et des récits intéressant l'humanité, au passé et au présent.

Les thèmes officiels de cette année couvrent des questions parmi les plus urgentes et actuelles de notre époque, dont la peine de mort, la toxicomanie, la pollution et l'environnement, les droits LGBTQ, les femmes et la liberté, les sans-abri. Parmi les temps forts signalons un long métrage de fiction, A Thousand Pieces, de la cinéaste française Véronique Mériadec sur une femme qui décide de rencontrer le meurtrier de son fils après sa libération de prison, et une comédie australienne désopilante, The Merger[La Fusion], dirigée par Mark Grentell, dans laquelle un entraîneur de football australien tente de sauver sa franchise agonisante en recrutant de jeunes immigrés... dont aucun ne sait jouer au football australien ! Ce film a remporté le Prix du public australien 2018 et est projeté lors de la soirée d'ouverture. Lundi 18 mars une séance spéciale sera consacrée au film documentaire de Thierry Michel sur le docteur Denis Mukwege, Prix Nobel de la Paix 2018, et sa carrière. The Man Who Mends Women [L'homme qui répare les femmes] présente l'aide apportée par Mukwege aux femmes victimes de viol durant les vingt années de guerre en République démocratique du Congo. La projection sera suivie d'une table-ronde réunissant des experts des Nations Unies.

Une liste de films à l'éclectisme rare dus à des cinéastes arméniens intéressera toutefois nos lecteurs. Certains sont plus forts que d'autres, mais tous valent le déplacement. La première en Amérique du Nord du court métrage documentaire Musa Dagh - The Road Home (Arménie) illustre sobrement les ravages de la cruauté humaine - le génocide dans ce cas - même trois générations plus tard, tandis qu'un Arménien dans la cinquantaine revient dans le village de Vakif en Cilicie sur les pentes du Musa Dagh, où en 1915 une petite communauté de villageois arméniens quasiment sans armes ont résisté à l'armée ottomane jusqu'à ce qu'ils soient sauvés par un navire de guerre français. Leur héroïsme fut salué dans le roman épique Les 40 Jours du Musa Dagh de Franz Werfel en 1933, qui sera lu durant la Seconde Guerre mondiale par les Juifs du ghetto de Varsovie et qui inspirera leur révolte. Un scénario plutôt plat et sans imagination dessert la réalisatrice Mariam Ohanyan, tandis que le père ramène en 4x4 sa famille au village ancestral, excepté que dans ce cas le village est situé à l'intérieur des frontières de la Turquie. Le film aurait pu tirer profit d'une mise en perspective plus précise ou d'un discours historique davantage détaillé : et pourtant, en visionnant ce court road movie, l'on a une vision intéressante sur la manière avec laquelle les traumatismes présents et passés impactent et donnent forme à son existence. Les échanges maladroits entre le personnage principal et certains villageois turcs, qui vivent maintenant à Vakif, constituent en soi un commentaire parlant sur l'impossibilité constante des deux communautés à échanger d'une manière normative et saine. Le documentaire relève aussi des coutumes séculaires du village comme la fabrication du harissa, la messe arménienne traditionnelle et le dialecte de Vakif en péril.

Autrement plus nuancé et inventif, le court métrage documentaire Taniel (Royaume-Uni reconstitue admirablement les derniers jours du grand poète arménien Daniel Varoujan (né Daniel Tcheboukkiarian), l'un des 200 intellectuels figurant sur la redoutable liste noire des Jeunes-Turcs, qui fut assassiné après avoir été déporté. Varoujan fonda le groupe Mehian et incarna la renaissance et l'épanouissement de la culture arménienne au tournant du 20ème siècle. Il fut tué dans des circonstances atroces, découpé au sens littéral du mot par des soldats turcs à l'âge de 31 ans. Le réalisateur Garo Berberian combine des éléments scénarisés et des séquences d'animation. Notons la musique sublime de Philip Glass et la scène finale dont la poésie rappelle Martha Graham, dont le crescendo habite le film.

La réalisatrice américaine Leah Bedrosian Peterson s'essaie à la magie de l'animation dans Under the Walnut Tree[Sous le noyer], un conte lyrique inspiré librement de la vie de Shahan Natalie. Tout comme Natalie, dont la famille fut anéantie lors des massacres hamidiens de 1894, le jeune héros du film erre des jours durant à travers une forêt jusqu'à ce qu'il retrouve sa mère pleurant devant le corps inanimé de son père. La technique d'animation recourt à une esthétique sommaire, épurée. Laquelle crée une atmosphère de fable, elle-même conjuguée au contenu tragique du film. Un autre court métrage documentaire subtil, de Davit Ohanjyanyan, suit l'existence d'une jeune femme courageuse, gravement blessée lors de la guerre du Haut-Karabagh. Son montage d'ouverture, très différent du reste du film, est remarquable.               

Réalisé par la cinéaste iranienne Anahid Abad, Yevasuit l'existence d'une femme résolue et intelligente, habilement interprétée par Nariné Grigoryan, accusée faussement d'avoir tué son mari et qui fuit dans un petit village de l'Artsakh pour échapper à son influente belle-famille. Elle y revit le traumatisme de l'après-guerre, apprend à nouveau à avoir confiance et à aimer, et à faire face aux difficultés et aux épreuves de la vie, en ressortant plus forte encore. Le rythme du film et le cadrage fonctionnent à une échelle différente de la plupart des films grand public américains - donnant au spectateur la possibilité d'éprouver réellement les mêmes émotions que les acteurs et de voir à un niveau plus réaliste ce que les principaux personnages vivent.

Dans Coming Home, le jeune Saro demande à la lune de faire revenir son père sain et sauf de la guerre. Lorsque la lune exauce le vœu du jeune garçon, la situation n'est pas celle à laquelle on s'attendait dans cette étude sensible et parfois stéréotypée du conflit de générations. Le doudouk contre le rap ! Même si le scénario n'a rien de particulièrement original, la réalisatrice Daria Shumakova a un instinct très sûr et fait ressortir l'affection entre père et fils, mari et femme, mère et fils. C'est l'une des grandes forces du cinéma arménien contemporain qui émerge actuellement : explorer les relations humaines et voir comment les émotions et les actions évoluent occupe une place de plus en plus grande. La caméra s'attarde ainsi sur les corps, les visages, les bâtiments, la nature. Une expérience de spectateur qui peut parfois sembler moins captivante au premier abord, mais qui est souvent infiniment plus gratifiante - l'on a l'impression d'avoir réellement vécu la même aventure que les acteurs concernés. Et, de fait, il y a toujours au centre une histoire humaine ou un événement historique intéressant. Le rôle du cinéma est de refléter et d'analyser la société, définition s'il en est du cinéma à vocation sociale tel que l'a conçu Nora Armani lors du lancement de ce festival unique en son genre. Que vous soyez arménien ou que l'histoire de cette région vous intéresse, chaque film ajoute alors un élément nouveau à un puzzle ancien et souvent complexe.

La 6ème édition du festival propose des films étrangers et nationaux, des ateliers et des tables rondes sur le cinéma, ainsi que d'autres manifestations sur des problématiques sociales à New York. Le festival se tiendra du 15 au 21 mars 2019 au Cinema Village et dans des salles avoisinantes.

La sélection officielle prévue au cœur de Greenwich Village couvre un mélange de sept longs métrages, quatorze documentaires, près de quarante courts métrages, et plus. Il aura aussi un concours d'écriture de scénarios avec lectures des textes finalistes. Les films représentent trente pays. Consulter https://www.ratedsrfilms.org/ pour plus de détails.
        
[Ecrivain et producteur d'origine italo-arménienne, petit-fils de survivants du génocide arménien, Christopher Atamian est diplômé de l'université de Harvard, de la Columbia Business School et de l'USC Film School. Outre ses créations et ses activités professionnelles comme dirigeant dans de grands médias et sociétés de conseil (ABC, Ogilvy & Mather, J.P. Morgan), il s'investit auprès de la communauté arménienne. Ancien président et actuellement membre du conseil d'administration d'AGLA New York, il a fondé en 2004 Nor Alik, une association culturelle à but non lucratif à l'origine du premier Festival international du Film Arménien. Atamian a aussi coproduit en 2006 la pièce Trouble in Paradise, récompensée aux Obie Awards, mise en scène par Elyse Singer, ainsi que plusieurs clips vidéo et courts métrages. Atamian a été sélectionné lors de la Biennale de Venise 2009 pour sa vidéo Sarafian's Desire et a été décoré en 2015 de l'Ellis Island Medal of Honor. Il collabore en tant que critique à de grands médias comme le New York Times Book Review et le Huffington Post, Scenes Medias et The Weekly Standard, parallèlement à ses créations au cinéma et au théâtre.]

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Traduction : © Georges Festa - 11.2019
Avec l'aimable autorisation de Christopher Atamian.


Marc Martin - Dans la tête d'Ernest

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Dans la tête d'Ernest
Jan KRASS
Marc Martin, 2009, tête en terre cuite patinée à la cire, peinture acrylique sur papier imprimé et sur matières organiques, vernis mat et brillant

Exposition "Les Tasses", Le Point Ephémère (Paris), 19 nov. - 1er déc. 2019


à Mark R.,

Autoritratto

Quand il est question d'envers. De totems. Quand les mots veulent dire. Murs, poignées. Dédale urbain. Comme on cherche des signes. S'enfermer, fuir. Nos forteresses. Alors s'inventer. Les codes. Ne plus obéir. Savoir qu'il / elle. Dans cette archéologie. De soi. Entrer en matières. Puisqu'ils ne comprennent pas. Les souterrains lumineux. Spirales et vertiges. Brûler les étapes. L'autre mise en scène. Où les masques tombent. Tu n'es pas encore. Les autres. Qu'on ne soupçonnait pas. Cortèges, sueurs. Mise à nu. En apesanteur. Les écarts. Agrégation des corps. Hauts-reliefs. Entre légèreté et écrasement. Mener sa barque. Les archipels secrets. Rois et valets. D'une heure. D'un jour. Quand les visages s'estompent. Centralité du détail. Ile aux pagodes. Ou masses pierreuses. Torse envahissant. Jeu du clavier. Ou de miroirs. Seuils qui se défont. Dérobades. Ce bombardement. Tu m'as donné. Repris. Roulette russe. Alors multiplier. Pistes. Abattre les cartes. A ce jeu-là. Ne plus faire. Les logiques contraires. Fil d'Arianes. Les douze stations. Talismans ou cicatrices. Quand tes paysages. A chaque fois. Retrouver le rite. Comme on s'abandonne au hasard. Sur nos routes. Mesurer. Le dit. Sous le masque. Nous inventer. Nous effacer. Alors ouvrir les trappes. Recoller les fragments. Faits de papiers, d'odeurs. Nos reliquaires. L'icône décapitée. Tu seras ma Salomé. La vigie embarquée. Vents et marées. Les mots et les songes. Quand l'autre. Les confidences. Les ordres. Souviens-toi. Mon corps. Brûler en effigie. Les accumulations. Au singulier. Panoptique du désir. Se prêter au je. Dans cette union de bleu et de jaune. Regards, urines. Déréliction du prisonnier. Livré aux effractions. Nos surveillances. Qu'il s'agira de déjouer. Gloires du paria. Toutes portes ouvertes. L'offrande aux absents. De toutes parts.      


© georges festa - 11.2019
musique : Lou Reed, Coney Island Baby, 1975

Pour aller plus loin...
Marc Martin, Les tasses : toilettes publiques, affaires privées, Agua, 2019
http://www.marcmartin.paris/



Alan Whitehorn : The Verbs of Genocide / Les verbes du génocide

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© Hybrid, 2009

Alan Whitehorn
The Verbs of Genocide / Les verbes du génocide


Categorized
Stereotyped
Stigmatised
Marginalized
Disenfranchised
Deprived
Victimized
Robbed
Ghettoised
Deported
Stripped
Raped
Tortured
Murdered
Mutilated
Dismembered
Discarded
Denied

Forgotten ?

Alan Whitehorn

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Classés
Stéréotypés
Stigmatisés
Marginalisés
Privés de droits
Dépossédés
Victimisés
Spoliés
Ghettoïsés
Déportés
Déshabillés
Violés
Torturés
Massacrés
Mutilés
Démembrés
Jetés
Niés

Oubliés ?

[Professeur émérite de sciences politiques au Royal Military College du Canada, Alan Whitehorn est l'auteur de plusieurs ouvrages sur le génocide arménien, dont un recueil Just Poems: Reflections on the Armenian Genocide (Hybrid Publishing, 2009). Il est aussi l'éditeur de The Armenian Genocide: The Essential Reference Guide (ABC-CLIO, 2015).]

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Source : https://armenianweekly.com/2018/04/24/poem-the-verbs-of-genocide/
Traduction : © Georges Festa - 11.2019



Arman Nour - "Ma muse est toujours avec moi, jamais d'aller-retour" / "The muse is always with me, it never comes and goes"

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Arman Nour, The Fly, 2018, bronze et topaze
© Lololylo, 23.12.2016 - CC BY-SA 4.0
https://en.wikipedia.org

Entretien avec Arman Nour
par Tamara Gasparyan
Erit.am, 24.03.2018


Statue d'un lecteur, petites cabanes à livres, l'emblématique fontaine des "Sept Sources"à Erevan... Ce ne sont là que quelques exemples des créations du styliste, joaillier, peintre et sculpteur Arman Nour. L'artiste ne se fixe aucune limite et donne forme à toutes les idées susceptibles ou non d'être concrétisées. Lors d'un entretien avec Eritasard.am, Nour évoque son parcours, ses œuvres et le regard porté par la jeunesse sur les arts.

- Eritasard.am: Tu t'es préparé pour la Biennale de Florence pendant deux ans et tu as donc créé cette œuvre intitulée The Fly [La Mouche]. Puis elle a "grandi," est devenue Fly Evolution, te donnant accès au Premier prix. Une véritable performance pour le représentant d'un petit pays. Aucun autre participant d'un pays post-soviétique n'avait jamais remporté une telle récompense. Comment expliques-tu ce succès ?
- Arman Nour : Quand je suis allé à Florence et que j'ai vu les artistes présents là-bas, j'ai eu l'impression qu'il me serait impossible de les surpasser. Et même si je n'avais pas gagné, ma participation n'aurait pas été inutile, puisqu'au moins mes œuvres étaient exposées. C'était difficile de gagner car cette compétition est vive et d'un haut niveau. C'est peut-être mon authenticité et mon authenticité vis-à-vis de mon art qui m'ont aidé à l'emporter. Et ça m'a toujours aidé car je n'ai jamais laissé quiconque de me dire quoi faire. J'ai toujours fait ce que je considère comme juste.

- Eritasard.am: Quel est le message principal de ton œuvre ?
- Arman Nour : Beaucoup de gens sourient quand ils apprennent le titre de l'œuvre, sans la prendre au sérieux. En réalité, la "mouche" n'est qu'un exemple. Il s'agit d'aimer ce que l'on hait puisque si on est capable d'aimer ce qu'on hait, on peut tout aimer, être heureux et ne plus haïr. A mon avis, la haine impacte celui qui hait tout d'abord, puis ce que l'on hait. Ça sonne mieux en anglais : "If you can love fly, you can love everything and you can fly."1 
Comme tout phénomène, l'évolution a aussi ses bons et ses mauvais côtés. Au cours de l'évolution, n'importe qui peut gagner en importance, en poids et grandir, mais parallèlement il perd la capacité d'être attentif à l'amour et au bonheur. Voilà pourquoi tous les êtres humains qui ont évolué deviennent agressifs. Pour moi, Fly Evolution incarne une mouche lourde et imposante (quand on pénètre à l'intérieur, on se retrouve pris au piège sans pouvoir en sortir, à moins d'être aidé). Cette œuvre rappelle aux gens de s'arrêter un moment et de ne pas perdre le premier regard porté. Après tout, la raison nous le permet.

- Eritasard.am : Envisages-tu de vendre cette œuvre ?
- Arman Nour : Je vais l'exposer à travers le monde durant les deux années à venir. Mon objectif est de populariser le thème. A partir du 13 avril [2018], elle sera exposée au Centre d'Art Cafesjian. Deux mois plus tard, elle sera présentée dans plusieurs pays à travers le monde. Et peut-être mise en vente d'ici deux ans.

- Eritasard.am: Tu as déclaré qu'elle serait à vendre quand l'humanité deviendra meilleure.
- Arman Nour : Deux ans, ça devrait suffire ! (rires)  

- Eritasard.am: Quelle a été ta première grande œuvre ?
- Arman Nour : C'est une question plutôt difficile car toutes mes œuvres, même les plus petites, comptent pour moi puisqu'elles sont liées à mon monde intérieur. Quant à celles qui comptent pour autrui, c'est une autre histoire. Je citerais la série Genius. Qui a suscité beaucoup d'intérêt à l'étranger. Je l'ai encore avec moi. Elle n'est pas et ne sera jamais à vendre.

- Eritasard.am: Quand les œuvres rassemblées autour de la Statue du Lecteur seront-elles publiées ?
- Arman Nour : Les œuvres sélectionnées et éditées seront publiées sous la forme d'une anthologie et vendue en librairie cette année. Cinq autres cabanes à livres seront achevées d'ici la fin de l'année.

- Eritasard.am: Le secret des cabanes à livres et de la statue du Lecteur sera-t-il dévoilé ?
- Arman Nour : Bien sûr ! (sourire)

- Eritasard.am: A quoi faut-il s'attendre d'Arman Nour pour le 2 800ème anniversaire d'Erevan ?      
- Arman Nour : J'ai beaucoup de propositions, mais malheureusement je ne peux les accepter du fait de mon agenda chargé. Par ailleurs, je pense qu'une ville n'a pas à être décorée pour telle ou telle occasion, ou magnifiée du fait d'une commémoration. Une ville doit être prise en charge en toutes circonstances, et puis j'aurai bien d'autres occasions de montrer mon investissement.

- Eritasard.am: Quels sont les "amours" qui te poussent à créer tes œuvres ?
- Arman Nour : L'amour pour toute chose en général. Il n'est qu'un amour. Soit tu aimes, soit tu n'aimes pas. Soit tu en es capable, soit tu n'en est pas capable. Malheureusement, il y des gens qui ignorent ce qu'est l'amour. Je suis capable de tout aimer.  

- Eritasard.am: Quand ta muse est là, coopères-tu ou te plies-tu à ses caprices ?
- Arman Nour : Ma muse est toujours là, elle ne connaît pas les aller-retour (rire). Elle est toujours à mes côtés, avec moi, en moi, si bien qu'on ne peut pas dire que ce soit mon alter ego ou mon double. Elle est moi. Je n'ai pas de conflit avec moi-même, c'est pourquoi je n'ai jamais ressenti l'absence de ma muse. Tout ce que j'ai à faire c'est prendre une feuille de papier et un crayon, et l'œuvre sera créée de suite.

- Eritasard.am: Tes œuvres ont été présentées dans des collections de gens célèbres. Te passent-ils des commandes ou bien se contentent-ils d'apprécier et d'acheter tel ou tel bijou en fonction de ton projet ?
- Arman Nour : Ça dépend. La plupart du temps, je reçois des commandes. Depuis que j'ai ouvert une galerie, les gens peuvent acquérir des œuvres préparées d'avance. C'est plus pratique, et il n'y a pas besoin d'attendre que je crée quelque chose, puisque ces œuvres ne sont jamais reproduites.

- Eritasard.am: La collection de bijoux Saténik sera renouvelée dans les six années à venir. Capter le cœur de Saténik prend beaucoup de temps. Selon quel critère cette collection sera-t-elle renouvelée ?   
- Arman Nour : C'est une affaire de psychologie. Par exemple, je me mets à la place de quelqu'un. Si j'étais Artaxias et que Saténik (je l'aime, mais elle m'a rejeté) soit assise devant moi, que lui offrirais-je pour gagner son cœur ? C'est mon imagination qui travaille. C'est le monde que je crée et là où je me sens heureux. Je n'imagine pas seulement Artaxias et Saténik. Je suis aussi visité par Coco Chanel, Marie Curie et Marilyn Monroe, j'interagis avec elles dans mon monde imaginaire. Je leur parle en esprit, je découvre ce que j'aimerais créer pour elles et ce qui pourrait les rendre heureuses à ce moment-là.

- Eritasard.am: Tu as déclaré à plusieurs reprises qu'il faut être en lien avec la nature pour réussir comme artiste. Vois-tu dans Nour (la grenade) le signe d'un lien entre toi et la nature ?
- Arman Nour : Je ne m'identifie pas à la grenade et je ne l'ai jamais fait. Voilà pourquoi aucune de mes œuvres n'utilise la grenade comme symbole. La grenade est plus qu'une manière de penser pour moi. Si je la considérais comme un fruit et que je sois comparé à une grenade tel un enfant, je serais choqué et je demanderais aux gens de ne pas le faire, mais comme c'est devenu une façon de penser pour moi, j'en ai fait mon nom. Nour c'est moi, ainsi que le patronyme de mes enfants depuis trois ans. En tant que manière de penser, la grenade m'aide beaucoup dans mon parcours. Je pense de façon symétrique et asymétrique, ça compte pour moi.

- Eritasard.am:"Il est né et a grandi, comme tout un chacun sur cette planète. Il n'envisage pas de quitter cette planète, mais il adore la rêver," telle était ta réponse à une question concernant ta biographie. Dieu empêche que tes rêves ne se réalisent (rire). Quel cadeau aimerais-tu faire aux générations à venir ?
- Arman Nour : Je l'ignore encore, car je pense que chaque œuvre peut aider quelqu'un ou contribuer à lancer une carrière. Je n'utilise aucun élément arménien de décoration préparé à l'avance. J'en élabore un nouveau à partir de là. A mes yeux, si j'y recours, je n'ajouterais rien de nouveau à l'histoire des arts décoratifs arméniens. Si j'en crée un nouveau, l'histoire des arts arméniens en sera enrichie, et combien ! Voilà ce que j'ai envie de laisser aux générations à venir. J'apprécierai tout ce legs le temps venu, puisque j'ignore ce que je vais créer dans les années à venir.

- Eritasard.am: Quels sont les rêves de l'artiste Arman Nour ?
- Arman Nour : Je rêve beaucoup. Je suis fait de rêves. J'ai toujours beaucoup rêvé. Et quand ils se réalisent, j'en ai d'autres. Ça peut sembler pathétique et poétique, mais mes rêves ne me concernent pas personnellement. Ils sont universels puisqu'il est impossible, à mon sens, d'être heureux seul. Impossible de souhaiter le bonheur simplement pour soi. Si le monde et les gens sont malheureux, alors tu es malheureux, tu ne seras jamais heureux. J'ai envie que le monde entier soit heureux pour que moi aussi je sois heureux. Je peux être heureux, mais faisons en sorte que tout le monde soit heureux aussi.

- Eritasard.am: Quel conseil donnerais-tu aux jeunes créateurs ?
- Arman Nour : L'esprit et les idées forment un système très étrange et ont leur forme à eux. Si tu usurpes une idée une ou plusieurs fois, que tu le veuilles ou non, ton esprit ne sera jamais vierge car l'homme aspire toujours à ne pas utiliser son cerveau. Si on lui montre une fois la bonne voie, il recherchera toujours cette voie facile et n'en créera pas de personnelle. Je conseille aux jeunes de ne jamais essayer d'usurper. Ils ont des idées, ils ont tout et ils n'ont juste qu'à les faire naître. C'est la clef de la création.

- Eritasard.am : A ton avis, dans quelle mesure les jeunes aujourd'hui apprécient-ils et protègent-ils les arts ?
- Arman Nour : Mes enfants sont aussi dans les arts. Ils étudient au Collège Terlémézian, j'arrive à me faire une idée d'eux, de leurs camarades et des gens qui les entourent. A mon avis, la nouvelle génération a beaucoup plus de choses à dire que la nôtre. C'est très important, il y va du salut de notre avenir. Parfois, quand des amis ou des connaissances à moi se plaignent de la situation, je leur dis d'être un peu patients puisque la nouvelle génération nous sauvera tous. Nous devons protéger tout ce que nous avons pour pouvoir leur transmettre et qu'ils puissent améliorer les choses. J'ai beaucoup d'espoir dans la génération à venir.  

NdT

1. "Si tu arrives à aimer une mouche, alors tu peux tout aimer et prendre ton envol."

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Traduction : © Georges Festa - 11.2019

site d'Arman Nour : www.nur.am


Giovanni Catelli - La mort de Camus

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Traduction : Danielle Dubroca
© Balland, 2019

Un nouvel ouvrage affirme qu'Albert Camus a été assassiné par le KGB
par Alison Flood
The Guardian, 05.12.2019


Soixante ans après la mort d'Albert Camus, Prix Nobel français, dans un accident de voiture à l'âge de 46 ans, un nouvel ouvrage soutient qu'il a été assassiné par des espions du KGB en représailles contre ses positions antisoviétiques. 

L'écrivain italien Giovanni Catelli diffusa pour la première fois sa thèse en 2011 (1), écrivant dans le Corriere della Seraqu'il avait retrouvé des notes dans le journal du célèbre poète et traducteur tchèque Jan Zábrana laissant entendre que la mort de Camus ne fut pas un accident. Catelli développe maintenant ses recherches dans un ouvrage intitulé La mort de Camus (2). 

Camus est mort le 4 janvier 1960, lorsque son éditeur Michel Gallimard perdit le contrôle de sa voiture et qu'elle s'écrasa contre un arbre. L'écrivain fut tué instantanément, Gallimard mourant quelques jours plus tard. Trois ans auparavant, l'auteur de L'Etranger et de La Peste avait remporté le Prix Nobel pour "l'ensemble d'une œuvre qui met en lumière les problèmes se posant de nos jours à la conscience des hommes."

"L'accident fut apparemment causé par l'éclatement ou la rupture d'un essieu; les experts se montrèrent perplexes au sujet de cet accident survenu sur une longue section d'une route rectiligne, large de plus de 9 mètres, et avec un faible trafic à l'époque,"écrivait Herbert Lottman dans sa biographie consacré à l'auteur, parue en 1978 (3). 

Selon Catelli, un passage des carnets de Zábrana explique pourquoi : le poète écrit, à la fin de l'été 1980, qu'un "homme bien informé et ayant des relations" lui avait dit que le KGB était en cause. "Ils ont trafiqué le pneu avec un outil qui l'a finalement transpercé alors que la voiture roulait à grande vitesse."

L'ordre, affirmait-il, avait été donné par Dmitri Chepilov, ministre des Affaires Etrangères de l'Union Soviétique, en représailles contre un article de Camus paru dans le journal Franc-Tireur en mars 1957.

"Il a fallu apparemment trois ans aux services secrets pour exécuter cet ordre," signalent les carnets de Zábrana. "Ils ont fini par réussir au point qu'aujourd'hui encore, tout le monde croit que Camus est mort d'un banal accident de voiture. L'homme a refusé de me livrer sa source, mais il affirmait qu'elle était totalement digne de foi."

Camus avait publiquement pris parti pour le soulèvement hongrois à l'automne 1956 et était très critique vis-à-vis des agissements des Soviétiques. Il avait aussi publiquement pris la défense de l'écrivain russe Boris Pasternak, considéré comme antisoviétique.

Catelli a passé des années à vérifier la validité du récit de Zábrana. Dans son ouvrage, il interviewe Marie, la veuve de Zábrana, enquête sur l'ingérence du KGB en France, et joint un témoignage de seconde main de Jacques Vergès, avocat français controversé. Suite à la publication du livre en Italie (4), Catelli fut contacté par Giuliano Spazzali, un avocat italien. Lequel Spazzali lui rapporta une conversation qu'il avait eue avec Vergès, aujourd'hui disparu, au sujet de la mort de Camus.

"Vergès m'a dit que l'accident avait été mis en scène. Selon moi, Vergès avait plus de preuves que celles qu'il voulait bien partager avec moi. Je me suis abstenu de lui poser des questions," confia Spazzali à Catelli. "La discrétion est la meilleure attitude quand un sujet sensible surgit inopinément. Je n'ai pas cherché plus loin, mais je me souviens encore que Vergès était certain que cet accident organisé avait été planifié par une section du KGB avec l'aval des services secrets français."

D'après Catelli, le franc-parler de Camus gênait les relations franco-soviétiques, et "le caractère entier de Camus [...] se détachait aux yeux du peuple français comme un rappel du cruel impérialisme de l'URSS. Réduire au silence ce témoin embarrassant pouvait être très utile aux gouvernements français et soviétique... Aucune enquête digne de ce nom ne fut entreprise."

Catelli note que sa thèse n'est pas avalisée par la fille de Camus, Catherine, qui a interdit aux éditions Gallimard de citer l'œuvre de son père. L'ouvrage a toutefois été publié en France, en Argentine et en Italie, et a reçu le soutien de Paul Auster, qui juge la thèse de Catelli convaincante.

"Une conclusion terrible, mais après avoir assimilé les preuves que nous assène Catelli, difficile de ne pas être d'accord avec lui. Cet 'accident de voiture' doit maintenant être rangé dans la catégorie de 'l'assassinat politique' - Camus a donc été réduit au silence à l'âge de 46 ans,"écrit Auster dans une préface.

"J'espère que les spécialistes ne suivront pas la thèse ancienne d'un banal accident," déclare Catelli, s'adressant aux éditeurs britanniques au sujet d'une traduction anglaise. "J'estime que nous le devons à la mémoire d'Albert Camus."

Alison Finch, professeur de littérature française à Cambridge, n'est pas convaincue. "Parmi les tenants de la thèse de l'assassinat figurent un écrivain et réalisateur (Paul Auster), un écrivain et traducteur tchèque dont la famille a été persécutée par le régime communiste et qui a de bonnes raisons de haïr le communisme (Jan Zábrana); le très controversé avocat français Jacques Vergès qui, en vérité, a défendu des combattants indépendantistes algériens torturés par les militaires français, mais qui s'est rendu odieux en défendant l'indéfendable. Naturellement, c'est ce que la loi doit faire, mais il est généralement considéré comme un franc-tireur plutôt que comme un commentateur digne de foi."

Finch met aussi en question les hypothèses d'une complicité française. "Cela voudrait dire que l'assassinat fut approuvé au plus haut niveau, et probablement par De Gaulle. Ce qui, à mes yeux, n'est guère plausible. Ecrivain accompli, De Gaulle avait un grand respect pour les intellectuels français, y compris ceux dont il ne partageait pas les opinions," relève-t-elle.

La mort de Camus s'achève avec l'espoir de Catelli que l'ouvrage puisse apporter d'autres preuves, "avant que les lames du temps ne réduisent à néant les traces sablonneuses, fragiles, de ce qui fut."     
       
Notes

2. Giovanni Catelli, La mort de Camus, traduction française Danielle Dubroca, Balland, 2019.
Inédit en anglais.
3. Herbert R. Lottman, Albert Camus, Editions du Seuil, 1978
4. Giovanni Catelli, Camus deve morire, Nutrimenti, 2013

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Traduction : © Georges Festa - 12.2019
Dédiée à mon grand-père Alfred Marty, assassiné à Alger par l'OAS en janvier 1962.


Bruce Clark : Turkey's Killing Fields / Les champs de mort de la Turquie

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© Harvard University Press, 2019

Les champs de mort de la Turquie
par Bruce Clark


        Utiliser le mot "génocide" pour décrire un épisode de massacres à grande échelle n'est pas sans conséquences. Si des atrocités ont lieu maintenant, cela incite d'autres pays à intervenir et à punir les perpétrateurs. Si ces événements innommables appartiennent au passé, l'usage du mot peut affecter la manière de les analyser, par des historiens ou des gens ordinaires. Dès lors que le terme de "génocide" est posé, il peut sembler inconvenant ou moralement impossible d'évoquer en détail le contexte dans lequel les massacres ont eu lieu. Toute spéculation sur des motivations ou éléments déclencheurs précis donne parfois l'impression de présenter des excuses.

        Or l'un des mérites de l'ouvrage The Thirty-Year Genocide, concernant le calvaire subi par les sujets chrétiens de l'empire ottoman juste avant son effondrement et après, est que les auteurs surmontent ce problème. Leur analyse livre un diagnostic subtil des raisons pour lesquelles, à des moments particuliers en l'espace de trois décennies, les dirigeants ottomans et leurs successeurs ont déchaîné un déluge de souffrances.

        L'ouvrage étudie trois épisodes : le massacre d'environ 200 000 Arméniens ottomans qui eut lieu entre 1894 et 1896; puis la déportation et l'élimination à une échelle beaucoup plus vaste des Arméniens qui débutèrent en 1915 et qui sont largement reconnus comme un génocide; et troisièmement, la destruction ou la déportation des chrétiens restants (des Grecs principalement) lors du conflit de 1919-22 et ensuite, que les Turcs nomment Guerre d'indépendance. Le sort des Assyriens chrétiens, dont près de 250 000 ont perdu la vie, est aussi étudié, de façon moins détaillée.

        Les auteurs sont d'éminents historiens israéliens. Benny Morris, chroniqueur des combats qui présidèrent à la naissance d'Israël, a évoqué sans ménagement les incidents dans lesquels des Arabes furent tués ou expulsés. Il affirme aussi (de manière plus discutable) que les choses se seraient mieux passées si le résultat avait été une séparation totale entre Juifs et Arabes. Son co-auteur, Dror Ze'evi, est professeur associé à l'université Ben Gourion du Néguev.

        Chacun des trois épisodes qu'ils ont choisis s'est produit à un moment historique particulier. Le premier s'est déroulé au sein d'un empire ottoman en voie tout à la fois de modernisation et de désagrégation, en rivalité constante avec les Russes. Le second eut lieu alors que les Turcs étaient en guerre avec trois puissances chrétiennes (Grande-Bretagne, France et Russie) et redoutaient une invasion à l'ouest et à l'est. Lors du troisième, les forces expéditionnaires grecques occupèrent le port d'Izmir, avec l'approbation de leurs alliés occidentaux, puis avancèrent dans l'intérieur des terres.

        Un chapitre marquant explique la genèse des massacres de 1894-96. Il décrit les pressions imposées sur l'Anatolie rurale par de nouveaux arrivants fuyant la progression de la Russie à travers le Caucase, et la mutation des Arméniens, passant de minorité religieuse à communauté politique redoutée des Ottomans.

        Cette histoire est racontée avec un grand sens des nuances. L'ouvrage n'est toutefois pas sans paradoxes. Historiens chevronnés, Morris et Ze'evi reconnaissent de nombreuses différences entre les trois périodes historiques qu'ils relatent. (Par exemple, des régimes différents furent impliqués : dans le premier cas, la vieille garde de l'empire; dans le second, une sombre clique d'autocrates; dans le troisième, une république laïque.)

        Mais l'objectif qu'ils se sont imposé est de souligner la continuité. Les marches de mort de 1915-16, font-ils valoir, sont maintenant bien documentées, et leur statut de crime génocidaire, avec plus d'un million de victimes, est bien établi. En revanche, estiment-ils, ce qui est arrivé au début et à la fin de ces trente années mérite d'être mieux connu, pour que les souffrances des chrétiens ottomans durant cette période puissent être considérées comme un continuum.

        Entre 1894 et 1924, écrivent-ils, entre 1,5 et 2,5 millions de chrétiens ottomans ont trouvé la mort : un chiffrage plus précis est impossible. Quels que soient les changements de régime, tous ces massacres ont été déclenchés par les Turcs musulmans qui faisaient venir d'autres musulmans et invoquaient la solidarité islamique. Résultat, la proportion des chrétiens dans la population anatolienne chuta de 20 à 2 %.

        De fait, autant de constats exacts en tous points et qui reflètent un aspect de ces tragédies sans nombre qui firent vaciller la région vers la modernité. Il reste néanmoins difficile de faire du cas d'école choisi par les auteurs une simple proposition vraie ou fausse. Laissent-ils entendre que l'islam est intrinsèquement violent ? Non, ils rejettent ce point de vue. Insinuent-ils qu'un plan sur trente ans fut élaboré, puis appliqué, fût-ce par des régimes différents ? Parfois, ils semblent le suggérer. Mais leur talent d'historien les retient de formuler une conclusion aussi grossière.

        Dans l'un de leurs meilleurs passages, Morris et Ze'evi débattent en détail des interprétations possibles du bain de sang de 1915-16, proposant des comparaisons avec les débats concernant la Shoah décidée par Hitler. Des historiens, notent-ils, contestent le calendrier de la destruction en masse des Juifs. Concernant les Arméniens, disent-ils, il ne fait aucun doute que les marches de mort qui débutèrent en avril 1915 furent coordonnées au niveau central. Mais les arguments divergent sur l'antériorité de leur mise en œuvre et l'intentionnalité présidant à la mort systématique de la plupart des victimes.

        Passant au crible les preuves, Morris et Ze'evi concluent que le premier cercle du pouvoir ottoman commença à planifier les déportations en masse à des fins d'extermination peu après une victoire russe en janvier 1915. Or la politique ottomane fut aussi modulée et durcie par la bataille de Van, dans laquelle Russes et Arméniens combattirent avec succès, qui débuta en avril 1915. Autant de conclusions qui s'appuient sur une analyse approfondie.

        Ils se montrent toutefois moins assurés quant au sort des sujets grecs orthodoxes de l'empire ottoman entre 1919 et 1922. Ils rapportent de nombreuses atrocités, mais qui n'ajoutent rien à une histoire bien connue.

        Morris et Ze'evi contestent vigoureusement la thèse turque selon laquelle le séparatisme des Grecs, après la Première Guerre mondiale, dans la région de la Mer Noire, mettait en péril l'Etat turc émergent, nécessitant les déportations. Selon les auteurs, l'agitation en faveur d'un Etat sur la Mer Noire ne fut jamais conséquente et les Grecs de cette région n'opposèrent guère de résistance au régime turc. Aucun de ces arguments n'est tout-à-fait exact. Des guérillas grecques orthodoxes tinrent avec ténacité l'intérieur des terres.

        Qui plus est, tout en contestant la justification turque des déportations en Mer Noire, Morris et Ze'evi laissent entendre que s'il y avait eu une menace militaire dans cette région, les marches et les déportations auraient pu être légitimes au plan moral. Ce qui amène à s'interroger plus largement sur l'ouvrage.

        Le lecteur en est réduit à se demander ce que les auteurs pensent en fin de compte du traitement des populations civiles en situation de guerre totale. Rien dans les conventions des Nations Unies n'implique que des opérations militaires puissent justifier l'élimination, que ce soit par l'épuration ethnique, le meurtre ou les deux, de populations dont la présence gêne. Or, en prenant en compte des arguments pour et contre certains actes d'expulsion, Morris et Ze'evi semblent parfois adopter un point de vue moins puriste.

        Il ne fait aucun doute que, lors de l'effondrement de l'empire ottoman, des millions de chrétiens ont trouvé la mort ou ont souffert, en raison de violations grossières des principes humanitaires. Mais ils ne furent pas les seules victimes. Songeons aux guerres qui ont chassé la plupart des musulmans des Balkans dès le début du 19ème siècle, avec comme point d'orgue les actes génocidaires dont furent victimes nombre de Bosniaques musulmans en 1995. Des centaines de milliers de disciples de l'islam furent massacrés et des millions furent déplacés, trouvant souvent refuge en Turquie. Si l'époque qui donna naissance aux Etats homogènes post-ottomans mérite une synthèse, regardons alors des deux côtés du miroir.            

[Bruce Clarkécrit sur la religion et la société pour The Economist. Il est l'auteur de Twice a Stranger: The Mass Expulsions That Forged Modern Greece and Turkey (Harvard University Press, 2006).]

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Traduction : © Georges Festa - 12.2019
Article paru à l'origine dans le New York Times, le 23.04.2019.


Joe Murkijanian : Insight Hell on Earth

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© https://filmfreeway.com/849754

Génocide arménien - 100 ans après
Projet de long métrage
MENAFN - Newswire (Montebello, Calif.) - 11.11.2019


La Chambre des Représentants des Etats-Unis a récemment voté une résolution reconnaissant le génocide arménien. Ce qui suit est un bilan historique des cent années passées qui ont conduit à ce tournant. Un film intitulé Insight Hell on Earth [L'Enfer sur terre - Un aperçu], actuellement en projet, fera connaître au grand public l'odyssée des Arméniens, du génocide à la Seconde Guerre mondiale, puis à leur réussite éclatante en Amérique.

1,5 million d'hommes, de femmes et d'enfants arméniens ont été massacrés par les Turcs en 1915. A l'époque, l'empire ottoman commençait à perdre des territoires à sa périphérie. Dans une tentative désespérée pour sauver l'empire de l'effondrement, les dirigeants turcs décidèrent de prendre des mesures radicales et lancèrent une campagne de purification ethnique. Des centaines de milliers de chrétiens, principalement des Arméniens, des Grecs et d'autres nationalités chrétiennes furent regroupés et conduits à marches forcées hors de leurs foyers vers des zones désertiques. La plupart moururent de faim, les autres furent abattus, pendus ou massacrés par les soldats de l'armée ottomane.

Les familles survivantes furent contraintes à l'exode. Leurs maisons furent détruites, leurs membres séparés et obligés de partir dans plusieurs pays. Certains gagnèrent la Perse (Iran), le Liban, la Syrie, la Géorgie, la Grèce et la Russie. Comme la Russie proposait les meilleures opportunités au plan économique, des milliers d'Arméniens atterrirent dans la région de Krasnodar.

27 ans plus tard, les mêmes gens sont confrontés à la Seconde Guerre mondiale. La machine de guerre de Hitler bat son plein. Les mêmes gens qui avaient fui le génocide sont à nouveau regroupés par l'armée nazie pour servir d'esclaves dans des camps de travail. Des milliers d'Arméniens sont ainsi contraints à des travaux harassants dans des conditions terribles.

75 ans plus tard, les mêmes familles de survivants arméniens vivent maintenant le rêve américain !

Histoire d'une immigration réussie en Amérique

Bâtir une communauté et créer églises, écoles, monuments, hôtels et entreprises prospères n'est pas une mince affaire. Mais donner naissance à des acteurs, des médecins, des avocats, de grands journalistes et d'éminents politiques est une tâche autrement plus ardue. Telle est l'histoire d'une communauté de réfugiés qui l'ont fait, tout simplement !

A la fin de la Seconde Guerre mondiale, 3 000 Arméniens, esclaves dans des camps de travail, furent conduits par les Alliés vers un camp pour populations déplacées situé à Stuttgart, en Allemagne.

Pour plus de renseignements, consulter https://www.insighthellonearth.com

[Concernant l'auteur : Joe Murkijanian compte plus de 35 ans d'expérience dans la production au cinéma et à la télévision. Il est scénariste, acteur, producteur et directeur de la photographie. C.V. consultable sur https://www.imdb.com/. Il s'enorgueillit de descendre d'Arméniens déplacés.]    

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Traduction : © Georges Festa - 12.2019




Giacometti / Sade : Cruels objets du désir

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 © Fage (Lyon), 2019

Institut Giacometti (Paris), 21 nov. 2019 - 16 fév. 2020


                                  Ah ! loin de te combattre
Quand sous un fer mortel un lâche allait t'abattre
Et qu'avec tant d'ardeur j'écartais de ton sein
Le détestable coup qu'allait porter ma main,
Je ne ravissais donc la victime à sa rage
Que pour un jour moi-même exécuter l'outrage !
Sade, Tancrède, scène lyrique en vers


Scène 1. Kabbale érotique. Quand la cible. Quand le creux. S'attirent, se refusent. Magnétisme des contraires. Ou chimie des évidences. Les corps se muent en signes. Tu seras mon gouffre. Je fermerai la boucle. Les silhouettes se résument. Se tordent. Pour ne plus faire qu'une. Hiéroglyphes secrets. De toujours. Masses métalliques. Courbures. Gibier, chasseur. Et si la grammaire. Les lettres. Epuiser le langage. En finir avec les codes. Guerre minimaliste.
Homme et femme. 1928-1929. Bronze, 40 x 40 x 16,5 cm. Musée national d'art moderne. Centre Georges Pompidou, Paris

Scène 2. Les gladiateurs. Devenus insectes. Quand l'arène se fait géométrie. Des angles. Ovales et pointes. Planètes en déréliction. Nos atlas tournoyant. Feuilles, côtes. Marches qui se dérobent. Quand la perspective n'est plus. Alors épuiser, évider. Vitrail en 3D. Tu étais donc. Quand je me nourrissais de toi. Le ballet de toujours. Enfermés dans la finitude. Lancer de symboles. Comme on appelle à l'aide. Grossissements. Les détails. Les immensités. Fixes.
Cage. 1930-1931. Bois, 49,8 x 27 x 27 cm. Moderna Museet, Stockholm

Scène 3. L'éventrement. Femme pantin. Les corps désagrégés. Ou fragments de souvenirs. Quand l'extase. Les aubes. Colonne du dos. Ailé. Les chairs étales. Cou cisaillé. Superpositions, tiraillements. Quand cette danse. Mille fois recommencée. En attendant la disparition. L'assomption matérielle. S'affranchir de la terre. Proclamer. Au-delà des mots. Tu te feras souffle. Ou insecte. Les bras s'agitent. Disparition du visage. Ce qui restera. De nous.
Femme égorgée, 1933. Bronze, 22 x 75 x 58 cm. Kunstmuseum Basel, en dépôt de la Alberto Giacometti-Stiftung, Zürich

Scène 4. Frictions lentes. De l'équilibre mat. Pendule sphérique. Epousant en secret le croissant. Généalogie du ciel. Ou de la vie. Suspendus au cadre métallique. Union de blanc et de noir. L'illumination progressive. Qui se livre au spectateur. Sourire face à l'écrasement. S'approcher. Le cadre s'emballe. Ne plus faire qu'un. Nos corps. En résumé. Les forces primordiales. Car il s'agit encore et toujours. D'arrimer. D'attendre. Cosmogonie sexuelle.
Boule suspendue, 1930-1931. Plâtre, métal et ficelle, 60,6 x 35,6 x 36 cm. Fondation Giacometti, Paris

Scène 5. Yatagan au crâne. Les distances s'abolissent. Il n'est plus temps. De cet axiome faire naître. La formule, le chiffre. Fichés sur le pal. Longueur et fixité. Quand la matière nous définit. Nous annule. Tel un serpent et son venin. Effet de miroir. Ou dernière extrémité. Avant l'inéluctable. Tu m'attendais. Je ne savais pas encore. Dans cet élancement d'ivoire. Se donner. Comme on joue à la roulette. Signer. Mon Antigone. Et je serai mon Créon.
Pointe à l'œil, 1931-1932. Plâtre, 13,5 x 59,5 x 31 cm. Reconstitution partielle réalisée en collaboration avec la Alberto Giacometti-Stiftung, Zürich

Scène 6. La vague à l'odalisque. Noire. Transpercée. Fécondée. Phénomènes ondulatoires. Quand le corps se fait couche. Pieux. Ancrages nocturnes. Qui se dérobent à la raison. Les témoins que tu convoques. Dislocation. En apesanteur. Se faire langue. Reptile. Erotique du martyre. Déployer tes armes. Comme on brûle ses vaisseaux. Dans cette gamme physique. Entendre les vertiges. Scander les rappels. Familiers. Métissés. Tu n'es plus là. Partout.
Femme couchée qui rêve, 1929. Bronze, 23,7 x 42,6 x 13,6 cm. Fondation Giacometti, Paris

Scène 7. Corne d'abondance. Ou objet rituel. Ce qui fait passage. Les volumes savants. Premiers. Stylisation de l'évidence. Joaillerie organique. Hérissée de pointes. Tel un météorite secret. Qui se glisse. De tout son poids. Rouleau hermaphrodite. Les alanguissements. Puisque je suis toujours là. Dans cette guerre perpétuelle. L'obus prêt à exploser. Ou le totem expiatoire. D'après le sacrifice. Chasses de Dionysos. Quand les bacchantes. Théâtre de nuit.
Objet désagréable, 1931. Bronze, 15 x 48 x 11,8 cm. Fondation Giacometti, Paris

Scène 8. La mappemonde. En déséquilibre. Dévoilant sa logique fondatrice. Creux, bosses. Matière en érection. Sur cette surface plane. Quand il n'est plus de limites. Au plus profond. Organiser la perspective. Neuve. Décentrée. Nos voies lactées. Les traces dernières. Comme un autoportrait. Les forces opposées. Etre défait. Quand les basculements. Ce que tu as construit. Repoussé. De cette singularité je ferai. La stèle anonyme. Accomplie. Je suis.
Objet désagréable à jeter, 1931. Bronze, 22,8 x 34,3 x 25,9 cm. Fondation Giacometti, Paris

© georges festa - 01.2020
musique : Boy Harsher, LA, 2019



Meliné Karakashian - La genèse de Komitas : victime du Grand Crime / The Making of Komitas: Victim of the Great Crime

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 © Zangak, 2014

La genèse de Komitas : victime du Grand Crime
par Meliné Karakashian


Mon intérêt pour Komitas s'est développé dès mon mariage. Combien de fois ai-je vu ma belle-mère Gayané montrer fièrement les photos de Komitas, dédicacés à sa "sœur, Marig." Marig était la belle-mère de Gayané. Il va sans dire que, nouvellement mariée, son enthousiasme et son histoire me mettaient mal à l'aise. Mais ma curiosité pour l'histoire de Komitas a perduré.

En 1994, j'ai découpé un extrait d'un court article de The Armenian Reporter où la psychiatre Louise Fauve-Hovhannisian affirmait que Komitas n'était pas "fou," comme on le pensait généralement. Psychologue de métier, la maladie mentale me passionnait. En 2001, lors du congrès d'automne de la New Jersey Psychological Association, j'étais assise au premier rang et j'ai écouté attentivement le psychiatre Richard Kogan jouer au piano et évoquer la "maladie mentale" de Schubert, créateur de génie. Et je me suis dit : "Et notre Komitas ?"     

Puis, j'ai demandé à mes parents qui épluchaient la littérature qu'ils avaient ramenée du Liban, de mettre de côté les articles sur Komitas. Ils rassemblaient en effet ce qu'ils trouvaient dans les journaux en arménien occidental.

Boursière Fulbright en Arménie et les années suivantes, j'ai consacré mon temps libre à fréquenter des institutions où archives et articles sur Komitas étaient conservés. Dont les Archives Nationales, le Musée Yéghiché Tcharents de Littérature et d'Art, la Bibliothèque Nationale et le Maténadaran (dépositaire de manuscrits anciens). Depuis, le Musée-Institut Komitas a été créé aux côtés du Panthéon Komitas, où un chercheur peut trouver des exemplaires de tous les documents conservés dans les institutions que je viens de citer. Le directeur des Archives Nationales se montra très cordial et généreux. Il me remit la liste des articles sur Komitas. Dans la bibliothèque, je n'avais qu'à fournir un titre, puis me rendre à une banque toute proche pour payer les photocopies et revenir dans la salle de lecture avec le reçu. Durant les 15 années de désintégration du système soviétique où j'ai mené mes recherches, les traditions soviétiques prédominaient aux Archives Nationales. Mais j'appréciais la tenue méticuleuse des dossiers, domaine où les Soviétiques étaient réputés. Quel plaisir, par exemple, d'avoir en main l'étude de Komitas intitulée "Chnorhali, sa vie et son temps" !

Au Musée Yéghiché Tcharents, j'ai découvert des informations dans le fonds Archag Tchobanian, ami de Komitas et éditeur de la revue littéraire parisienne Anahit. J'appris que Komitas avait deux cousins, prêtres eux aussi, avec lesquels nous avions des liens.

Au Maténadaran, j'eus la chance de découvrir l'ouvrage de Téotig, Amenoun Darekirk [Almanach pour tous], alors que je cherchais une étude datée de 1916 que Komitas avait rédigée à son retour d'exil, intitulée Azkin Vidjag [L'état de la nation], parue en 1919.

Mes recherches achevées, mon ouvrage Komitas: A Psychological Study fut publié en 2011 par les Presses du Catholicossat d'Antélias, avec le soutien de la Fondation Carol Ann. En 2014, il fut parrainé par le ministère de la Culture de la république d'Arménie et son titre devint Komitas: Victim of the Great Crime.  

L'étape suivante consista pour moi à faire connaître l'histoire de Komitas, notamment le fait qu'il n'était pas "fou" et que le génocide fut pour beaucoup dans ses symptômes de stress post-traumatique (SSPT). Son état fut traité dans des hôpitaux psychiatriques où Komitas mourut d'une infection au pied. Alors que la pénicilline existait à l'époque, elle ne fut pas utilisée pour soigner sa blessure. Comme beaucoup de patients atteints de syphilis avaient les mêmes symptômes, on crut la syphilis responsable. Je note ici que, selon une étude de Garo Ouchaklian, le Patriarcat autorisa l'envoi d'une prostituée à Komitas, croyant que le sexe guérirait sa maladie. Mais Komitas ne s'intéressa pas à cette femme.

A l'asile d'aliénés de Villejuif, près de Paris, Komitas souffrant fut interrogé sur sa maladie. Il s'agissait, selon lui, d'un "problème familial."

C'est alors que j'ai réalisé que m'incombait la gageure de m'opposer à la croyance convenue selon laquelle le génocide rendait fou, faute de quoi Komitas ne serait pas devenu "fou." J'ai réalisé que la thèse de la "folie" de Komitas obéissait à une finalité sociale en Arménie soviétique et dans la diaspora. Lors de ma première séance de dédicaces à Erevan, un écrivain a déclaré : "Komitas n'a pas eu de chance, ni dans sa vie, ni dans sa mort." Il se référait au cercueil de Komitas retenu dans un port géorgien durant une semaine jusqu'à ce que ses restes soient autorisés à entrer en Arménie soviétique.

Le génocide continue de nous perturber, quel que soit l'état de Komitas. Mais cet écrivain avait raison. Komitas n'a pas eu de chance, y compris après sa mort. Tout le monde fait de lui un symbole du génocide; si Komitas n'était pas devenu fou, le génocide ne rendrait pas fou !

Il s'agit là d'une mentalité archaïque. Dans mon ouvrage, j'explique les symptômes du SSPT, bien connu de nos jours comme la réaction humaine à un comportement inhumain, à savoir la menace de mort. Le SSPT s'observe suite à des catastrophes d'origine humaine ou naturelle. Il s'agit d'une réaction normale d'angoisse à des événements anormaux. Komitas étant connu pour son dynamisme et son énergie, les gens ne pouvaient pas accepter le changement radical qui s'était opéré en lui. L'angoisse n'était pas alors connue comme elle l'est maintenant. Les gens pensaient qu'il était devenu "fou !"

Komitas était prêtre et son travail consistait en grande partie à rassurer les gens en détresse. Durant l'exode et les massacres, et après, il ne pouvait que prier. Il n'avait pas le pouvoir de "sauver" les gens des atrocités. Alors qu'il priait et lisait Grégoire de Narek des jours durant, les habitants de Constantinople le considéraient comme "fou." Il n'avait pas de famille pour le soutenir. Prêtre célibataire, il se retrouva au chômage durant la guerre. Son propriétaire lui notifia au moins à deux reprises de payer son loyer ou d'être expulsé, alors que son colocataire avait rejoint les combattants de la liberté à Van en 1914. La menace d'être sans abri et de se retrouver sans revenus qui suivit une période de quasi adoration fut difficile pour Komitas, même s'il avait promis à sa tante "nourricière" Zmroukhde que jamais les vicissitudes de la vie ne l'ébranleraient et qu'il irait toujours de l'avant.

Komitas parvint à composer les Danses de Mouch, considéré comme un de ses chefs-d'œuvre, durant l'été 1916 à la résidence d'été des Harents. Il se considère alors comme quelqu'un de méritant, écrit-il. Il s'engagea à remettre un exemplaire prêt à imprimer à ce même éditeur, mais n'arriva pas à travailler, une fois rentré chez lui.

Son ami d'exil, le docteur Torkomian, décida d'hospitaliser Komitas, redoutant à tort (selon moi) un suicide au vu de ses symptômes d'angoisse. A l'automne 1916, Komitas fut admis à l'Hôpital militaire turc de la Paix où, craignant les policiers turcs, il fit valoir ses droits. Il fut alors envoyé à l'hôpital de Ville-Evrard à Paris (continuant à faire valoir ses droits jusqu'en 1922), puis de là à l'asile de Villejuif où il mourut dans d'atroces souffrances en 1935. Son corps fut conservé dans un cercueil dans le sous-sol de l'église - qu'il avait souhaité servir en 1914 - jusqu'à son voyage en Arménie soviétique, son exposition et son transfert au Panthéon qui porte maintenant son nom.

Komitas est né Soghomon Soghomonian, le 8 octobre 1869, d'après le calendrier grégorien. Cette semaine marque le 150ème anniversaire de la naissance de ce génie de la musique.

[Meliné Karakashian est née à Beyrouth, au Liban. Après ses études secondaires, elle a immigré aux Etats-Unis, s'est installée dans le New Jersey et a poursuivi ses études, se spécialisant en psychologie, dont un doctorat en psychologie infantile. Elle s'est portée volontaire pour aider les victimes du tremblement de terre de 1988 en Arménie, lors de la guerre du Karabagh et des événements du 11 Septembre. Son travail a été reconnu par les présidents de l'Arménie, l'American Psychological Association et la New Jersey Mental Health Association, entre autres. Elle a été à deux reprises boursière Fulbright à l'université d'Etat d'Erevan. Elle est l'auteure de nombreux articles, chapitres d'ouvrages et de deux livres. Komitas: A Psychological Study est le plus récent.]            
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Traduction : © Georges Festa - 12.2019


Anselm Kiefer, Camp du Drap d'Or / Field of the Cloth of Gold, Gagosian Gallery, February 7 - June 19, 2021

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Anselm Kiefer

Aus Herzen und Hirnen sprießen die Halme der Nacht (From Hearts and Brains the Stalks of Night Are Sprouting), 2019-20

Emulsion, oil, acrylic, shellac, straw, gold leaf, wood, and metal on canvas, 185 1/8 x 330 3/4 inches (470 x 840 cm)

© Anselm Kiefer - Photo : Georges Poncet

 Galerie Gagosian, Le Bourget, 7 février - 19 juin 2021

https://gagosian.com/exhibitions/2021/anselm-kiefer-field-of-the-cloth-of-gold/

 

Sur ce chemin laiteux. Boue vive. Où les horizons flous. Nourrissent foules, haies, cendres. Se perdre dans le dédale. Des mots. Des signes. La phrase au fronton. Qui s'étire à la façon d'un psaume. Inavoué. Ce ballet. Aux épis de mort. Quand la perspective s'enlise. Les silhouettes convulsives. Totentanz de toujours. Vertiges de Vincent ou d'Antonin. Coupole aux grimoires. Qui attend quoi. La terre désarticulée. Derniers soubresauts. Accouchements du néant. D'avant. Ou d'après. Les inscriptions en miniature. Dévorations. Lueurs bleues. Etoile ocre. Où te mènent ces buissons insectes. Alors décoder . Les mille et un signes anonymes. Les griffures. Haie d'honneur. Tu quitteras la rive. Les contaminations. Puisque rien n'est épargné. Dépasser. Tiges de déréliction. Visages becs. Aux oriflammes muets. Délaissant leur proie. Crânes, zodiaques. Noyé dans cette fourrure. Immobile. Rêche. Ce qui surgit maintenant. En plein visage. Nefs. Nuées menaçantes. Accouplements d'anges. Moisson aux catacombes. Partir de ce constat. D'après l'incendie. Le rideau se lève. Massacres d'Uccello. Quand la glaise se repaît. De fer et de corps. De bras et d'excréments. Les mappemondes noires. D'un continent l'autre. Ce qui se love. S'oublie. Cicatrices en 3D. Les obscénités vraies. Quand tout a été trahi. Proclamé. Les saisons d'utopie. Chapitres à venir. Tu es fait. De cette nuit or. De ces aubes mates. A chaque pas. Ceux qui t'ont précédé. Qui ouvrent la voie. Crépitement final. Braises prêtes à rompre. Fécondations nocturnes. Aube promise. Les faux d'outremonts. Partances. Tes Iliades. Strier la vision. Comme on scinde la fatalité. Les franchissements. Où il s'agit d'épuiser. Chemin d'apocalypse. Traité du vain combat. Palingénésie funèbre. Décoder encore. Tu es cette lame. Cette nacre. Ce jaune. Cette béance. Cette multitude. Qui te fait tien. Autre. De toute éternité.

© georges festa - 04.2021

musique : Luxtorpeda, Autystyczny, 2011 

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